CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Chantal AKERMAN
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Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles Belg. 1975 201' ; R., Sc., Dial. C. Akerman ; Ph. Babette Mangolte ; Mont. Patricia Canino ; Cadr. Bénédicte Delesalle et Nicole Geoffrey ; Lum. Renelde Dupond et Guy Hiernaux ;  Son Alain Marchal ; Mix. Jean-Paul Loublier ; Prod. Paradise Films et Unité Trois ; Int. Delphine Seyrig (Jeanne Dielman), Jan Decorte (Sylvain Dielman), Henri Storck (premier client), Jacques Doniol-Valcroze (deuxième), Yves Bical (troisième).

   
  Veuve, mère d'un garçon de dix-sept ans, vivant dans un deux-trois pièces bruxellois, Jeanne Dielman arrondit ses fins de mois en se prostituant avec un habitué par jour en semaine entre 17 et 17h30, pendant que Sylvain est à l'école. Tout le reste de son temps est dévolu au ménage, aux courses, au fils. Le récit s'étend sur trois jours, soit trois passes. Ayant dû, de honte, à la troisième étouffer un orgasme, elle plonge mortellement ses ciseaux de couture dans la gorge du client.


    Attention, cinématographe ! Non pas scénario filmé, mais stratégie du corps et du décor, du montage (visuel et sonore), du cadrage (fixe), des éclairages, le tout dans sa forme pure, sans nulle complaisance cosmétique : littéraire ou musicale, luminocentriste, iconocentriste voire caméricentriste. D'où disproportion entre le propos, ici tenant sur huit lignes, et la durée inusitée de projection. Car sous une apparence de répétition monotone c'est un prodigieux bouleversement qui s'ourdit patiemment jusqu'à imploser à la mesure du drame latent.

L'Enjeu psychosociopolitique.
   Drame tout intérieur comme l'exprime avec justesse le jeu minimaliste de Delphine Seyrig de l'ordre du changement de rythme respiratoire, et dont pourraient se déduire les raisons à partir de la réponse de Jeanne à la question de Sylvain sur sa rencontre avec son père  : homme laid et ruiné, épousé par défaut. "Laid ou pas laid, tu sais, proteste-t-elle, ça n'avait aucune importance. Ça ne me faisait rien de faire l'amour, comme tu dis, c'était un détail ; et il n'était pas si laid que ça" (plan 44) (il l'était donc). Assez laid l'héritier lui-même, conçu à contre-cœur vu la maladresse de la mère avec le nourrisson d'une voisine à elle confiée en garde. Alors que, mariée avec un Américain rencontré à la Libération, sa sœur Fernande vivant au Canada pouvait se prévaloir d'un "miracle". Ce n'est pas pour rien que Jonathan, le neveu, était "plus grand et plus fort que Sylvain" (plan 204, à 172' env.).
   Mais c'est dans le présent du film que la frustration prospère sur tous les plans. "Époux par défaut" dénote un fatalisme impliquant soumission à un prétendu destin. Ainsi Jeanne se dévoue-t-elle jusqu'au sacrifice au fils, qui a appris à rouler les "r" à l'école flamande, et n'est autre que la réincarnation du père même s'il ne boit pas, lui, de bière. Et pourtant, la bouteille jamais entamée préside à tout repas. Il y a fracture symbolique entre fils et mère, lisible entre les lignes des paroles de ladite : "Je me demande si tu sais encore dire les "r" comme moi" (plan 30, entre 27 et 28'). Sylvain lit à table malgré les rappels à l'ordre maternels. Des rappels timides, qu'elle s'autorise à peine, s'auto-censurant dans telle remarque anodine : "tu lis comme ça tout le temps sans t'arrêter tout à fait comme ton père", à moins de les réprimer par des subterfuges pour donner le change, comme de lisser de la main la nappe et bouger un peu la salière-poivrière. Qu'il s'essuie grossièrement la bouche sur sa manche, elle, si scrupuleuse pour elle-même à cet égard, se contente, l'ayant dépliée, de lui tendre sa serviette, dont la suite montrera qu'elle prend un sens symbolique relatif à quelque chose de répugnant (plan 133). S'agissant, du reste, de prendre le manteau des mains du client ou de celles de Sylvain, les gestes sont strictement les mêmes. Jeanne est soumise au fils comme aux hommes vis à vis desquels le sexe, avilît-il la femme, "est un détail". Ce qui n'exclut pas un geste de rejet comme de poser sur la poubelle les chaussures et de les balancer une fois cirées au pied du lit du dormeur la deuxième fois. Réciproquement, l'adolescent est, sous fond de méconnaissance de la condition féminine en milieu patriarcal, l'imbécile heureux proclamant qu'il ne pourrait, lui, s'il était femme, "faire l'amour avec quelqu'un qu'[il] n'aime pas complètement." (plan 44, entre 38 et 40'). À quoi lui est rétorqué dans un demi-aveu marquant la profondeur de l'abîme qui les sépare : "Tu ne peux pas savoir, tu n'es pas une femme." Bref, c'est plus compliqué que ça. Pendant tout le long échange qui se conclut par cette mise au point péremptoire, Sylvain étant couché, sa mère est restée debout entre deux portes, comme en alerte.
