CINÉMATOGRAPHE
& ÉCRITURE
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GLOSSAIRE
ABSTRACTION Si l'on entend par abstraction la capacité à transcender la contrainte naturaliste ("naturalisme", voir ce mot infra). Ce qui se ramène à une question d'économie filmique. Le monde écranique a ses propres lois, qui entrent en conflit avec celles du monde réel. Il s'agit notamment de planéité sans pesanteur, de fragmentation, de discontinuité, de libre connectivité, dépassant la contrainte cognitive.
"l'abstraction permet au metteur en scène de franchir l'obstacle que le naturalisme lui oppose. Tout ce qui n'est pas nécessaire bloque le chemin" (C.T. Dreyer, à propos du Maître du logis).
"L'abstraction est quelque chose exigeant de l'artiste qu'il sache s'abstraire lui-même de la réalité, pour renforcer le contenu spirituel de son œuvre, que celle-ci soit d'ordre psychologique ou purement esthétique. En bref, l'art doit décrire la vie intérieure, non pas l'extérieure. C'est pourquoi il nous faut abandonner le naturalisme et trouver les moyens d'introduire l'abstraction dans nos images. La faculté d'abstraction est essentielle à toute création artistique. […] Ses images ne doivent pas être seulement visuelles mais spirituelles." (Carl Th. Dreyer, Réflexions sur mon métier, Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma., 1997, pp.104-105)
"Comme on le sait, la photo suppose une perspective atmosphérique : le contraste entre lumière et ombre disparaît en arrière-plan. Ce pourrait être une bonne idée, pour obtenir une abstraction intéressante, que d'éliminer délibérément cette perspective atmosphérique - autrement dit d'abandonner les effets de profondeur et de distance. Au lieu de cela, on devrait tenter une construction d'image entièrement neuve, disposer les surfaces colorées sur une seule grande surface bariolée, de telle sorte que soient supprimées les notions de premier plan, plan intermédiaire et arrière-plan. Autrement dit, on devrait abandonner la représentation perspective et ne conserver que la surface plane à deux dimensions. (Ibid. p. 108)
ACTEUR Le culte de l'acteur est le poison mortel de l'art du cinéma (cf. Galerie des Bobines). Le personnage de fiction est dans l'univers de la fiction et non l'inverse : or la star tire à elle toute la substance. On va voir un film pour tel ou tel acteur, fétiche intransformable, identique à soi à travers tous les rôles. Qui plus est, il s'agit d'un univers langagier, dans le meilleur des cas, d'une écriture, soumise aux conditions du cinéma. Bresson et Tarkovski tachèrent de tenir leurs acteurs dans une certaine ignorance du tournage. Le film d'acteur repose sur l'identification du spectateur, qui est contraire à l'éclatement des catégories à travers la mécanique filmique. Le magnifique acteur Marlon Brando a traversé le cinéma tel un royal escargot, portant sur le dos son propre royaume. La notion est tellement lestée d'idéologie que Bresson a préféré remplacer le mot acteur par celui de "modèle", laissant à leur cabotinage les cabotins. (Cf. "Acteur", "Modèle bressonnien" et "Le modèle à l'épreuve de Tarkovski" in D.W., Souffle et matière. La pellicule ensorcelée, L'Harmattan (2010), pp. 106-128).
"Je voulais que les interprètes bornent leur rôle à celui d'automate et n'apportent au film que leur physique. Je leur refusais le droit à l'émotion. Ce qu'ils appelaient "sentir" un rôle n'était pour moi qu'un prétexte à grimaces de cabotin". (Jean Renoir, op. cit. p. 52)
"Modèles. Ce qu'ils perdent en relief apparent pendant le tournage, ils le gagnent en profondeur et en vérité sur l'écran. Ce sont les parties les plus plates et les plus ternes qui ont finalement le plus de vie" (Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Gallimard, nrf, 1975, p. 76)
"Ta caméra traverse les visages, pour peu qu'une mimique (voulue ou non voulue) ne s'interpose. Films de cinématographe faits de mouvements internes qui se voient" (Ibid. p. 84)
"N'emploie pas dans deux films les mêmes modèles. 1° On ne croirait pas à eux. 2° Ils se regarderaient dans le premier film comme on se regarde dans la glace, voudraient qu'on les voie comme ils souhaitent être vus, s'imposeraient une discipline, se désenchanteraient en se corrigeant" (Ibid. pp. 91-92)
"L'acteur qui étudie son rôle suppose un "soi" connu d'avance (qui n'existe pas)" (Ibid. p. 95)
"Star-system. C'est faire fi de l'immense puissance d'attraction du nouveau et de l'imprévu. D'un film à l'autre, d'un sujet à l'autre, en face des mêmes visages impossibles à croire" (Ibid. p. 111)
"Je ne connais pas une seule scène, pas une seule, jouée par un acteur, qui ne révèle une certaine faute, toujours la même, qui consiste à "évaluer" d'abord, à penser ensuite, et à dire en dernier ressort" (Andreï Tarkovski, Journal, Cahiers du cinéma, 1993, p. 80)"La raison de ma méfiance des vedettes est qu'elles sont comme les canards, leur plumage est imperméable. On les arrose de grands seaux d'eau et elles sortent de l'épreuve parfaitement sèches" (Jean Renoir, Ma vie et mes films, Flammarion "Champs Contre-Champs", 1974, p. 218)
"J'aime les figures nouvelles et préfère travailler avec des inconnus plutôt qu'avec les comédiens très répandus, qui me font l'effet d'une paire de chaussettes usagées." (J. von Sternberg, Souvenirs d'un montreur d'ombre, Robert Laffont, 1966, p. 192)
Mais la plus belle démystification est encore le chap. V du même livre, qui se conclut ainsi (p. 124) : "L'acteur de cinéma n'a pas un rôle d'artiste et ne peut même pas se comparer à l'interprète de théâtre, tout subordonné qu'il puisse être à autrui ; il n'est guère plus qu'un des matériaux complexes de notre métier".
ADAPTATION Rien de plus écœurant que la littérature filmée, ce fétichisme du signifié sous la caution du panthéon de la grande littérature (Madame Bovary de Renoir ou de Chabrol, Germinal de Claude Berri, Le Temps retrouvé de Raoul Ruiz, Ne touchez pas la hache de Rivette, voire La Captive de Chantal Akerman). Pour réussir au cinéma, l'adaptation littéraire exige une conversion alchimique, dont la possibilité est en raison inverse de la valeur littéraire. C'est pourquoi mieux vaut s'inspirer d'une littérature traitable (voyez Crash de Cronenberg d'après Ballard ou bien L'Homme de Londres de Béla Tarr d'après Simenon) que de risquer le ridicule d'une contrefaçon de Flaubert, Zola ou Proust. Exception qui confirme la règle : L'Idiot de Kurosawa d'après Dostoievski (Cf. D.W., Septième art : du sens pour l'esprit, L'Harmattan, pp. 26-36.))
"Les images et les sons ne se transcrivent pas sur le papier." (Josef von Sternberg, op. cit. p. 130)
"l'idée d'adapter un pareil chef-d'œuvre à l'écran ne pourrait germer que chez quelqu'un qui mépriserait tout autant la littérature que le cinéma." (Andreï Tarkovski, Le Temps scellé, Editions de l'Etoile/Cahiers du Cinéma, 1989, p. 19)ARCHI-ÉCRITURE Concept derridien : forme d'organisation des caractères précédant en droit celle de la parole et de l'écriture qui l'abrite et reposant sur l'articulation de la substance d'expression sans se régler sur la présence d'un sujet, de son contexte d'énonciation et du monde auquel il se réfère (voir "Logocentrisme"). Il faut considérer le monde comme étant déjà de l'écriture. L'archi-écriture commande le discours mais reste invisible parce qu'elle relève d'une logique autre. De sorte que l'écriture est une parole idiomatisée par l'archi-écriture qui l'habite. (voir Écriture) L'écriture filmique comporte une archi-écriture a priori illisible mais saisissable dès lors qu'on a pu se familiariser avec sa logique. Ce que l'on voit et entend à l'écran est travaillé sourdement par l'archi-écriture qui déconstruit le logocentrisme. La logique particulière de celle-ci tient notamment à ce qu'elle ne fait pas de différence entre l'ergon et le parergon (entre l'écran cadré et centré et le support).
ART DU CINÉMA Je tiens pour incommensurables les deux formes, cinéma dominant (voir infra cinéma dominant) et art du cinéma. Participent du cinéma dominant aussi bien le cinéma commercial que le cinéma d'auteur dans ses grandes lignes. Le cinéma commercial est un produit de consommation, soumis aux lois du marché. Consommation implique précarité du produit, conçu pour rapporter un maximum de bénéfices à court terme. Son critère est le divertissement, ou arrachement très provisoire de la conscience au sentiment de la condition tragique de l'Homme et du caractère illimité des ressources spirituelles qui lui permettent de perdurer et l'engagent d'autant à s'y employer. La valeur distractive elle-même est tributaire des modes, qui sont des moteurs commerciaux. Et mode signifie nouvelles valeurs, s'édifiant sur la dépouille des anciennes. Consommation implique destruction. Comme dans une passe sexuelle, les films commerciaux sont donc voués à voir le public enthousiaste leur tourner le dos après satisfaction. Ce qui évite d'assister au précoce vieillissement et camoufle la mise à mort de ce que l'on avait porté aux nues quelques mois auparavant. Le cinéma d'auteur n'est pas forcément l'alternative car il y a auteur et auteur. Celui qui voudrait rompre avec le principe du spectacle de masse, et celui que ce divorce ne préoccupe guère mais qui cherche à s'accomplir selon ses voies propres, supposant en soi la rupture. La première catégorie est majoritaire dans une proportion considérable. Cependant elle est aussi précaire, sinon plus, que le cinéma de consommation, parce que volontariste. L'idée y précède l'art. Le cinéma en est réduit à illustrer des intentions. Le public le taxe, à bon droit, d'intello. Il entretient l'illusion que des formes empruntées peuvent être affectées par les pensers neufs qui s'y logent. De fait il se démode encore plus vite, son langage n'étant soutenu par aucune nécessité spirituelle. L'extrême rareté de la deuxième catégorie, qui représente le seul véritable art du cinéma, engendre un malentendu : devant l'incertitude régnant quant à sa réalité d'existence, on le cherche là où il ne peut être, jusqu'à décréter sa mort au besoin. Or il vit à une autre échelle du temps que celle de la consommation. Le cinéma est un art jeune, presque né sous nos yeux, n'ayant guère dépassé que le stade du balbutiement. "On n'a rien fait" rétorquait Bresson à un connaisseur qui pensait acquise la maturité du 7e art. "Les possibilités au cinéma sont infinies. Je suis fermement convaincu que nous les avons à peine abordées" pouvait écrire quant à lui un Eisenstein, qui avait pourtant, sous la pression, sensiblement dû borner cet horizon au service de l'idéologie. Ou encore Sternberg, op. cit. p. 323 : "Il [le cinéma] n'a pas encore trouvé son langage propre".
L'art en général se reconnaît à sa capacité à provoquer un ébranlement décisif de l'esprit. Ce n'est évidemment pas comparable à l'événement public du dernier chef-d'œuvre chamarré de distinctions médiatiques. L'art répond à un besoin vital : surmonter l'impuissance du langage instrumental - déductif et représentationnel - au dévoilement critique, à la transvaluation des valeurs et à la pensée du renouveau de l'homme. On peut être assuré que le langage articulé est un obstacle sur cette voie du monde de l'esprit et que la problématique de l'art, ce n'est pas "comment communiquer avec un sujet", mais "comment faire vaciller les certitudes de l'esprit qui englobe le sujet". Si le langage de l'art travaille intensément la vérité et l'éthique c'est qu'il éveille les ressources inhibées par les falsifications idéologiques régnantes, dont l'intelligence la plus lucide reste dupe. A partir de là, on peut retenir pour l'art du cinéma les critères suivants : tragique surmonté, éthique, filmicité et symbolique entraînant système ludique et tabularité.