   Le lien de ce qui précède avec le caractère délétère du rapport à la Canadienne se trahit dans une association inconsciente de l'intéressée. Sylvain ayant manigancé avec un copain pour manquer un cours, elle lui marque cette prudente désapprobation : "J'aime pas tellement que tu fasses ça." Puis, après un temps notable, propice au cheminement des idées : "Faudra répondre à tante Fernande." (plan 133, à 108' env.) Certes la jalousie sororale la ronge. Ce à quoi fait écho le rapport à la voisine au bébé étalant complaisamment entre deux portes une vie conjugale épanouie : "il est en déplacement toute la semaine. Il va me manquer vous savez" (plan 91, à 81' env.). La tension intérieure de la veuve se devine à sa façon de tenir la porte entrebâillée à deux mains et, en station debout, dans une position qui, significativement, rappelle celle de l'échange avec le fils, de trahir son impatience en croisant une jambe sur l'autre pour la soulager de l'effort concédé à contre-cœur. Mais Fernande est aussi une sœur terrible à considérer ses cadeaux : la veste trop grande que Sylvain ne pourra porter que des années plus tard. Puis, offrande d'anniversaire, la robuste chemise de nuit rose tartignole déballée juste avant le meurtre, auquel on verra qu'elle ne saurait être étrangère (plan 217, à 180' env.). "Je me demande bien ce que peut être ce cadeau" s'était pourtant par avance réjouie la bruxelloise à l'annonce par lettre de l'envoi par bateau (plan 28). Autant de présents aussi frustrants qu'humiliants, et qui jouent un rôle symbolique important dans le film, j'y reviendrai.

Crédibilité
   Il ne suffit pas, pour qu'on puisse y croire, de viser une certaine vérité humaine ; pas d'ajouter foi à des idées mais à ce qui est capable de les incarner au moyens de procédés et d'artifices. Il se pourrait bien que le style du titre, évoquant l'enquête sociologique par le nom propre du sujet et l'adresse réaliste d'un quartier modeste de Bruxelles, fût légèrement ironique. Comme l'heure de la passe si conforme :"toujours entre cinq à sept" eût pu dire Flaubert. Une enquête qui risquait fort de déboucher sur du théâtre de chambre. Or c'est tout un monde qui semble graviter autour et jusque dans les interstices. La vitrine de la salle à manger faisant face aux fenêtres de la rue, d'où émanent des bruits de circulation, reflète de nuit la lueur bleutée, miroitante, de quelque enseigne lumineuse. Pendant que Jeanne s'inflige les papotages de la mère du nourrisson sur le seuil, la vie de l'immeuble bat à travers des bruits d'ascenseur et de portes claquées avec des résonances de cage d'escalier. Tous les événements sonores du domicile sont au reste - en plan sonore accentué - minutieusement répertoriés. Dès l'entrée de l'immeuble que l'on allume en arrivant, s'entend le battement de la minuterie puis, après les bruits caractéristiques liés à l'appel et à l'arrivée de l'ascenseur, le grincement des doubles-portes en treillis métallique extensible, suivi du redémarrage et du trajet marqué par un raclement au passage de chacun des cinq étages parcourus. Même jeu des portes à l'arrivée. Ensuite clé dans la serrure et grincement de porte. L'appartement, comme il se doit, est équipé, pour chaque transit, de boutons commutateurs sans cesse actionnés pour allumer en pénétrant dans une pièce, puis éteindre en sortant, allumage et extinction étant associés à l'ouverture et à la fermeture des portes (champ ou hors-champ). Dans la cuisine, sifflement du gaz en combustion, ou de la bouilloire, bouillonnement de l'eau dans la casserole, jet du robinet, glougloutement du syphon d'évacuation. On remarque même les enclenchements intermittents du moteur du réfrigérateur, etc.
   Le principe de l'alternance domine. Du bruit et du silence, mais aussi, visuellement, de l'intérieur (jour et nuit) et de l'extérieur en décor naturel (jour et nuit), inscrivant dans le rythme cosmique celui de l'intrigue. Les Dielman sortent à deux reprises dans la ville nocturne pour une mystérieuse visite dans un immeuble. Extérieurs et intérieur jours pour les courses de Jeanne : rues, places et, intérieurs, bureau de poste, magasins divers ou café. Des informations nécessaires à l'intrigue peuvent ainsi circuler à l'occasion de banales paroles échangées avec des étrangers dans des situations de vie quotidienne, nous préservant du didactisme déréalisant d'un narrateur extradiégétique.
   Il en va tout autant du costume, du jeu de l'actrice principale et du décor intérieur, témoignant d'une aspiration au maintien dans la dignité des classes moyennes inférieures. Ce qui se paye d'un prix exorbitant, auquel s'ajoute la dette insondable envers la progéniture non désirée. Tout le confort mais dans un espace étriqué où le canapé-lit du séjour tient lieu de chambre au jeune homme. Comme la retenue de l'attitude et des expressions du visage, la tenue de la mère, tout en étant un brin explétive, est sans défaut : cheveux laqués, pudique jupe à peine évasée descendant au-dessous du genou, chemisier crème apprêté, cardigan gris, chaussures à talons moyens. Ce qui l'oblige à passer une blouse pour la cuisine et le ménage. Suffit de s'en défaire pour accueillir convenablement le client. Sauver les apparences sous la rectitude, que dément une propension à se courber incessamment même dans les tâches qui ne le nécessitent guère, comme d'essuyer les couverts. Le décor de la cuisine y prête main-forte étant disposé de façon à ce qu'il faille tirer la chaise qui bloque le tiroir de la table et se pencher par-dessus le dossier pour y accéder. La force de crédibilité n'est jamais dans la vraisemblance, mais dans le décalage qui questionne.
   On voit bien que la forte prégnance de l'enchaînement des actions, avec les effets sonores qui les accompagnent, provient non de l'exactitude de la description, mais de leur ordonnancement au cadre et au montage, et des rigoureux calculs d'intensité et de distribution de la bande-son. Il y aurait donc plus de vérité dans l'écart que dans le propre, lequel est une aporie s'agissant de la conformité du langage à une réalité qui lui est hétérogène. Alors que le faux, l'adultéré, le sophistiqué, l'inexactitude flagrante, voire les signes ostensibles de fabrique, à la fois assument la condition de facticité et sollicitent une inquiétude positive, prenant la mesure de l'impossible adéquation idéale. Solution infiniment préférable à l'identification naïve de la fiction à la réalité, par quoi l'on retombe dans les bienheureuses illusions de l'enfance, contraire à la puissance de questionnement de l'art.