Tragique, non pas au sens codifié de la tragédie grecque mais au sens ontologique, parce que le monde dévoilé est indivisible et qu'aucun aspect du réel ne peut être éludé sans entraîner le faux. Or les lois de la réalité sont inverses de celles du désir. L'espérance est belle mais béatement spéculative ; la seule chose qui soit certaine dans le destin de l'homme, c'est sa mortalité et celle de l'espèce. Le dévoilement tragique est un préalable à l'éthique, un état des lieux permettant une réévaluation. C'est pourquoi on peut parler de tragique surmonté. Dévoilement et réévaluation entraînent mobilisation de ressources insoupçonnées ouvrant une voie de résilience. La vitalité de l'esprit humain réside dans sa propension à défricher les possibles jusqu'à gagner sur l'impossible. La découverte réparatrice qui en découle est source de joie. Voyez la joie du petit enfant à résoudre les problèmes de l'apprentissage sensori-moteur puis cognitif ! L'inanité de l'espérance spéculative est donc compensée par la joie de la mobilisation des ressources insoupçonnées de l'esprit. L'art a beau émaner de l'esprit, il est germe d'action.
Ethique (voir ce mot) parce que tout part d'une insatisfaction fondamentale se cherchant des issues. L'insatisfaction ne provient pas seulement de la condition tragique de l'homme. Elle ne se limite pas à l'inquiétude métaphysique. Elle est aussi un effet nécessaire de la discordance entre la fixité des choses instituées et le renouvellement incessant des générations, qui ont à s'approprier à chaque fois quelque cinquante mille ans de culture pour affronter l'imprévisible futur. L'éthique, en tant que germe d'action nous l'avons vu, est ce qui peut donner quelque consistance à l'espérance, grâce à quoi l'art, à l'opposé de la doctrine de l'art pour l'art, remplit aujourd'hui la fonction cardinale du chamane des Anciens. Mais éthique ne signifie pas code moral. Est éthique ce qui n'a pas d'avance de règle, qui n'est pas impératif mais problématique. C'est pourquoi seule une écriture, un jeu langagier dégagé des catégories de la Cité peut véritablement faire droit à l'éthique comme problématisation.
Symbolique (au masculin. Voir ce mot) parce que l'art est davantage coup de poing que traité de morale. Confondant en les décatégorisant éthique et esthétique, l'opacité symbolique donne les choses en bloc, sans le détour de la représentation sémantique. Elle permet surtout d'éviter le discours, toujours lesté d'idéologie et d'implicite morale catégorique. Une sorte d'évidence informulée frappe le spectateur de plein fouet, lui imprimant le tourment d'un questionnement qui se continue bien au-delà de la projection. Le symbolique relève d'une problématique de la disruption du signe, déjouant toute fixation à un signifié : par le jeu qu'impulse la non conformité entre le plan de l'expression et le plan du contenu (voir différance et écriture).
La filmicité (voir ce mot) est le caractère de ce qui n'appartient qu'au cinéma et n'est pas transcodable sans de graves altérations du dessein. Elle s'oppose à la dichotomie du théâtre filmé, de la littérature filmée, voire du scénario filmé. L'art du cinéma ne consiste pas à filmer ce qui lui préexiste, mais à se construire selon ses moyens et conditions propres. Viser à la beauté pour elle-même n'est pas faire œuvre artistique. Il s'agit de transformer un monde total composé du monde physique et du monde de l'esprit en une entité langagière irréductible. Filmicité et symbolique ensemble engendrent un autre critère : le caractère ludique, l'essentiel n'étant pas dans la continuité logique mais dans une économie des rapports entre éléments dans l'image, entre image et image, son et son, son et élément d'image, son et image (voir Bresson). Ce jeu entre les éléments entraîne une caractéristique qui est un critère fondamental : l'abolition de la chronologie linéaire en faveur d'un système tabulaire, fondé sur l'ubiquité : "sculpter le temps" selon Tarkovski.
En bref, l'art cinématographique ne saurait se définir comme production esthétique gratifiée de "plus-value sémantique". Il ne s'agit pas simplement d'une belle histoire délivrant un message lumineux et souverain, le message étant un corrélat du sujet et non de l'esprit, "souverain" équivalant à dogmatique, qui n'appartient pas à l'art. Mais d'une puissante nécessité qui, ébranlant l'ordre des structures et des catégories mentales, libère l'esprit emprisonné dans les représentations avec la complicité du langage sémantique et de l'ordre cognitif qui le sous-tend. Il lui restitue ainsi une part de l'énergie nécessaire au renouveau vital de l'être. Comme tel l'art, a fortiori l'art du cinéma par son audience possible (comparable à celle des églises au moyen âge) remplit une fonction essentielle au devenir humain. Lévi-Strauss n'a-t-il pas souligné, en substance, qu'un trou de dix mille ans trahirait moins l'Histoire que l'omission d'une seule œuvre artistique ? (cf. "Méconnaissance du 7e art", in D.W., Souffle et matière. La pellicule ensorcelée (2010), pp.15-23.)
"Le cinéma est absolument autonome (il ne réalise nullement la synthèse des arts comme on l'a prétendu)" (Robert Bresson, interview par Roger Stéphane, à propos d'Au hasard, Balthazar)
"Le cinéma n'a pas encore trouvé ses artistes" (Robert Bresson, interview TF1, 1983)
ART et COMMERCE Pendant une quinzaine d'années, de 1914 à la fin du muet, art et commerce ont fait bon ménage au cinéma car les producteurs, surtout américains, exploraient encore le marché à tâtons. C'est ainsi que de grands artistes européens furent appelés à tourner aux USA. L'arrivée du parlant a entamé le divorce sanglant que l'on sait entre art et cinéma. Non seulement parce qu'il a signé la fin des grands burlesques - d'essence gestuelle - mais aussi parce que le son s'est imposé comme prime au spectacle, au même titre qu'un cornet de pop corn, alors qu'il ouvrait l'ère d'un nouveau médium et par conséquent d'une mutation dans le langage cinématographique. Aujourd'hui on considère dans le meilleur des cas que le cinéma commercial doit faire l'aumône à l'art. Les optimistes diront donc que les deux tendances s'épaulent, que le riche soutient le pauvre qui le rembourse spirituellement. Morale paroissiale. Tout porte à croire cependant que, de même qu'avec la peinture le portrait bourgeois avant le triomphe de la photo, les deux formes, commerciale et artistique, du cinéma n'ont absolument rien à faire ensemble (Voir également sur ce site, "La Déchirure").
"[le cinéma occidental parlant, à ses débuts] s'est tout de suite senti à l'aise au niveau inférieur où il était retombé, il avait abandonné sans combat les rêves, les perspectives et les ambitions de la première et grande génération d'Hollywood qui avait créé cette magnifique forme artistique que fut le cinéma muet, et se contenta généralement de faire du théâtre filmé." (Béla Balȧzs, Le Cinéma. Nature et évolution d'un art nouveau, Petite Bibliothèque Payot, 1979, p. 354)
"Le cinéma n'a de raison d'être que dans la mesure où il s'adresse à un vaste public. Les œuvres d'art, dans ces conditions, ne peuvent être qu'exceptionnelles" (Jean Mitry, Esthétique et Psychologie au cinéma, Ed. universitaires, Paris, p. 30)
"Les possibilités au cinéma sont infinies. Je suis fermement convaincu que nous les avons à peine abordées" (Serge M. Eisenstein, Le Film : sa forme/son sens, Christian Bourgois, 1976)
"Le cinéma en est encore au stade du tâtonnement, à chercher son propre langage, sa spécificité..." (Andreï Tarkovski, op. cit . p. 160)
"Le théâtre est quelque chose de trop connu, le cinématographe quelque chose de trop inconnu jusqu'ici" (Robert Bresson, op. cit. p. 123)
"L'avenir du cinématographe est à une race neuve de jeunes solitaires qui tourneront en y mettant leur dernier sou et sans se laisser avoir par les routines matérielles du métier" (Ibid. pp. 124-125)
BELLE IMAGE Summum de l'art : un coucher de soleil (cf. supra, différance). Je préfère être convaincu qu'on se fout du public plutôt que d'admettre qu'un réalisateur puisse sérieusement y croire. Et pourtant combien de couchers de soleil chez les auteurs reconnus... même Bergman en 1952, dans L'Attente des femmes... Cela tient à une double méprise : 1) La valeur du film tient à la somme de celle de ses photogrammes. 2) La confusion de l'image filmique et de son référent, par laquelle la beauté naturelle garantirait celle du film. Tenons-nous en à ce paradoxe : que la laideur peut être belle au cinéma, car la valeur artistique de l'image vient de son rapport avec d'autres et avec le tout du film. Elle est question d'écriture et non de représentation. La beauté naturelle n'est pas de même espèce que la beauté artistique.
"Il arrive que l'on remarque dans des films quelques beaux plans, mais dans ce cas la valeur de ces plans et leur qualité picturale propre se contredisent l'une l'autre. S'ils ne sont accordés à la conception profonde du montage et de la composition, ces plans ne sont plsu que des joujoux d'esthètes et uen fein en soi. D'ailleurs, plus le splans isolés sont beaux, plus le film qui les contitn ressemblera à une justaposition incohérente de belles phrases, à une vitrine bourrrée d'objets charmants mais hétéroclites ou encore à un album de timbres-poste décoré ! (S.M. Eisenstein, Le film : sa forme/son sens, Christian Bourgois Editeur, 1976)
"J'ai essayé, dans Dies Irae, de rendre à l'image la place qui lui est due, mais pas davantage. Je n'y ai jamais mis une image pour elle-même, simplement en raison de sa beauté, car si un plan ne favorise pas l'action, il est nuisible au film" (Carl Th. Dreyer, cité dans Jean Sémolué, Carl Th. Dreyer. Le mystère du vrai, Cahiers du cinéma, 2005, p. 168)
"La caméra cesse d'être l'instrument de l'art lorsqu'elle a devant elle des "beautés" préfabriquées." (Béla Balȧzs, op. cit., p. 130)
"Aussi belle fût-elle, et peut-être en raison de sa beauté même, l'image se trouvait absolument isolée et, de ce fait, gâchait l'ensemble" (Satyajit Ray, Ecrits sur le cinéma, Ramsay Poche Cinéma, J.-C. Latès, 1982, p. 16)
"Une photographie ne saurait être bonne en soi. Ou bien elle convient à un certain genre de film, et elle est par conséquent bonne, ou bien elle ne lui convient pas - aussi lumineuse, précise, bien composée soit-elle -, et elle est par conséquent mauvaise" (Ibid. p. 78).