Du décalé au raté
   Une inflexible logique de l'objectif se plaisant aux changements d'axe géométriques, à 90° surtout, et du cadre, fixe jusqu'au décadrage, à l'amorce et au hors-champ complémentaire, et de la rythmique image/son, souligne la régularité obsessionnelle de la gestuelle et des actes. Ne pas déranger le rituel domestique dressé contre la désagrégation du monde intérieur. Jeanne jette à la poubelle les patates trop cuites au motif que ce n'est pas le jour de la purée. Mais, sous la forme de ratés, les signes de l'effondrement inéluctable viennent très tôt miner cette mécanique de haute précision. Tenant de la main droite les billets de banque qu'il vient de lui remettre, c'est de la gauche que Jeanne serre la main du premier client prenant congé (plan 4, entre 3 et 4' après générique). Deux plans plus loin les deux chaises disposées symétriquement de part et d'autre de la table de la cuisine sont réduite à une seule, celle qui fait dos à la gazinière. L'autre réapparaît au plan prochain de la cuisine (plan 15, à 12' env.) pour se volatiliser à nouveau quarante minutes plus tard (plan 56, à 45' env.). Plus loin c'est le comportement de la protagoniste qui commence à donner des signes de malaise.
   Jusque là, Jeanne parcourait un espace balisé, rythmé avec une économie de gestes et de mouvements strictement calculée. Allumer en entrant dans la cuisine, prendre la bouilloire sur la gazinière, poser sur la poubelle les chaussures de Sylvain ramassées en allant, avant le réveil dudit, allumer le chauffage (plan 50 à 43'30" env.) derrière le canapé-lit sur lequel elle a disposé du linge propre tiré de l'armoire de sa chambre, remplir la bouilloire à l'évier hors-champ, rentrer dans le champ allumer le gaz sous la bouilloire, reprendre les chaussures, se pencher pour ouvrir le placard bas sous l'évier, en tirer le nécessaire à cirer, reculer la chaise côté tiroir de la table, y étaler un journal sur lequel poser les chaussures, cirer avec un chiffon la première chaussure, la reposer, idem pour la deuxième, ranger le nécessaire dans le placard après avoir repoussé la chaise, laisser les chaussures une fois polies sur la poubelle. Changement de plan (plan 57, à 8'15" env.) pour aller remettre celles-ci au pied du canapé-lit où Sylvain est toujours endormi devant le poêle allumé. Retour dans la cuisine (plan 58) pour préparer le café après l'avoir moulu en versant l'eau bouillante sur le filtre empli de mouture. Il a fallu au moins cinq minutes d'écran sur trois plans entre le moment où la bouilloire est remplie et mise sur le gaz et celui où l'eau est versée. Cinq minutes exténuantes saturées d'action, au point qu'il faille dilater le temps. Sans compter qu'elles ne représentent qu'un segment de la séquence qui, avec le deuxième jour, s'inaugure au réveil de Jeanne et se termine avec le départ de Sylvain pour l'école, sur 18 plans (46 à 63, entre 41 et 54' env.) avec tout ce que cela suppose de gestes et de mouvements relatifs à la transition d'un espace à l'autre, pour une durée totale d'environ treize minutes.
  Tout de la femme-orchestre. Mais soudain, après environ soixante minutes de cet exercice périlleux sans un faux-pas, ayant dans la cuisine (plan 84, à 71' env.) perdu un court instant l'équilibre dans la précipitation, prélude à une série de maladresses, l'acrobate de la tâche domestique ferme approximativement la porte du placard, inaugurant une série d'entrebâillements malencontreux. On sonne pour le nourrisson. Elle omet en allant ouvrir de remettre en place la chaise, tirée pour accéder au tiroir. Retour dans la cuisine pour préparer les escalopes sur la table. Déboutonnée du bas par négligence, sa blouse reste accrochée un instant au dossier de la chaise. Pour achever le désastre l'essuyage de la table se termine par un geste désinvolte de projection de farine par terre. Même relâchement dans l'usage des commutateurs. Dès lors les éclairages sont à contre-rythme. Jeanne néglige notamment d'allumer le couloir en quittant la chambre avec le deuxième client, mais y vient in extremis au moment (plan 100, à moins de 93') d'être payée ; nécessité fait loi. Ce dérèglement culmine dans la gestion du temps, si étroitement minuté que le moindre manquement dans ce qui n'est pas succession additionnelle mais télescopage d'emboitements, bouleverse la totalité de la séquence. L'impeccable championne du chronomètre ménager entend mettre à profit le temps de la passe pour faire cuire les pommes de terre (plan 98 à >90').