"Si une image, regardée à part, exprime nettement quelque chose, si elle comporte une interprétation, elle ne se transformera pas au contact d'autres images. Les autres images n'auront aucun pouvoir sur elle, et elle n'aura aucun pouvoir sur les autres images. Ni action, ni réaction. Elle est définitive et inutilisable dans le système du cinématographe. (Un système ne règle pas tout. Il est une amorce à quelque chose). (Robert Bresson, op. cit. pp. 17-18)
"Un ensemble d'images bonnes peut être détestable" (Ibid., p. 26)
"Pas de valeur absolue d'une image. Images et sons ne devront leur valeur et leur pouvoir qu'à l'emploi auquel tu les destines" (Ibid. pp. 28-29)
"Pas de la belle photo, pas de belles images, mais des images, de la photo nécessaire" (Ibid. p. 94)
"Il est arrivé quelquefois qu'on me dise : "quelle bonne photo mais quel mauvais film !", eh bien c'était faux, c'était ma photographie qui était mauvaise parce que normalement elle aurait dû être aussi mauvaise que le film. Quand elle est voyante, c'est qu'il y a une erreur". (Philippe Agostini, chef opérateur des films de Bresson, Duvivier, Carné, Epstein, Grémillon, L'Herbier, etc., cité par Dominique Villain in L'Œil à la caméra, Cahiers du cinéma, p. 53).
BON GOÛT Essentiellement, signe de reconnaissance sociale préludant à la communion émue des valeurs de classe. Il existe une sorte d'esthétique qui est l'instrument de la connivence des dominants.
"Au nom du bon goût la société assassine toute tentative inhabituelle" (Jean Renoir, op. cit. p. 52)
CADRAGE Déterminé par la fenêtre du viseur de l'appareil de prise de vues, il découpe dans l'espace profilmique un rectangle de dimension variable selon le format du film. L'espace représenté à l'intérieur du cadre est fonction de divers paramètres. L'échelle de plans, la hauteur de prise de vues et l'angle de prise de vues. Cependant, il ne se définit pas seulement comme la délimitation du plan, mais aussi comme une frontière entre le champ et le hors-champ. On a pu dire que le cadre était aussi un cache. Cache de quoi ? Au-delà de ce que le plan extrapole, de l'infini du hors-champ. Une autre capacité du cadrage, aussi essentielle que méconnue, est, avec l'aide des éclairages, de reconfigurer sous la pression de la tendance intensive globale, un élément du plan en une figure qui reste latente parce qu'elle ne s'inscrit pas dans l'ordre narratif (par exemple dans Le Miroir, le genou replié d'une jeune fille en chemise de nuit se configure en crâne de nourrisson sous la pression d'un questionnement implicite relatif à la sexualité). Le cadrage est un des opérateurs spécifiques du langage cinématographique. Mais langage n'est pas langue : totalement intuitive, sa mise en œuvre offre des possibilités infinies. Comme moyen de centrage ou de décentrage dans le plan, d'amorçage ou de suggestion du hors-champ, d'opérateur de configuration, il peut jouer un rôle rhétorique et/ou poétique, la rhétorique étant moyen et la poésie fin du récit filmique. L'image, contrairement à l'écrit comporte en puissance toutes les figures. Il suffit parfois d'un léger effet de cadre (par décadrage, surcadrage, recadrage, etc.) pour en actualiser une au besoin.
Si la figure procède bien d'un jeu cognitif, le cinéaste dispose donc avec le cadrage d'un moyen pour exercer ce jeu (cf. infra "Quadratique" et "Cadrage", in D.W., Souffle et matière. La pellicule ensorcelée (2010), pp. 66-76).
"Le cadre est trop important pour être laissé au cadreur, c'est l'écriture du film." (Dominique Villain op. cit. p. 8)
"Le meilleur cadrage ne suffit pas... à donner à l'image toute sa signification. Celle-ci dépend finalement de la position de l'image à l'intérieur des autres" (Béla Balȧsz, cité par Dominique Villain op. cit. p. 7)
CAUSALITE Le film ne représente pas le temps, il le redistribue au gré d'une nécessité organique. Par conséquent, la causalité en tant que soumise à la flèche du temps pervertit l'essence du cinéma. Mais de plus si, disons la littérature, dissémine les propriétés du réel de par l'extrême inadéquation de l'artefact langagier qui les retranscrit, le cinéma, lui, construit des instants, ayant la caractéristique de la réalité dans le temps, qui n'anticipe rien. Double contrainte donc : structure et impression de réalité. (voir ci-dessous, "Imprévisible".)
"Que la cause suive l'effet et non l'accompagne ou le précède" (Robert Bresson, op. cit. p. 105)
CINÉMA DOMINANT Il ne faut pas entendre par cinéma dominant seulement un phénomène économique, mais surtout idéologique. Autrement dit, ça arrange tout le monde, au détriment de la vie de l'esprit. Voir sur ce site, "La Déchirure".
"Le cinéma de masse, compte tenu de son effet facile et irrésistible, éteint irrévocablement tout ce qui peut rester de pensée et de sentiment" (Andreï Tarkovski, op. cit. p. 168)
"Je suis tout à fait conscient que, d'un point de vue commercial, il est préférable de changer sans cesse les lieux, d'introduire dans le film des effets de prise de vue, de se servir d'extérieurs exotiques et d'intérieurs impressionnants. Mais dans la démarche qui est la mienne, le mouvement extérieur ne peut faire qu'éloigner, voire effacer l'objectif que je me suis fixé. Ce qui m'intéresse est l'homme qui porte en lui l'univers" (Ibid. p. 189)
"X prouve une grande sottise quand il dit que pour toucher la masse il ne faut point d'art" (Robert Bresson, op. cit. p. 75)
COULEUR La couleur appartient d'autant mieux au cinéma dominant (on fuit comme la peste les "vieux" films muets en noir et blanc) qu'elle est un attribut de la représentation en tant que propriété du réel (au cinéma en revanche elle est contingente). Mais couleur au singulier signifiant des milliers de nuances qui en effet débordent l'image, l'effet est plus quantitatif que qualitatif, et l'inflation matérielle entraîne la déflation émotionnelle.
"Le cinéma n'aura la possibilité de devenir un art, du point de vue de la couleur, qu'au moment où il aura réussi à se délivrer complètement de l'étreinte du naturalisme. Alors seulement, les couleurs auront la possibilité d'exprimer l'ineffable, ce qui ne peut pas être expliqué, mais uniquement pressenti. Alors seulement, les couleurs pourront aider le cinéma à prendre pied dans le monde de l'abstrait qui lui a été fermé jusqu'à présent" (Carl Th. Dreyer, Réflexions sur mon métier, op. cit. p. 98)
"Il ne faut pas utiliser la couleur d'une manière soi-disant "naturaliste". La nature a d'ailleurs trop de variétés infinies, tous ces demi-tons que l'œil interccpte malgré lui et sans trop s'en apercevoir ne sont jamais rendus dans ces films aux couleurs "naturalistes". Qui, sauf les Japonais, a pensé aux effets émotionnels de la couleur, à ce que j'appellerai les constellations de couleur, le rythme de la couleur ? IL faut aussi comprendre que le mouvement joue son rôle : dans des plans glissants, les couleurs vont se mélanger. Il faut avoir monté un film en couleur d'une manière nouvelle, pour ne pas en déranger l'harmonie" (Carl Th. Dreyer, ibid. p.122)
"En dehors de sa nouveauté, la photographie en couleur n'a que peu de valeur si l'artiste n'utilise pas la couleur irréelle, non naturaliste. Les films en couleur ne valent pas mieux que les cartes postales coloriées qui attendent le touriste à chaque coin de rue" (Josef von Sternberg, op. cit. p. 343)
"Il s'agit de neutraliser la couleur pour qu'elle n'exerce pas d'influence sur le spectateur. Car si la couleur devient la dominante dramatique du plan, c'est que le réalisateur et le chef-opérateur ont emprunté des moyens propres à la peinture pour influencer l'auditoire" (Andreï Tarkovski, op. cit, p. 129)
"j'ai filmé Psychose en noir et blanc pour ne pas montrer le sang rouge dans le meurtre de Janet Leigh sous la douche" (Alfred Hitchcock, Hitchcock/Truffaut, Ramsay, 1983, p. 286)
"La couleur donne de la force à tes images. Elle est un moyen de rendre plus vrai le réel. mais pour peu que ce réel ne le soit pas tout à fait (réel), elle accuse son invraisemblance (son inexistence)" (Robert Bresson, op. cit. p. 113)
DIFFÉRANCE ou mouvement qui diffère (différant) la résolution du sens, toute conclusion, toute synthèse, démantelant le privilège du propre, en faisant jouer des différences et non en accumulant les pierres ad hoc d'un édifice de sens. C'est la condition même de l'écriture. Ce qui entraîne une critique du signe saussurien en tant que tout signe apparaît comme l'institution d'un sens défini, fixe. Il y a un lexicalisme saussurien, une tendance à réduire le signe au mot tel qu'il apparaît dans le répertoire du dictionnaire. Même si Saussure avait mis le doigt sur le caractère différentiel de la langue, eela dénie non seulement le mouvement par lequel les signes renvoient les uns aux autres en se chargeant d'altérité, mais aussi la capacité du mot à se désarticuler dans le jeu.
Le cinéma n'a pas de dictionnaire (cf. infra, Grosseur de plan) mais chaque plan comporte un sens en rapport avec le tout du film à travers son rapport aux autres plans. Et pourtant le plan se comporte comme un mot dès lors qu'il est considéré selon sa valeur propre. C'est l'effet coucher de soleil, où le film a l'air de s'enchanter de soi-même. Ce que suppose la notion de différance c'est que, d'une part, le plan ne soit pas un tableau fixe, admirable en soi, d'autre part que le tout auquel il renvoie ne soit pas totalitaire. Un plan peut-être laid mais beau le film. Que le film ne tende pas au sens prémédité qui embrigade le spectateur, ce qui exclut les films à thèse, explicite ou implicite. Un tout ouvert, qui puisse continuer à travailler la conscience longtemps après la projection. Selon Deleuze, problématiser et non poser un problème, lequel contient déjà en lui-même sa solution. Il en va de la logique du renvoi à distance, de la dissémination, court-circuitant celle, linéaire et cumulative, du récit. Elle repose sur les propriétés de la filmicité en tant qu'elles permet de s'émanciper de la totalisation narrative, de la morale ou du "message" visés par le propos. Considérer la technique comme transparente, comme pure médiation c'est se limiter au signifié scénaristique. On sera donc attentif à ce que, de s'inscrire dans une économie transdiscursive, le cadre et le hors-cadre (cf. supra, cadrage), le montage image et son, le son, peuvent développer d'autres forces que celles relatives à la narration
DOUBLAGE Bénéfice secondaire, le doublage est un confort de réception, au prix du faux. Il présuppose que l'organe vocal est un outil autonome, indifférent aux conditions de son fonctionnement, alors que elle-même vivante, la voix s'inscrit dans du vivant modelé par le temps et l'espace. Elle est tributaire de trop de facteurs pour qu'on puisse en plaquer une de l'extérieur : de l'action du corps, des caractéristiques physiques, psychologiques, sociales, ethniques du personnage, de la nature matérielle du contexte et de ses événements, de la distance et de ses variations. Sortie de sa boîte et surajoutée, l'émission de voix étrangère casse tout un univers. Sans compter que son choix a été soumis aux préjugés et aux contraintes de l'industrie du doublage, servante zélée aussi - à son corps défendant - de la censure morale et politique, ni que le remixage appauvrit l'univers sonore de la bande-son (un coup de klaxon hors-champ supprimé dans un film de Hitchcock équivaut à un trou dans la pellicule). Aussi grotesque que la tête de Deneuve sur les épaules de Depardieu. Mais attention ! Il est des dialogues qui sont leur propre doublages. Ceux récités impeccablement, ou débités à toute vitesse (voir Almodovar) sans jamais trébucher ni dévier de leur cours,
À noter que Godard est contre le sous-titrage qui, selon lui, empêche de voir l'image. C'est dénier la consubstantialité de l'image et du son dans l'image-son. Ce qu'il fait aussi bien d'ailleurs par l'abus de la musique de renfort dans ses films (voir Le Mépris). La musique est autrement nuisible quand, transcendante, elle dicte sa loi à l'image-son. Sauf, à la rigueur, à participer au jeu de son écriture comme chez Tati.
"Barbarie naïve du doublage. Voix sans réalité, non conformes au mouvement des lèvres. A contre-rythme des poumons et du cœur. Qui "se sont trompées de bouche". (Robert Bresson, op. cit. p. 56)
ECONOMIE Le film, parce qu'il a une structure d'ubiquité, est elliptique par essence. Plus c'est sobre, plus c'est fort. C'est pourquoi je n'ai jamais pu me faire à l'idée qu'Orson Welles fût vraiment un artiste. Se méfier par conséquent de la belle photo, ou de l'effet ingénieux, parce qu'ils fixent sur eux-mêmes ce qui devrait circuler en réseau.
L'économie concerne au premier chef la question de l'écriture filmique. Comme telle, elle doit s'envisager sous trois acceptions : 1) Economie comme modalité de découpage et de distribution des éléments en tant que spécifiques. L'articulation prime la signification. 2) Economie de dépense tant dans l'expression (ex. : Dardenne) que dans le choix des moyens, d'autant plus économiques qu'ils sont plus filmiques, ne passent pas par le détour d'une addition étrangère (musique, littérature, peinture, etc.). 3) Economie de la lecture en tant que pour appréhender l'enjeu en train de se faire elle doit suspendre toute conclusion prématurée, différer le sens. Ce qui rejoint la différance derridienne.
Trois formes de l'économie commandées par une seule et même chose, la condition filmique : matériau photographique, cadre, montage, lumière, son. Toujours se demander ce que l'on peut encore retrancher jusqu'à la limite du possible. Sont absolument nécessaires le plan cinématographique donc le cadrage, le son diégétique (à partir de 1929), et le montage. Sont contingents dans un ordre croissant : les mouvements de caméra, la couleur, le son extradiégétique (notamment la musique). Non qu'il faille supprimer les mouvements d'appareil, mais veiller à ce qu'ils soient absolument nécessaires, pas en représentation d'eux-mêmes, auquel cas on tombe dans une forme d'hybridité. Même chose pour les couleurs dans la mesure où elles constituent par elles-mêmes un monde plastique, extrêmement difficile à discipliner, à ordonner à la condition filmique. Le son extradiégétique de même n'est économique que s'il laisse le spectateur libre, autrement dit s'il est une pièce du jeu, et ne détient pas le pouvoir du sens. La musique de fosse en tant qu'elle dicte des émotions court-circuite celles qui procèderaient des images-son. Là encore, ce n'est économique que comme pièce d'un jeu (chez Tati par ex.). Mais la plupart du temps il est tentant de la faire peser lourdement sur la lecture du film, qui du coup n'a pas besoin d'être très subtil par lui-même. En bref, il rend les lectures paresseuses, réduisant la capacité d'attention à la réalité de l'image-son même.
Le découpage et la distribution obéissent à la fois à la logique du signe pour la représentation (extensive) et à celle du symbole pour l'intensité. Il ne s'agit pas seulement de bien ordonner pour l'intelligence mais aussi de détraquer la machine à représenter en problématisant l'appréhension sensible des images-son. Le cadrage cognitif peut s'offrir comme configuration reconfigurable, en faisant par ex. coïncider un élément de premier plan avec un autre, apparemment anodin, de l'arrière-plan de façon à détourner totalement l'appréhension cognitive du premier plan. Cette annihilation de la profondeur relève de la planéité du cadre (espace quadratique), une des condions de l'économie filmique. Ou bien un son quelconque hors-champ (diégétique) vient coïncider avec un événement du champ sans rapport logique avec celui-ci : effet problématisant, alors que la musique "de fosse" ne pourrait faire que renchérir, qui plus est de façon dogmatique, surplombante, sauf à entrer dans un jeu (contradictoire ou anempathique). L'insolite de cette coïncidence sonore laisse le spectateur en chute libre sans filet (on ne le retient pas aux bretelles, il aura à se rattraper lui-même). Le cinéma est un art de l'événement (Bresson : "que l'effet vienne avant la cause"), dont le suspense est la forme commerciale.
En bref, l'extensif se redéploie sur l'intensif. Mais c'est l'intensif qui conditionne le caractère idiomatique de l'extensif : l'originalité du film. Or la possibilité de la profondeur intensive modelant l'extensif qui la masque tout en entrant avec elle en intersection repose sur la filmicité. Toute surcharge ou toute addition étrangère et donc toute concession à des solutions contingentes casse le jeu à le délayer. (cf. infra, "Musique").
L'économie comme différance, c'est ce qui suspend indéfiniment la résolution du sens, qui maintient la circulation des signes, interdit de s'installer dans la solution transcendantale, péméditée du problème. Tout élément peut renvoyer à tout autre dans un jeu généralisé. Ce que risque fort de compromettre le recours à des champs extrinsèques (musique extradiégétique et bruitages, qualité littéraire, références à la peinture...), ne pouvant lancer de jeu que selon leurs moyens propres, qui entrent en conflit avec la liberté filmique. On sait bien que courir deux lièvres à la fois c'est se condamner à rentrer bredouille. Alors qu'une forme hybride divise ses forces, une forme simple les rassemble. Ainsi Murnau lui-même, le sublime auteur de Nosferatu se fourvoierait-il à traiter dans Faust ses images comme des tableaux de grands maîtres italiens (Mantegna, Le Bernin...). Mimétisme d'art qui dévitalise l'écriture en la faisant dériver sur de l'extrinsèque et par lequel on est porté à admirer un effet à la fois local et tributaire d'un domaine étranger, effet contraire à la structure de flux et à la lecture en réseau. Il ne s'agit pas de peinture mais du surajout d'une valeur socialement reconnue, appartenant au patrimoine culturel, venant se substituer à celle qui se construit modestement dans la durée filmique. Le cinéma est proprement ce qui déploie le mieux la beauté avec les matériaux les plus triviaux, pourvu que ce soit avec des moyens propres.
"Quand un violon suffit ne pas en employer deux". (Robert Bresson, op. cit. p. 23)
"On ne crée pas en ajoutant mais en retranchant. Développer est autre chose. (Ne pas étaler)". (Ibid., p. 99)
(cf. D.W., Ecriture et représentation, L'Harmattan, Ouverture philosophique, 2018).
ÉCRITURE La grande méprise c'est l'anthropomorphisme, dont la grammaire implicite s'ordonne à la représentation de l'humanité instituée. En art, le langage en tant que logique particulière prime la représentation soumise elle-même à la cognition, et redistribue les catégories et les valeurs selon une libre logique de l'esprit. Il faut pour cela considérer les signes émancipés de leur lestage affectif, dans leur pureté transcendantale (Husserl), ou encore porter l'accent sur les choses mêmes, débarrassées de la valeur pratique et morale qui les empoisse, de façon à donner primauté à la liberté du jeu. Voire, la notion de chose subsumée par la catégorie est remise en cause. La chose peut toujours se diviser et redistribuer ses parties en d'autres choses. La caméra anthropométrique cède le pas à une caméra au service du découpage, relatif à un projet. Lequel n'a rien de commun avec l'imitation chimérique des apparences, qui ne sont rien d'autre qu'une commodité projective. C'est pourquoi l'expérience de l'art du cinéma ne repose pas sur l'identification et la récognition mais sur le déchiffrement. L'écriture commence quand on ne fait la différence ni entre la reproduction du réel et ses artifices ni entre le conscient et l'inconscient. Voire, la "beauté" c'est la splendeur même de l'artifice, dont la primauté entraîne la redistribution des données cognitives, la reconfiguration des enchaînements bien ordonnés. On sait que la notion est redevable au renversement derridien, plaçant l'écriture avant la parole comme moment de la déconstruction, sans remplacer une hiérarchie par une autre. D'où régime spécifique, indépendant de l'ontologie du sujet parlant. Bien qu'il faille considérer la "vérité" comme un préalable nécessaire à l'appréhension de l'écriture, le propre du cinéma étant la crédibilité de ses signes en tant qu'ils procèdent de la réalité enregistrée. Travail de vérité notamment dans la direction des acteurs pour leur faire perdre les tics du métier. Ou dans la logique de l'événement ("que l'effet précède la cause" dit Bresson). Écriture donc, à condition de ne pas réduire le mot écriture à son acception vulgaire, ayant entraîné entre autres la notion très discutable de "caméra-stylo" (apparue chez Alexandre Astruc en 1948), on peut dire que : "le cinématographe est une écriture avec des images en mouvement et des sons" (Robert Bresson, ibid. p. 12). (cf. chez L'Harmattan, "Ecriture cinématographique" in D.W. Septième art : du sens pour l'esprit, pp. 213-236, "Conclusion : beauté écriture", in D.W., Souffle et matière. La pellicule ensorcelée (2010), pp. 159-161, Mouchette, de Robert Bresson ou le cinématographe comme écriture (2012) et Ecriture et représentation, coll. Ouverture philosophique, 2018).
ELLIPSE voir ci-dessus, Economie. On peut dire que l'ellipse est l'équivalent au cinéma de l'élégance en mathématique. Elle est nécessaire à l'économie de l'écriture.
"Habituer le public à deviner le tout dont on ne lui donne qu'une partie. Faire deviner. En donner l'envie." (Robert Bresson, ibid., p. 111)
ETHIQUE Qu'est-ce qu'un art qui ne met pas les pieds dans le plat, ne déstabilise pas les faux problèmes, ne donne pas vie à des questions fondamentales informulées, n'est pas sommation de l'esprit ? Qu'est-ce qu'un film incapable de remobiliser les ressources de l'esprit après l'avoir dessillé ? (Cf. "Ethique", in D.W., Souffle et matière. La pellicule ensorcelée (2010), pp. 53-63). Mais que ce ne soit pas de l'ordre du message contraignant, du dogme contraire à la nature problématique, questionnante de l'art. Il faut donc concevoir l'éthique comme procédant de l'écriture, capable de décatégoriser les données et de rebattre les cartes, de sorte que, découlant de l'impossible, le possible y résulte du travail de l'esprit du spectateur.
"La fonction de l'art n'est pas, comme le croient même certains artistes, d'imposer des idées ou de servir d'exemple. Elle est de préparer l'homme à sa mort, de labourer et d'irriguer son âme, et de la rendre capable de se tourner vers le bien." (Andreï Tarkovski, op. cit. p. 43)
"Toute forme d'art nouvelle vient en réponse à un nouveau besoin spirituel. Son rôle est dès lors de poser les questions les plus essentielles à son temps" (Ibid. p. 77)
"Tous mes films, d'une façon ou d'une autre, répètent que les hommes ne sont pas seuls et abandonnés dans un univers vide, mais qu'ils sont reliés par d'innombrables liens au passé et à l'avenir, et que chaque individu noue par son destin un lien avec le destin humain en général. Cet espoir que chaque vie et que chaque acte ait un sens, augmente de façon incalculable la responsabilité de l'individu à l'égard du cours général de la vie" (Ibid. p. 190)
FANTASME ARTISTIQUE Voir, D. W., Septième art : du sens pour l'esprit, éd. L'Harmattan, 2006, p. 71 sq.