   Mais des ratés dans la succession des taches auxiliaires consistant à effacer les traces de l'épisode ont entraîné la surcuisson. Trente-cinq minutes d'ébullition de pellicule, le temps nécessaire exactement pour réduire les patates en purée. Du temps est en outre gaspillé à relaver les assiettes sans nécessité aucune (plan 163) ou à refaire le café (plan 182). Survient le geste rédhibitoire : le rebroussement. Jeanne ayant manqué une étape revient en arrière (éteindre, remettre en place le couvercle sur la soupière aux billets), espérant vainement un trou dans la durée autorisant le rattrapage. C'est du reste moins le fait du retardement que de l'excès en général. L'intempestif retard se renverse en son contraire quand le réveille-matin a été par inadvertance déréglé. Jeanne se heurte alors à un bureau de poste fermé (plan 168 à 135' env.) et, après avoir croisé des enfants encore sur le chemin de l'école (plan 169), trouve l'épicière en train de disposer ses cageots de fruits et légumes sur le trottoir (plan 170), puis doit attendre que le rideau métallique d'un autre commerçant se lève (plan 172). Le trop-plein de malheur entraîne la disjonction temporelle : l'avance est aussi irrattrapable que le recul. Le rituel domestique comme méticuleux remplissage conjuratoire du vide est en échec. Au point que le hasard s'en mêle en donnant à une autre la place de Jeanne au café (plan 208) ; en plus Gisèle, la serveuse habituelle, est en congé !

Du dérèglement comportemental au désajustement narratif
   Mais ce n'est hasard qu'en diégèse. Car au plan narratif, la mésaventure du café est une étape dans une montée de rage se déchargeant dans le crime (poids moral du fils, nourrisson rétif, bouton de veste introuvable, place favorite sur la banquette du café prise, chemise de nuit-mémère en cadeau d'anniversaire et, le comble, orgasme extorqué). Autrement dit, le dispositif de médiation et la thématique s'interpénètrent. Partant de là, la bande-son remplit deux fonctions : naturaliste et rhétorique. Les bruits de machines occupant en continu l'espace social sonore de la vie moderne au point qu'on finit par ne plus les entendre, vont outrepasser leur invisible permanence pour accentuer la valeur affective de l'image. Ainsi, Jeanne tirant la chaise de la cuisine qu'elle repoussera après le tiroir où elle a rangé les couverts en se cassant le dos inutilement, une voiture à l'extérieur accélère en se modelant sur les étapes de l'opération (plan 66 à 58'15" env.). Voire, le narratif va jusqu'à intervenir sans pudeur dans le diégétique en éteignant la lumière du couloir durant la première passe ou indiquant par un signal sonore (bip bip bip) aux personnages que c'est l'heure de leur visite nocturne mystérieuse (plans 32 à 29' et 138 à 135' env.). De même que l'épisode du café au lait faussement avarié est dramatisé par le faux-raccord du thermos sur la table (plan 182, à 15' env.) au lieu du rebord de la fenêtre comme au plan précédent (181).
   Réciproquement, à l'inverse, le contenu dramatique affecte de façon croissante la marche de l'intrigue. Par le faux-raccord d'abord, et l'on ne peut considérer la chaise manquante dans la cuisine simple désordre, car tant que les actions se succèdent en temps réel, il n'y a pas de solution dans le hors-champ. C'est donc un faux-raccord. Lequel exprime le malaise intérieur autrement que par la représentation. Le dérèglement du réveille-matin voit ainsi Jeanne entrer dans une épicerie et se retrouver au plan suivant à l'intérieur d'une autre de configuration identique (plan 171 à 137-138' env.).