FANTASTIQUE Le fantastique n'est pas affaire de trucage mais de précision. Paradoxe. Le paradoxe est toujours l'indice d'une pensée profonde parce qu'au lieu d'envisager les choses figées dans une vision déterminée, il les questionne dans le vif du mouvement de leurs avatars, que représente la différence de potentiel des deux termes en apparence contradictoires. Ce mouvement est d'autant plus difficile à saisir qu'il est indifférent de manière absolue aux catégories qui guident notre entendement. Alain Badiou dit que la philosophie ne s'intéresse pas aux liens évidents mais aux liens paradoxaux. Le fantastique ne serait donc pas cette imagerie naïve sous laquelle il se présente ordinairement. On remarque qu'aussi terrible s'efforce-t-elle d'être dans sa tentative de donner des contours aux mystères insondables du destin de l'homme, elle ne fait jamais que retomber dans les mêmes clichés. Au mieux, à circonscrire un fantasme. Ce qui revient à réguler la détresse, en la coupant de ses ressorts pour n'en retenir que l'artifice représentationnel. La représentation n'est d'ailleurs rien d'autre qu'une possibilité parmi une infinité qui pourrait prétendre tant bien que mal à rendre compte d'une même expérience intérieure. N'importe ! Vouloir fixer dans le langage une réalité quelconque, intérieure ou extérieure, relève de la gageure. Mais supposons la rencontre fortuite, en affinité profonde pourtant, entre un sentiment et une chose, qui à la fois l'éveille et l'exprime. Ou bien entre la manifestation d'un phénomène non identifié et son appréhension intuitive. Il ne s'agit pas d'exprimer un sentiment donné au moyen d'une forme langagière, mais de saisir la catastrophe de leur rencontre. Que serait une image, un son, qui ne se dévoile qu'en décalage sur sa présentation ? Non par le flou ou autre brouillage mais, au contraire, qu'en raison d'un excès de précision, elle tienne un instant en suspens son sens ? C'est alors qu'on ferait l'expérience véritable du sens.
FICTIONTout film de fiction est fait de la copie d'apparences du monde sensible elles-mêmes fabriquées. C'est dire l'absurdité de prétendre le documentaire être la forme la plus pure du cinéma comme le voudrait une idéologie de plus en plus répandue (grande vogue du film conçu " d'après une histoire vraie."), qui remonte à André Bazin. Censé s'y ramener pour certains, le "cinéma direct" de Jean Rouch relevait, lui, d'un projet ethnographique, de la mise au jour d'une altérité culturelle, en ayant recours, au besoin, à la fiction.
Cette idéologie correspond à la "société du spectacle", amenant l'homme à régresser de la position d'acteur à celle de spectateur de sa propre existence selon Guy Debord. On ne suivra néanmoins pas celui-ci jusqu'à décréter la mise à mort de l'art, fût-il bien malade.
FIGURABILITÉ Notion introduite par Freud afin de rendre compte de la conversion des mots en images et réciproquement dans le processus du rêve. Il ne s'agit pas de faire de l'application freudienne mais de reconnaître dans cette convertibilité intersémiotique une propriété de la langue. On sait, du reste, que le rébus est au principe de l'invention de l'écriture alphabétique. Le souvenir ne s'en est pas éteint dans certaines pratiques de la langue, comme dans l'héraldique lorsque le blason procède du patronyme, la figure d'un chien pour le patronyme Canilhac par exemple. L'écriture filmique use de ce genre de déplacement, comme le couple de poulets dans Au hasard Balthazar, dérision pour l'œil des deux gendarmes à l'approche repérés par Arnold dans sa cabane.
FILMICITÉ On entend par filmicité le caractère de ce qui, spécifique au cinéma, est irréductible à toute autre forme de langage : la fragmentation par le fait du cadrage et du montage, entraînant le caractère elliptique du récit et une temporalité non linéaire, la planéité du cadre entraînant un jeu de configuration entre les plans prélevés dans la profondeur optique, la lumière et la couleur comme principes de configuration et de reconfiguration, le son comme donnée constitutive non restreinte à la parole, le caractère non-discret des unités qui se trouvent par conséquent en quantité infinie, la soumission des acteurs aux contraintes spécifiques. "Filmicité" entraîne donc la proposition : "intraduisible sur tout autre support", autrement dit, le synopsis (verbal ou écrit) ne dit rien du film. En dehors du synopsis qu'elle ne se lasse pas de commenter, la critique de presse s'est donné des superlatifs ad hoc : époustouflants (acteurs), superbement incarnés (personnages), brillants (dialogues), efficace (intrigue), en béton (scénario), superbes (paysages), haletant (rythme), somptueux (noir et blanc), maîtrisée, virtuose ou fluide (caméra), beauté (plastique, ou formelle), sans filet (travail), renouvelée (invention), magnifique (manière de filmer), tendresse, mélancolie (climat de), bravoure (cinématographique), surprenante (fin), du grand (art), documentaire (vérité) etc. Le Dictionnaire des idées reçues en eût fait ses délices.
"Tout décor stylisé produit un effet non filmique [...]. C'est seulement l'éclairage, le cadrage, bref : les conditions de la prise de vue et la prise de vue elle-même doivent accomplir le travail créateur de la stylisation." (Béla Balȧzs, op. cit, pp. 121-122)
FORCE D'ÉCRITURE Pour autant qu'il réponde aux exigences de l'art, ce qui est loin d'être évident, le cinéma soulève la question de la force de l'image cinématique sonore, passante. Une force supposée sans perte et disposant des ressources de son renouvellement. Il y a l'image, sa double nature : optique (virtuellement trimensionnelle) et quadratique (matériellement bidimensionnelle), son double mouvement (interne et de passage), sa dépendance du tout, enfin son contenu sonore.
On dira en première approximation que l'art n'use pas du langage seulement comme principe de médiation mais comme matériau transformable. Se pose dès lors une question d'économie. Le propre de l'art est d'appartenir à un matériau dont il importe de tirer la force maximum sans nuir à l'intelligibilité de la fable, celle-ci contribuant de son côté à l'économie en donnant une forme identifiable au tout, en prêtant au dispositif d'écriture la netteté de son régime propre. Mais l'économie qui concentre les forces c'est surtout celle de la matière langagière. Il ne s'agit pas seulement de concision mais aussi d'homogénéité. L'économie maximale requiert de s'en tenir à la spécificité. Il y a le nécessaire (spécifique) et le contingent. L'histoire du cinéma nous apprend que pour le cinéma sonore sont contingents, en tant qu'on peut s'en passer, les mouvements de caméra, la couleur, le son extradiégétique.
Mais il faut de plus faire la différence entre contingence autonome et hétéronome. le mouvement de caméra, la couleur et le son extradiégétique appartiennent au cinéma. Ils risquent pourtant d'être encombrants. Leur nécessité reste toujours en question. On remarque par exemple que le mouvement de caméra est souvent invoqué comme exemple de virtuosité (la fameuse "caméra fluide") ; c'est tomber dans une gratuité du mouvement qui vampirise les mouvements nécessaires. De même que les belles couleurs relèvent, disait Tarkovski, d'une qualité de la pellicule, laquelle nous détourne tout autant de la nécessité filmique. Plus subtilement la belle image en tant qu'artistement naturaliste prétend dénier l'artifice qui la conditionne et le dispositif où elle est censée s'inscrire. Pour les mêmes raisons le son extradiégétique n'est légitime que d'appartenir à la fable, dans un récit à la troisième personne. Quant à la musique d'accompagnement elle tient, le plus souvent, en tant qu'hétéronome, le rôle de voix magistrale, dictant au spectateur ses réactions, s'interposant entre l'image sonore passante et lui. Le mickeymousing est aujourd'hui devenu obligatoire dans la moindre production documentaire, émoussant la capacité du spectateur à la lecture de l'image-son. La musique n'est donc acceptable que si elle rentre jusqu'à s'y confondre dans le jeu de la fable, comme c'est le cas chez Tati.
FRAGMENTATION Propriété filmique essentielle. Sa méconnaissance trahit l'inaptitude. Le scénario le plus passionnant ne résiste pas à la linéarité résultant d'une réduction de l'espace-temps filmique à l'espace-temps empirique. La non-fragmentation est pornographique. Comme le porno, elle prétend tout montrer tout de suite. (Cf. "Fragmental" in D.W., Souffle et matière. La pellicule ensorcelée (2010), pp. 155-157)
"Elle est indispensable si on ne veut pas tomber dans la REPRESENTATION./ Voir les êtres et les choses dans leurs parties séparables. Isoler ces parties. Les rendre indépendantes afin de leur donner une nouvelle dépendance" (Robert Bresson, op. cit. p. 96)
GENRE La notion de genre au cinéma permet d'étiqueter les films comme des produits de consommation, qu'il sont. Mettant du coup la charrue avant les bœufs, on fait des films en anticipant l'étiquette qu'ils afficheraient de toute façon.
"Quand on parle de genres au cinéma, il s'agit en général de productions commerciales, telles que la comédie de situation, le western, le drame psychologique, le policier, la comédie musicale, le film d'horreur ou de catastrophe, le mélodrame, etc. Mais est-ce que tout cela a quelque chose à voir avec l'art ? […] L'image filmique authentique se construit sur la destruction du genre, sur la lutte contre le genre." (Andreï Tarkovski, op. cit. p. 140).
GROSSEUR DE PLAN Le cinéma comme langage diffère fondamentalement de la langue en ceci qu'il ne possède ni lexique ni véritables règles grammaticales. On pourrait dire que le champ des possibles y est continu. Alors que dans la langue c'est soit ceci, soit cela, sans transition (ce qu'on appelle en linguistique le caractère discret des unités), la plus petite inflexion du filmage peut déboucher sur un effet imprévisible approprié ou non au film. Le dictionnaire de l'écrivain prend chez le cinéaste la forme du tâtonnement. (cf. "La "langue" du cinéma", in D.W., Souffle et matière. La pellicule ensorcelée (2010), pp. 19-21)
"On ne peut poser en principe qu'un gros plan accentue plus fortement un jeu de scène qu'un plan éloigné. C'est une question de sentiment. Dans certains cas, un plan éloigné souligne plus fortement les choses". (Charlie Chaplin, Histoire de ma vie, Robert Laffont, 1964, p. 154)
IMAGE-TEMPS Deleuze salue l'avènement d'un cinéma moderne affranchi de ce qu'il appelle le lien sensori-moteur, c'est-à-dire de l'enchaînement des actions propre à l'image-mouvement du cinéma classique, de sorte que le temps devient une valeur en soi. "Du temps à l'état pur" selon lui. À y regarder de près, au vu des exemples donnés (Resnais, Robbe-Grillet, Welles), il s'agit en fait d'un temps de seconde main, dépendant de la fiction. "Ce sont de pures situations optiques et sonores, dans lesquelles le personnage ne sait comment répondre." (L'Image-temps, Les Ed. de Minuit, p. 356). N'est-ce pas tout simplement l'interprétation d'un effet de la crise générale du récit qui caractérise la modernité ? Celle-ci consiste en une inversion fondamentale : ce n'est plus le monde qui précède le langage mais le langage qui précède le monde. Le moteur de l'écriture est la langue elle-même, pas la thématique, comme la poésie depuis Rimbaud et Mallarmé. Ce qui correspond en peinture à l'abstraction, en musique à la remise en question de l'ordre mélodique. Les valeurs a priori du référent ne sont plus prises en compte. Il en résulte une égalisation des thèmes. Action et inaction se valent. L'espace ne substantialise plus le temps. Prenant un effet narratif pour la cause structurelle, l'auteur de Logique du sens isole ainsi, abusivement, une idéalité comme valeur esthétique fondamentale.
IMPREVISIBLE C'est une propriété du temps, par conséquent éminemment filmique. (voir ci-dessus "causalité")
"Est profond ce qui est imprévisible" (Jean-Luc Godard, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Coll. Cahiers du cinéma, Pierre Belfond, 1968, p. 127)
IMPROVISATION Une des raisons de la médiocrité du cinéma ambiant, c'est l'impératif de conformité au scénario d'origine, critère déterminant du financement. Or, les moyens proprement filmiques ne sauraient se déduire du script. Le langage cinématographique (ne pas confondre avec technique) ne reposant pas sur un corps strict de règles comme la langue, ses moyens ont tout à gagner à se bricoler au fil du tournage. À plus forte raison dans l'art du cinéma, fondé sur une logique irréductible. Chaplin, qui arrivait sans script sur le plateau, préférait engloutir des fortunes dans la suspension d'un tournage, immobilisant des milliers de figurants pendant des semaines (ex : La Ruée vers l'or), que de se soumettre à un plan préconçu. L'art se fout de l'argent, c'est pourquoi il est si prodigue et source de tant de ruines.
"Il n'existe pas de dictionnaire d'images" (Pier Paolo Pasolini, L'Expérience hérétique. Ramsay Poche, 1976, p. 18)
"Si le cinéma est une autre langue, cette langue ignorée ne peut-elle pas être fondées sur des lois qui n'ont rien à voir avec les lois linguistiques dont nous avons l'expérience ?" (Ibid., p. 40)
"Je croyais à l'improvisation sur le plateau et j'y crois encore. [...] C'est le contact avec les acteurs, le décor, les accessoires qui ouvre les yeux sur des aspects que l'on ne prévoyait pas." (Jean Renoir, ibid. p. 51)
"Les dialogues interdisent […] des improvisations au sens strict. En revanche, il est survenu ce qu'on peut appeler des "manifestations spontanées", expression, intonations ou interprétations qui sont nées d'une situation donnée. Et cela est merveilleux, car c'est presque toujours juste. Lorsque cela est possible, on limite les répétitions au minimum et on laisse jouer le hasard au maximum. Car l'ensemble peut facilement devenir trop guindé si on travaille trop." (Carl Theodor Dreyer, cité par Jean Sémolué, op. cit, p. 29-30)
"je me rends compte que le fait de ne pas avoir de script trop précis est une aide. Quand je travaille dans ce genre de conditions, je laisse toujours une large place à l'improvisation, tout en gardant à l'esprit le plan général" (Satyajit Ray, op. cit. p. 34)
"Aujourd'hui, j'ai tendance à n'imaginer que les lignes générales de la scène ou du plan, pour laisser surgir ceux-ci plus spontanément au cours du tournage." (Andreï Tarkovski, op. cit. p. 119)
"Tourner à l'improviste, avec des modèle inconnus, dans des lieux imprévus propres à me maintenir dans un état tendu d'alerte" (Robert Bresson, op. cit. p. 31)
"Hausse subite de mon film lorsque j'improvise, baisse lorsque j'exécute" (ibid. p. 44)
"Ce qui m'a choqué : cette habitude de tout préparer." (R. Bresson, interview TF1, 1983)
LIENS Le lien, non-causaliste, associatif, par voisinage (montage avec ou sans raccord) ou à distance (cf. supra, différance) est un des secrets de la puissance filmique, méconnu parce qu'il ne se donne pas à percevoir mais à ressentir. Un film qui ne repose que sur la logique déductive est un film sans profondeur. Vous aurez beau choisir un scénario bien charpenté, agrémenté de belles images, cela se soldera, au mieux, par un film passable.
"Puisque tu n'as pas à imiter, comme peintres, sculpteurs, romanciers, l'apparence des personnes et des objets (des machines le font pour toi), ta création ou invention s'arrête aux liens que tu noues entre les divers morceaux de réel saisis. Il y a aussi le choix des morceaux. Ton flair décide". (Robert Bresson, ibid. p. 75)
LITTERAIRE/FILMIQUE La France, pays de la littérature se parant de beaux restes, est tout particulièrement disposée à favoriser un cinéma élégant et vain qui honore, croit-elle, son passé littéraire. (voir "Adaptation").
"Est littéraire au cinéma ce qui part d'une idée toute faite et l'illustre en subordonnant le réel, les actes, les faits, les situations à cette idée. Est filmique ce qui part de l'acte, des faits, des situations pour en tirer éventuellement une idées en subordonnant toujours celle-ci à ceux-là -objectifs ou subjectifs, réalistes ou irréalistes" (Jean Mitry, Histoire du cinéma muet, 1973, Ed. universitaires, Vol. 3, p. 331).
"Il doit être clair que si le cinéma est un art, il ne l'est pas sous la forme d'un amalgame d'arts voisins. Ajouter une pensée littéraire à une forme picturale ne peut donner une image cinématographique, mais quelque chose d'hybride, d'inexpressif, ou de pompeux." (Andreï Tarkovski, op. cit. p. 61)
"Si un scénario présente d'authentiques qualités littéraires, il vaut mieux alors qu'il reste un morceau de prose" (Ibid. p.118)
"Film de X. Contagion de la littérature : description par choses successives (panoramiques et travellings)." (Robert Bresson, op. cit. p. 59)
LOGOCENTRISME Concept derridien : la raison ordonnée à la parole donc à la présence, donnant la primauté à ce qui est extérieur au texte filmique. On en est réduit à l'intention supposée de l'auteur, le film étant considéré comme porteur d'un "message", c'est-à-dire d'une vérité. Au contraire le texte n'est pas logocentrique. Il offre en sa texture un ensemble de rapports possibles conduisant à un questionnement. C'est justement le propre de l'art d'accroître nos moyens d'investigation spirituelle plutôt que de donner des réponses toutes faites.
METTEUR EN SCENE/REALISATEUR Il est très bien porté de considérer le film création collective. C'est possible pour le cinéma dominant, dont tous les ingrédients sont dans l'air, mais contraire à l'absolue singularité de la création artistique. La pensée collective n'étant rien d'autre que de l'idéologie, on ne voit pas comment l'art collectif échapperait à la loi, appauvrissante, du consensus. La primauté accordée au collectif est la séquelle d'une époque où un marxisme de pacotille dictait ses oukases à l'intelligentsia européenne. Le mythe a la vie d'autant plus dure que son contexte s'est évanoui et que, le désert artistique gagnant sur le cinéma, il faut bien se voiler la face tout en arrosant les fleurs de la méconnaissance (seule espèce végétale à proliférer même dans le désert).
"...la tâche du metteur en scène n'est pas de faire tout par lui-même, mais de faire tenir ensemble le tout et de contraindre les multiples détails à entrer en composition avec la totalité" (Carl Th. Dreyer, Réflexions sur mon métier, op. cit. p. 100)
"Je ne mésestime pas […] l'équipe technique, opérateurs, techniciens de la couleur, décorateurs, etc. ; mais à l'intérieur de cette collectivité, le metteur en scène est et doit rester le chef, le moteur de l'inspiration. (Carl Th. Dreyer, ibid. p.103)
"La majorité d'entre eux [les cinéastes], qui pouvait se passer de compétence, se spécialisa avec enthousiasme dans la description du vide, chacun s'attacha à imiter le voisin et fit de l'entreprise individuelle une usine collective." (Josef von Sternberg, op. cit. p. 315).
"Il est le seul qui puisse modeler le film en en pétrissant tous les éléments, comme un sculpeur pétrit la terre glaise" (Jean Renoir, op. cit. p. 75)
"J'avais soudain compris que plus que le studio, plus que les acteurs, plus que l'intrigue, c'était le metteur en scène qui donnait à un bon film son caractère distinctif" (Satyajit Ray, op. cit. p. 9)
"Si le réalisateur est un véritable auteur, autrement dit s'il contrôle tous les aspects de la création, l'opérateur doit se contenter de la fonction d'interprète" (Ibid. p. 78).
"Car le seul à se retrouver autant entre les piles dactylographiées, qu'entre les acteurs, les décors naturels, les dialogues, fussent-ils les plus brillants du monde, et les esquisses du décorateur, est le réalisateur, filtre ultime du processus de création cinématographique" (Andreï Tarkovski, op. cit. p. 21)
"Il faut être beaucoup pour faire un film, mais un seul qui fait, défait, refait ses images et ses sons, en revenant à chaque seconde à l'impression ou à la sensation initiale, incompréhensible aux autres, qui les a fait naître." (Robert Bresson, op. cit. p. 123)
"Il y a danger à travailler avec un groupe [une même équipe technique est sujette à l'essoufflement d'un film sur l'autre]." (Quentin Dupieux, Masterclass du Festival Internaltional du Film de La Roche-sur-Yon, 2018).
"La finition d'un film, c'est une question de dictature et non pas de démocratie." (Carlos Reygadas, interview)
MONTAGE Il y deux voies : cognitive, qui consiste à assurer une vraisemblance de continuité entre les plans (raccord dans l'axe, de mouvement, de direction, de regard), et poétique, brisant la linéarité en faveur d'une nécessité organique et de la différance. (Cf. "Montage", in D.W., Souffle et matière. La pellicule ensorcelée (2010), pp. 76-88. Egalement, sur ce site "Montage poétique")
"Le montage ne devient réellement créateur que lorsque, grâce à lui, nous apprenons quelque chose qu'aucune image ne montre." (Béla Balázs, op. cit. p. 141)
"Il s'agit, bien sûr, de connaître toutes les règles du montage, de même qu'il faut posséder toutes les lois de sa professions. Pourtant, le travail créatif ne commence qu'au moment où ces lois sont déformées et transgressées" (Andreï Tarkovski, op. cit. p. 116)
"Montage. Passage d'images mortes à des images vivantes. Tout refleurit" (Robert Bresson, op. cit. p. 91)
MUSIQUE La musique au cinéma est contingente et nuisible. Musique et image sonore appartiennent à deux ordres d'expression étrangers l'un à l'autre, si bien qu'en croyant renforcer le pouvoir émotionnelle de l'image-son avec de la musique, on ne fait que l'affaiblir en la surchargeant au lieu de creuser davantage les moyens propres au cinématographe. C'est donc plaquer de l'émotion préfabriquée sur l'image-son, en niant le pouvoir du son propre. N'y-a-t-il pas mieux à faire que de gratifier les lèvres des amoureux en train de se joindre d'inflexions de harpe et de violon (Lettre d'une inconnue de Max Ophuls) ? Le cinéma est-il à ce point incapable d'exprimer le frémissement des chairs, le son des corps par eux-mêmes ? Bref, toute addition étrangère opère une abstraction de la diégèse signant une impuissance. Il tombe sous le sens qu'on peut se passer de musique mais pas d'images sonores. Si on supprime la musique, reste le film. Si on supprime les images sonores, il ne subsiste que de la musique. Il semble que la voie artistique la plus forte passe par un modelage intradiégétique. C'est ainsi qu'Edmond T. Gréville conçut en 1932 déjà Le Triangle de feu, film n'ayant guère d'ambition artistique mais qui, en remplaçant au générique le nom d'un compositeur par "montage sonore", témoigne d'une conscience aiguë de la filmicité (Cf. "Son", in D.W., Septième art : du sens pour l'esprit, pp. 175-211, ainsi que "Son", in Souffle et matière. La pellicule ensorcelée (2010), pp. 140-153).
"Quand la musique a une véritable signification et un but artistique, elle est toujours un gain pour le film. Il faut cependant espérer (et travailler dans ce sens) que, de plus en plus, les films parlants pourront se passer de musique, la parole y étant vraiment présente." (Carl Th. Dreyer, Réflexions sur mon métier, op. cit. p. 76).