   Cela se complique après le réveil de Sylvain (plan 59 à >52'), suivi d'un plan où il est déjà attablé dans la cuisine, c'est-à-dire avec l'apparition de l'ellipse, qui introduit la possibilité d'actions hors-image. Non seulement on ne sait pas toujours du coup si Jeanne a actionné le commutateur en changeant de pièce, ni à quel moment elle a ôté sa blouse, etc., mais c'est l'ensemble de l'action qui s'indétermine. Tout faux-raccord ne trouve ainsi d'explication que par le détour de l'inférence. "J'ai laissé trop cuire les pommes-de-terre" s'excuse la mère auprès du fils qui retire son manteau dans la cuisine venant du dehors. Elle prend le manteau, va à la penderie de l'entrée le ranger en faisant un détour par la salle à manger remettre le couvercle de la soupière à billets, censé pourtant avoir été mis en place après la deuxième passe. Or elle était entretemps ressortie acheter des pommes-de-terre, ce pour quoi elle avait dû prélever un billet, oubliant de remettre le couvercle. C'est, en rapport avec les pommes-de-terre, le rangement du manteau dans la penderie associé au client, qui le lui a rappelé. Avec l'apparition de l'ellipse, la fabrique et le contenu entrent intensément en interaction. Ce qui abolit, au même titre que l'absence totale de musique auxiliaire, l'omnipotence du narrateur implicite. C'est la protagoniste qui tire bas-cadre dans le champ le napperon supportant la soupière, et non la caméra qui va la chercher, plan 40 à <36'. Une caméra qui, à force de fixité monolithique, laisse les personnages se décadrer. Cela ne cesse de se confirmer, jusqu'au montage-son. Le monteur a "oublié" le battement de la minuterie du couloir d'entrée de l'immeuble aux plans 97 (90' env.), 173 (140' env.) et 211 (178' env.) et le rythme des déclenchements/arrêts automatiques du réfrigérateur de la cuisine hors-champ est aberrant.

Sortilèges de l'écriture
   L'écriture concerne non pas la représentation, mais la puissance à donner forme à ce qui appartient encore à l'impensé du chaos, là où les catégories n'ont pas cours. Jusqu'ici, on est à la frange avec le jeu des anomalies et la mise en crise des catégories de narration et de diégèse, irrégularités se déterminant par rapport à la représentation ; l'effet de la chaise manquante tient à la transgression de la règle domestique, le désajustement narratif en général ayant fonction rhétorique, c'est-à-dire, de régulation expressive de l'intrigue.
   Cependant une étrange logique travaille à rebrousse-poil l'obligatoire civilité, en tant que code, de l'ordonnancement discursif. De sorte que la violence au principe du drame se diffuse de façon intensive à transgresser la syntaxe filmique. Elle passe notamment par cette brutale remarque de Sylvain à sa mère : "Ton bouton !" L'un, du haut de la blouse est en effet défait. Mais il n'a pas vu ceux désaxés du bas. Jeanne reboutonne docilement le haut sans s'occuper du reste. Cela touche à la composante sexuelle du traumatisme. Non seulement comme métonymie du déshabillage, mais aussi sens relatif aux organes de la femme en jargon érotique *.
   Ainsi, le bouton de la veste de Sylvain cristallise-t-il l'enjeu familial du traumatisme. "Je n'ai jamais vu de bouton comme ça" dit la mercière (plan 206), ce qui, via l'orgasme intempestif, ramène le petit accessoire à une monstruosité en rapport avec la sœur canadienne. Non seulement la chemise de nuit est déballée à côté, visible en amorce, de la serviette étalée préservant le lit des fluides corporels de la passe, mais les ciseaux utilisés pour ouvrir le colis seront, comme un juste retour des choses, l'arme du crime.
   L'autre facteur pathogène, le fils, entre dans la danse infernale par son cartable à deux fermoirs dont l'un est resté ouvert, comme débraillé, par deux fois au moins (plans 61 à 53' et 161 à 128', env.). En lien avec le traumatisme d'autant que le garçon passe le cartable dans la main gauche pour saisir de la droite, prélevé dans la soupière, l'argent que lui tend sa mère (61) ; tout comme celle-ci, censément pour ne pas lâcher les billets de la droite, tend au début la gauche au premier client.
   Mais on ne saurait manquer la profusion de boutons de toute sorte : de sonnette, de minuterie, de radio... et que la confusion qui s'installe dans le jeu des allumages/extinctions semble relever du même désordre que celui des boutonnières vacantes. Autre bouton auquel on ne pense pas : celui, tenant lieu aussi de sifflet, qui surmonte le bouchon de la bouilloire, est mis en exergue lors de l'épisode du café faussement avarié. Jeanne le maintient en effet à deux doigts de la main gauche sur la table pendant toute la durée du versement de l'eau bouillante dans le filtre. La valeur sexuelle s'affirmant de surcroît dans la blouse déboutonnée en haut et en bas. Ce qui associe au traumatisme l'épisode du café problématique, si ce n'était déjà évident par soi-même, eût-on manqué la valeur anaphorique de l'usurpation de la place de Jeanne au café : place perdue comme l'est le goût du café.