"Pas de musique d'accompagnement, de soutien ou de renfort. Pas de musique du tout". (Robert Bresson, op. cit. p. 26)
"La musique prend toute la place et ne donne pas plus de valeur à l'image à laquelle elle s'ajoute" (Ibid. p. 47)
"Musique. Elle isole ton film de la vie de ton film (délectation musicale). Elle est un puissant modificateur et même destructeur du réel, comme alcool ou drogue" (Ibid. p. 87)
"Combien de films rafistolés par la musique ! On inonde un film de musique. On empêche de voir qu'il n'y a rien dans ces images" (Ibid. p. 137)
"J'ai dit et écrit il n'y a pas tellement longtemps que les bruits devaient devenir musique. Aujourd'hui, je crois qu'un film tout entier doit être musique, une musique, la musique de tous les jours.." (R. Bresson, propos recueillis par Serge Daney et Serge Toubiana, Cahiers du cinéma n° 348-349, juin-juillet 1983)
"Mon intime conviction est qu'un film n'a pas besoin de musique du tout" (Andreï Tarkovski, op. cit. p. 146)
"Pour qu'une image cinématographique puisse atteindre tout son volume, il me semble préférable, en effet, de renoncer à la musique. Parce que, strictement parlant, le monde transformé par le cinéma et celui transformé par la musique sont deux mondes parallèle en conflit l'un avec l'autre." (ibid. p. 147)
"Avant tout, je trouve la sonorité naturelle du monde si belle, que si nous apprenions à l'entendre correctement, le cinéma n'aurait plus besoin de musique." (ibid. p. 148)
"Q. Pourquoi n'y a-t-il pas de musique dans votre film ?
R. Pour ne pas vous boucher les yeux" (Luc Dardenne Au dos de nos images, Point Essais, 2008, p. 85)
"L'accompagnement musical des films, comme on le fait en général, n'a plus aucune raison d'être. On met de la musique pour provoquer un état d'âme déterminé chez le spectateur. Je ne veux pas que ce soit la musique qui provoque cet état d'âme, mais que ce soit, au contraire l'histoire elle-même, grâce aux images qui l'expriment. il est certain qu'il existe des moments (disons, pour nous comprendre) musicaux, dans l'articulation d'une histoire. [...] dans ces moments-là, la musique a sa fonction. Dans d'autres, on doit faire appel aux bruits, non employés avec esprit de réalisme, mais comme effets sonores, poétiquement s'entend. Dans L'Avventura il m'a paru plus juste d'insister sur les bruits que sur la musique." (Michelangelo Antonioni, entretien avec François Maurin, L'Humanité-Dimanche, 25/09/60.)"Aucune musique ne doit être utilisée à moins qu'elle ne soit jouée pendant que la scène est filmée" (Lars von Trier et Thomas Vinterberg, Dogma 95)
NATURALISME C'est confondre la poésie avec l'imitation non seulement de la nature mais de la réalité en général, et la vérité avec la copie des apparences au moyen de l'image et du son. Ce qui n'est pas le cas du naturalisme d'un Zola dont le souffle littéraire témoigne justement de la prépondérance de la poésie dans sa démarche. Le cinéma français est aujourd'hui tellement fasciné par l'imitation qu'il va, sous prétexte de naturel, jusqu'à rendre incompréhensible la diction des acteurs. La rumeur circule même que le documentaire est de l'art. Mais l'artiste est celui qui est conscient de son impuissance à représenter la réalité. Surtout, l'art ne s'adresse pas aux facultés cognitives mais à l'esprit tout entier. Figurez-vous la raison comme une infime émergence de la puissance de l'esprit humain, et vous aurez compris la richesse de l'art qui est lui, à coup sûr, en rapport avec cette puissance en totalité. La domination devenue mondiale du naturalisme au cinéma traduit, à travers un sentiment d'impuissance face à un monde en folie, une grave crise de l'art, qui n'est plus capable que de ressasser le donné au détriment du possible. (Cf. supra "Abstraction", ainsi que "Cinéma artistique et cinéma", in D.W., Souffle et matière. La pellicule ensorcelée (2010), pp. 22-23)
"Le naturalisme aussi est un trucage et une manipulation" (Pier Paolo Pasolini, op. cit. p. 82;
"La photographie doit cesser d'être constat pour devenir instrument d'inspiration artistique, et l'observation directe doit rester du domaine du film d'actualité […]. Il faut nous persuader que l'on perd son temps à copier la réalité. Nous devons nous servir de la caméra pour créer une nouvelle forme d'art et un nouveau langage […]. (Carl Th. Dreyer, Réflexions sur mon métier, p. 108)
PANORAMIQUE Mouvement d'appareil fascinant, qui permet le surgissement de l'imprévisible, la découverte en rotation étant rétive à l'extrapolation anticipative, au contraire du mouvement rectiligne. La difficulté c'est de ne pas se laisser fasciner par le joujou. (cf. "Panoramique", in D.W., Septième art : du sens pour l'esprit, pp. 154-160)
"Le panoramique consiste à changer d'image sans recourir au montage." (Béla Balȧzs, op. cit, p. 161)
PERFECTION La perfection est un argument commercial :
"Le vrai danger, à mon avis, réside dans un amour aveugle pour une soi-disant perfection. Pour obtenir cette perfection, on multiplie les talents. Tel film est tiré d'un chef-d'œuvre de la littérature, le scénario est écrit et revu par une demi-douzaine de grand scénaristes, le metteur en scène est aussi une célébrité. Les acteurs sont tous des stars, le monteur est le plus demandé de la ville. Ayant mis tous ces atouts de son côté, le studio est sûr de ne pas rater son coup. Comment tant de gens géniaux pourraient-ils produire un navet ? C'est cependant ce qui arrive souvent." (Jean Renoir, op. cit. p. 187)
PUBLIC Cette notion s'éclaire d'un malentendu, qui arrange tout le monde : qu'élitiste, 'l'art cinématographique ne serait pas destiné au grand public. Oui, à condition d'ajouter que la notion d'élite est idéologique. Elle implique une hiérarchie sociale supposant une classe majoritaire d'ignorants. Or, celle-ci est un produit politique, dans l'intérêt du pouvoir politique. Le public n'est si bête que parce que, gavé de fast food, son esprit obèse ne tolère pas les nourritures plus subtiles, qui seules pourraient l'élever. Il ne s'agit donc pas de plier le cinéma aux conditions du public, mais de rendre celui-ci appétant. Les éducateurs et les médias sont concernés au premier chef. Le reste suivra, quand la demande publique aura suffisamment mûri pour changer la donne du marché. C'est comme le dérèglement climatique, un ou deux siècles devraient suffire si on s'y met tout de suite...
"Quand on commence à vouloir s'orienter vers le grand public, nous pouvons parler d'industrie du divertissement, de spectacle pour les masses, de tout ce qu'on voudra, mais certainement pas d'art, lequel doit être soumis avant tout à ses lois internes, que cela plaise ou non." (Andreï Tarkovski, op. cit. p. 158)
"X prouve une grande sottise quand il dit que pour toucher les masses il ne faut point d'art." (Bresson, op. cit. p. 75)
QUADRATIQUE (espace) du latin Quadrare "s'adapter". Il paraît utile et fécond de distinguer entre deux sortes d'espace filmique : optique et quadratique. L'espace optique tridimensionnel, qui se prolonge virtuellement dans le hors champ, s'inscrit en réalité sur la surface bidimensionnelle, limitée, de l'écran. Il relève donc essentiellement du simulacre consistant à donner l'illusion d'un univers semblable au nôtre à partir de taches de lumière bougeant sur une surface plane étroitement délimitée. Mais en s'ordonnant au cadre comme figure de la transition physique entre l'écran et de la salle obscure, il prend une consistance "quadratique". Il ne s'agit pas de tomber dans une autre sorte d'illusion réaliste, l'écart ontologique entre l'image et la réalité étant absolu, mais de prendre la mesure de la possibilité entre les deux dimensions d'un jeu relevant de l'écriture. (Cf. "Rhétorique/poétique" in D.W., Souffle et matière. La pellicule ensorcelée (2010), pp. 69-75)
REALITE filmer la réalité c'est non seulement en produire une copie mais surtout très pauvre, seule étant captée une apparence déterminée par les conditions de prise de vue. Représenter c'est nécessairement retrancher quelque chose observait Bergson dans Matière et mémoire. (Cf. "Monde sensible et cinéma", in D.W., Souffle et Matière. La pellicule ensorcelée (2010), pp. 15-19).
"Le cinéma est un réel reconstruit pour l'écran" (Dominique Villain, op. cit. p. 114)
"Le réel arrivé à l'esprit n'est déjà plus du réel. Notre œil trop pensant, trop intelligent./Deux sortes de réel : 1° Le réel brut enregistré tel quel par la caméra ; 2° ce que nous appelons réel et que nous voyons déformé par notre mémoire et de faux calculs./Problème. Faire voir ce que tu vois, par l'entremise d'une machine qui ne le voit pas comme tu le vois" (Robert Bresson, op. cit. p. 79-80).
"Le réel brut ne donnera pas à lui tout seul du vrai." (Ibid. p. 110).
"Il faut arriver à la vie sans la copier" (R. Bresson, interview par Roger Stéphane, à propos d'Au hasard Balthazar).
"Un plan de film est un fragment de réalité dépourvu d'idéologie." (Andreï Tarkovski, op. cit. p. 166). Voir ci-après :
REPRÉSENTATION Représenter la réalité, c'est tenter d'en capturer les apparences au moyen d'un langage, en tant surtout que celles-ci prennent sens en s'articulant à certaines fins, pratiques, didactiques ou édifiantes. Aussi bien le sujet d'énonciation projette-t-il ces fins sur les êtres animés et inanimés énoncés. Autrement dit, la représentation non seulement est extrêmement pauvre de devoir passer la réalité au crible d'un système codifié qui lui est radicalement hétérogène, mais aussi trompeuse d'y interposer un sens répondant à des intérêts autres. Prenez une photographie. Elle est l'empreinte de la lumière renvoyée par la surface frontale de l'objet. Elle ne dit rien ni des faces cachées, ni du mouvement, ni de la tactilité, de l'acoustique et de l'olfaction. De plus, elle cadre ce qui est caractéristique relativement au concept de la chose. La représentation n'est rien d'autre au fond que le ressassement sous forme appauvrie de l'expérience quotidienne, pratique, du monde où nous vivons. Ce qui est contraire à la fonction de l'art, qui a affaire à une vitalité fondamentale, celle de l'esprit capable de réévaluer le monde pour sans relâche y réinventer la place de l'homme. Le langage de représentation n'est pas l'instrument de l'esprit, mais celui de la raison pratique, qui reconduit toujours les mêmes vieilles catégories. La notion d'écriture permet au contraire de penser un dépassement de la représentation (Cf. supra les articles "Ecriture" et (ci-dessus) "Réalité", les chapitres "Ecriture cinématographique", in D.W., Septième art : du sens pour l'esprit, pp. 213-236, "La "langue" du cinéma", in Souffle et matière. La pellicule ensorcelée (2010), pp. 19-21, ainsi que mes ouvrages : Mouchette de Robert Bresson ou le cinématographe comme écriture, L'Harmattan, 2012, et Écriture et représentation, "Ouverture philosophique, L'Harmattan, 2018).
"Films de cinématographe : émotionnels, non représentatifs" (Robert Bresson, op. cit.)
RYTHME Ne faut pas confondre le rythme avec le seul montage. Tout concourt au rythme du film, aussi bien les sons que le contenu des images, que le montage que les jeux de lumière. Ne pas confondre non plus le rythme comme accent ou frappe en musique, avec le rythme comme succession agencée de matières sonores hétérogènes en rapport, avec des matières visuelles au cinéma.
"Pour maîtriser les lois du mouvement, il faut avoir le sentiment poétique de la pause et du rythme." (Josef von Sternberg , op. cit. p. 344)
"Le maître tout-puissant de l'image cinématographique est le rythme, qui exprime le flux du temps à l'intérieur du plan" (Andreï Tarkovski, op. cit. p. 108)
" Le rythme du montage, la durée des plans, ne sont pas des exigences purement techniques destinées, comme on le croitt trop souvent, à assurer le lien avec les spectateurs, mais l'expression-même du caractère et de l'originalité de l'auteur du film." (Andreï Tarkovski, Journal, op. cit., p. 67)"Valeur rythmique d'un bruit. Bruit de porte qui s'ouvre et se ferme, bruit de pas, etc., pour la nécessité du rythme" (Robert Bresson, op. cit. p. 51)
"Films lents où tout le monde galope et gesticule ; films rapides où l'on bouge à peine." (Ibid. p. 91)
SON Voir : D. W., Septième art : du sens pour l'esprit, Chap. "Son", p. 175, Robert Bresson : Procès de Jeanne d'Arc, 2014, pp. 67-70 et passim, et sur ce site "Le Son dans Le Sacrifice, matériau de l'invisible". Le son ne doit pas écraser l'image comme le fait la musique d'accompagnement ou les bruitages quand ils n'entrent pas dans un rapport ludique avec l'image filmique, mais développer en contrepoint un univers qui lui est propre.
"le son introduisait un autre monde, un monde qui stimulait l'imagination au-delà du cadre de l'image. [...] Le son devait faire contrepoint avec l'image." (Josef von Sternberg, Souvenirs d'un montreur d'ombres, op. cit. p. 233)
"L'œil (en général) superficiel, l'oreille profonde et inventive. Le sifflement d'une locomotive imprime en nous la vision de toute une gare" (Robert Bresson, op. cit. p. 82)
"La caméra ne nous donne des êtres et des choses qu'une apparence superficielle et trompeuse. Le magnétophone, en revanche, nous restitue exactement la matière même des bruits, la voix humaine et des animaux comprise" (R. Bresson, Entretien, Cahier du cinéma n° 348-349, juin-juillet 1983)
SYMBOLIQUE Le langage est censément voué à communiquer, et à stocker les connaissances. Mais il remplit une autre fonction, méconnue, relative aux forces psychiques qui n'appartiennent pas à l'ordre de l'information et de la communication, la psyché n'étant pas en effet restreinte à la conscience empirique. Aux deux fonctions correspondent deux modalités qui à la fois s'ignorent et coexistent. Autrement dit, le matériel langagier s'offre à deux processus concomitants mais hétérogènes. Ce phénomène est mieux connu dans le rêve où l'on distingue entre rêve manifeste et rêve latent. Manifeste parce que, relevant de la logique cognitive que l'on pratique couramment sans y penser, le code en est connu. Latent parce que ne correspondant à aucune pratique sociale, bien que réglé par des lois sans doute universelles. Il ne faut pas chercher autre chose dans l'inconscient qu'une modalité du langage. C'est à Lacan que l'on doit une définition de l'inconscient non seulement dégagée de la psychophysiologie mais surtout d'une représentation spatiale dichotomique. Il donna au séminaire l'exemple de la carte de géographie dont les gros caractères désignant les continents sont invisibles à celui qui cherche les noms de routes ou de villages écrits en petits caractères. Un autre exemple, celui de la lettre volée est frappant et fécond pour la pensée : la meilleure cachette est celle qui n'en porte pas l'étiquette. La lettre censée être cachée est introuvable parce qu'elle ne s'inscrit pas dans l'univers de la cachette. Cependant, même si la psychanalyse est la première à avoir mis en évidence la double modalité, celle-ci doit être considérée d'un point de vue anthropologique, c'est-à-dire comme une propriété qui, non seulement n'a pas attendu la psychanalyse pour exister dans le langage humain, mais peut également être pertinente dans d'autres champs d'investigation ayant affaire au langage. Celui de l'art, au premier chef. Si l'on appelle sémiotique la modalité correspondant au langage comme fonction sociale d'échange, parce qu'il est fondé sur le signe (sémiotique n'est que l'adjectif qui correspond au nom signe), on peut appeler symbolique l'autre modalité générant par un travail sur le signifiant ou plutôt sur le plan de l'expression en tant qu'il est en rapport non-conforme avec celui du contenu (Hjelmslev), des formations latentes au sein du langage. On dira donc que la modalité sémiotique propose à la lecture l'évidence immédiate d'un sens, tandis que le symbolique suppose un décryptage. Quelle est la pertinence d'un tel modèle du langage pour une approche du phénomère artistique ?
C'est qu'il permet de comprendre comment on se délivre du carcan de la représentation : c'est le sémiotique qui est voué à la représentation, le symbolique est en revanche un opérateur émotionnel direct. Il repose sur la mise en branle du couple infernal métaphore/métonymie non soumis à la logique narrative. A ce titre, ne pas confondre rhétorique latente et processus symbolique (qui relève de l'écriture). Toute figure soumise à l'ordre narratif appartient à la rhétorique. Les extraterrestres de Rencontre de 3e type sont identifiés au Christ ou à Dieu : le vaisseau spatial ressemble à une couronne d'épines, le débarquement sur terre à une sortie de messe, etc. Bref, il s'agit de renforcer la représentation en chargeant l'événement d'une certaine valeur subreptice. Tandis que le symbolique a pour vocation de prendre la tangente en investissant marges et interstices. Dans Mouchette de Bresson, une simple épingle à nourrice(1) s'avère au déchiffrage symbolique être un enjeu émotionnel considérable du film, dévoilant tout un réseau latent indépendant du récit. (Cf. D.W., Mouchette de Robert Bresson ou le cinématographe comme écriture, L'Harmattan, 2012 et Écriture et représentation, L'Harmattan, 2018.)
TECHNIQUE Alibi de la méconnaissance en matière d'art en général, de cinéma en particulier. La technique donne à penser qu'il existe un langage cinématographique aussi codifié que la langue. On croit avoir tout compris du cinéma à parler de travellings ou de contre-plongées. C'est oublier que ce ne sont que des moyens, qui plus est contingents, un film sans travelling ni contre-plongée, ni même mouvement d'appareil, étant tout à fait concevable. (Cf. "Technique", in D.W. Souffle et matière. La pellicule ensorcelée (2010), pp. 65-69)
"La technique est pour moi un moyen et non un but" (Carl Theodor Dreyer, in Sémolué, op. cit. p.167)
"La connaissance technique n'offre qu'un avantage : c'est celui de provoquer la recherche. Or, seule la recherche est de la création" (Jean Renoir, op. cit. p. 252)
"C'est l'absence de moyens qui nous contraint à l'économie et à l'invention, nous empêchant de faire de la technique une fin en soi" (Satyajit Ray, op. cit. p. 71)
"La technique ne donne pas une dimension différente à un réalisateur. Bien au contraire, elle le limite. La technique seule, sans rien pour en supporter le poids, écrase l'idée fondamentale qui doit toujours dominer" (Kurosawa Akira, cité par Satyajit Ray, ibid. p. 209)
"En art le niveau technique, en tant que tel, ne détermine rien" (Andreï Tarkovski, op. cit. p. 142)
"Les travellings et panoramiques apparents ne correspondent pas aux mouvements de l'œil. C'est séparer l'œil du corps. (Ne pas se servir de la caméra comme d'un balai). (Robert Bresson, op. cit. p. 102)
"Nous devons nous battre pour démystifier "l'innocence de la technique", jusqu'au bout." (Pier Paolo Pasolini, op. cit, p. 76)
TEMPS "Aucun art ne peut se comparer au cinéma pour la force, l'exactitude, la rudesse avec lesquelles il fait percevoir le fait et la matière vivant et se transformant dans le cours du temps" (Andreï Tarkovski, op. cit. p. 64)
TEXTE Le texte n'est pas seulement d'ordre graphémique. Le concept s'en applique à tout genre langagier, donc au cinéma. C'est la configuration sémiotique (moléculaire) de l'écriture, en laquelle a pu prendre corps la configuration sémantique (molaire) du récit. Fort de son étymologie de "tissu", c'est un tissage. Il revendique donc une régularité de texture reposant sur l'équivalence générale de tous ses éléments. Il s'agit évidemment d'une équivalence économique, obtenue par l'évacuation des valeurs extrinsèques (axiologiques) et intrinsèques (plan du contenu) puisqu'en réalité ils sont tous différents. Mais cette neutralisation des valeurs aprioriques ouvre un champ infini de permutabilité. Davantage, de même que la partie visible du tissu, son "armure", ne tiendrait pas sans la torsion des fils qui la constituent, la texture visible et molaire reposant sur les catégories grammaticales est solidaire de réseaux moléculaires, totalement émancipés de tout centre régulateur. Par exemple, dans Pickpocket, le verre d'eau à peine visible, excentré dans un des angles du cadre, relève du plan moléculaire, indépendant du molaire, selon lequel le même verre rempli sa fonction cognitive, physiologique et sociale. Aborder une œuvre comme texte c'est accepter qu'en tant qu'énoncé elle disparaisse, absorbée dans la textualité.
VÉRITE On appelle vérité en général une représentation des choses. Il n'y a pas de vérité en soi. La vérité en soi est présomption intellectuelle ou valeur métaphysique. Mieux vaudrait la considérer une guerre contre le faux (le cliché, le consensus, l'idéologie). Tout ce qui surprend l'attente du spectateur relèverait donc de la vérité authentique, qui serait toujours invraisemblable ou paradoxale, mais à condition qu'elle satisfasse au critère, intuitif, du vrai. C'est pourquoi la vérité vraie est vérité intérieure, laquelle est étroitement tributaire du médium. On préférera donc à la définition classique accord entre la représentation et l'objet, celle de Heidegger : arrachement à la méconnaissance (Cf. "Discours" et "Son et vérité", in D.W. Souffle et matière. La pellicule ensorcelée (2010), pp. 45-52, 142-144 )
"Vous ne voyez que la seule vérité, donc vous êtes injuste" (Aglaia Ivanovna au prince Muychkine dans L'Idiot de Dostoïevski, épigraphe de Septième art : du sens pour l'esprit)
"L'art est là pour nous empêcher de mourir de la vérité" (Friedrich Nietszche, épigraphe du présent site)
"Dans toute vérité il y a la semence du mensonge" (Charlie Chaplin, op. cit. p. 258)
"La vérité est le plus souvent invraisemblable" (Jean Renoir, op. cit. p. 248)
"...la vérité intérieure, la seule qui compte pour moi..." (ibid. p. 258)
"Le vrai du cinématographe ne peut être le vrai du théâtre, ni le vrai du roman, ni le vrai de la peinture. (Ce que le cinématographe attrape avec ses moyens propres ne peut être ce que le théâtre, le roman, la peinture attrapent avec leurs moyens propres)" (Robert Bresson, op. cit. pp. 16-17)
"Le faux comme accès au vrai." (Luc Dardenne, Au dos de nos images, Points "Essais", 2005 et 2008, p. 34)
Question qui n'est du reste pas propre au seul cinéma :
"Il faut beaucoup d'artifice pour faire passer une parcelle de vérité, et, dans ces histoires [celles adressées par les déportés aux soldats américains découvrant les camps de concentration], il n'y a pas cet artifice qui a raison de la nécessaire incrédulité" (Robert Antelme, L'Espèce humaine, "tel" Gallimard, p. 302)
"L'art est un mensonge qui nous permet de dévoiler la vérité" (Picasso)