   Dans la même logique transnarrative on remarque, à condition d'admettre que, comme généralement dans le cinéma et la littérature belges, les belgicismes sont refoulés dans toute œuvre vouée à traverser les frontières, que la serviette sordide se retrouve par figurabilité dans les serviettes (le cartable et la serviette de table) de Sylvain**.

Conclusion
   Voilà un long métrage qui devrait être au programme de toute entreprise de démystification du cinéma dominant. On sait qu'il a été, il y a peu, élu meilleur film du monde au classement décennal de Sight and Sound, genre d'honneur qui, même s'il a le mérite de faire redécouvrir Jeanne Dielman après presque un demi-siècle, ravale l'art du cinéma au rang de compétition sportive, surtout quand on voit combien les figures de certains de ses illustres prédécesseurs pâlissent avec le temps. Pourrait-on même seulement imaginer un palmarès de cet ordre pour la sculpture ou la peinture ("le meilleur tableau de tous les temps...") ? Comparer entre elles des singularités c'est nier la singularité, critère majeur de l'œuvre d'art. La différence entre art et divertissement n'est d'ailleurs pas pertinente aux yeux d'un jury qui semble fasciné par la technique et la séduction scénaristique. C'est ainsi que Citizen Kane, distingué divertissement de salle obscure relevant essentiellement, bien que très en retard au plan sonore, de la prouesse technique, a occupé durant quarante ans la première place. Place que lui a ravi pendant deux décennies un autre film remarquable, remarquable, outre la subtile distillation du mystère de l'intrigue, par sa capacité technique (zoom combiné au travelling) à provoquer le vertige : Vertigo, mais totalement inapte à celui de l'âme.
   Considérant néanmoins, si ce n'est du classement, la nécessité de la sélection, comment ces experts du 7e art ont-ils pu tomber si juste en 1952 avec Le Voleur de bicyclette, auquel succède à bon droit à la première place, après soixante-dix ans, Jeanne Dielman, mais si bas en 2022 avec le lourd suprématiste La Prisonnière du désert (classé 15e) ; comment ont-ils pu, ayant rétrogradé Le Voleur de bicyclette à la quarante-et-unième place, s'égarer dans le pur divertissement (Chantons sous la pluie (10e), Le Parrain) (12e)  ? Voire, reléguer trois joyaux tels que Au hasard Balthazar (25e), Le Miroir (32e) et Satantango (79e), loin derrière l'hystérique Apocalypse Now (19e), n'est-ce pas là le signe que, sous tant de protestation d'amour, se cache la haine de l'art ?
   Ajoutons que, par ailleurs, coller au chef d'œuvre d'Akerman l'étiquette de féministe (ce qu'Akerman n'avait pas voulu), c'est l'instrumentaliser, et de naturaliste dans la foulée, c'est faire un contresens radical sur les subterfuges qui lui donnent crédibilité.
   Bref, ces manies de la catégorisation ne peuvent rien nous apprendre d'un film qui dépasse les règles avec l'air de s'y soumettre scrupuleusement. 01/05/2023 retour titre


* "Tout s'ouvre : le bouton des roses et celui des femmes aussi" (Parnasse satyrique de Théophile de Viau XIXe s., cité par Pierre Guiraud in Dictionnaire érotique, Paris, Payot, 1978). Retour note

** "Serviette" se trouve au sens de "cartable" (mallette en bruxellois), par ex., chez Françoise Mallet-Joris (Le Rempart des Béguines, "Club des Éditeurs", René Juillard, 1957, p. 36) et chez Akerman au sens de "serviette de bain", in Une famille à Bruxelles (L'Arche, 2022, p. 76), sachant que cela se dit essuie en bruxellois. retour note