CINÉMATOGRAPHE 

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Cecil Blount DEMILLE
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Forfaiture  (The Cheat) USA Muet N&B 1915 59' ; R. C.B. DeMille ; Sc.  Jeanie Macpherson et Hector Turnbull d'apr. le roman de celui-ci ; Ph. A. Wyckolf ; Pr. DeMille et Lasky ; Int. Fanny Ward (Edith Hardy), Sessue Hayakawa (Haka Arakau), Jack Dean (Richard Hardy, James Neill (le speculateur Jones).

   
Étourdiment dépensière, Edith Hardy doit, aux ordres de Richard, son époux, renvoyer une robe neuve et suspendre les commandes de toilettes tant que les opérations boursières engagées n'auront pas porté leurs fruits. Il lui reproche en outre la fréquentation amicale du richissime "roi de l'ivoire", grand collectionneur d'objets précieux, le Birman Haka Arakau. Le "papillon" se plaint auprès de ce dernier mais en décline l'aide financière proposée sous le sceau du secret. Ce qui ne l'empêche pas, sous le sceau du secretde confier à Jones, ami boursier du mari, qui en promet le doublement, les dix millions de dollars qu'elle détient en tant que trésorière de la Croix-Rouge. Pendant le bal de l'organisation humanitaire, pour lequel Arakau a prêté sa maison, à Edith visitant le cabinet de curiosités dans les appartements privés sous la conduite du maître des lieux, Jones vient annoncer la perte des dix millions. Elle s'évanouit. 

   Le spéculateur s'esquivant, le collectionneur fond lubriquement sur la belle inanimée la tenant au sein puis l'embrassant sur la bouche. Quand elle a repris ses esprits il convainc sa proie de se donner à lui contre un chèque de dix millions signé sur le champ, ce qu'elle accepte à contrecœur. Alors que ledit chèque a déjà servi à combler le trou dans la caisse sans la contrepartie promise, la spéculation a fini par rapporter une fortune à Richard. Harcelée par Arakau, l'épouse se rend le soir même au domicile de celui-ci munie d'un chèque du mari censément signé pour une dette de jeu. Le Birman refuse le remboursement et fait fermer les issues. Elle menace de se suicider. Par défi il lui tend un pistolet chargé puis comme elle recule tente de l'enlacer. Au cours de la lutte qui s'ensuit, le furieux la marque à l'épaule de son poinçon incandescent, ce qui lui vaut en retour une blessure par balle. Le mari soupçonneux survenu après le départ d'Edith trouve auprès du blessé pantelant son chèque avec le pistolet. Il se dénonce à la police pour protéger son épouse. Laquelle accourt à la prison le dissuader et lui avoue sa conduite. Le couple se réconcilie mais Richard interdit à Edith de rien dévoiler. Au procès, Arakau qui, peut-être pour avoir le champ libre, a entretemps réaffirmé son refus du rachat du contrat, confirme la culpabilité de Richard. Il est suivi par le jury. Ce qui déclenche la colère d'Edith. Elle révèle la turpitude du plaignant en se dénudant largement l'épaule. Le public outré se déchaîne contre l'auteur de la flétrissure. Richard est absous. Le couple quitte la salle du tribunal sous les applaudissements.

      
   Si l'on veut bien oublier le cliché racialiste 
de la duplicité orientale (japonaise dans la version initiale avant d'être euphémisée en birmane) sous l'impassibilité du masque, ou l'imagerie de la légèreté féminine et de la noblesse de cœur de l'époux qui pardonne, ainsi que la commodité thématique de l'argent facile du Rêve américain, tout cela soluble dans un happy-end conciliateur, je vous invite à découvrir un DeMille méconnu. 


Force bestiale

   Déjà le titre The Cheat, "la tricheuse", "l'arnaqueuse", "la traîtresse", "la fraudeuse", plus péjoratif que la noble traduction Forfaiture, est un paradoxe questionnant ces Épinales en brouillant les rôles. Il y a effectivement forfaiture dans le détournement de fonds, mais "The Cheat" est surtout le titre de la séquence de la flétrissure, et dans la bouche d'Arakau le vocable désigne le non-respect du contrat vénal. "You cannot cheat me twice" (vous ne pouvez me tromper deux fois) rétorque-t-il quand, à dix minutes de la fin, sur son refus du chèque de rachat elle s'offre à lui. Car le véritable ressort de l'intrigue est une violence refoulée dans les limbes.  

   Comme Jones, dont la mèche plaquée sur le front évoque les bas-fonds de la pègre, les spéculateurs ne seraient que des margoulins. Ce qui donne un tout autre sens à la disparition des dix millions. Mais aussi la flétrissure sur l'épaule de l'héroïne, à l'instar des prostituées de l'ancien régime convaincues d'infamie, renverse totalement l'ordre manichéen. Pourquoi un tel aveu d'abandon de cette femme humant un rameau fleuri dans son vase avant d'en recueillir sensuellement la chute floconneuse des pétales dans les paumes ouvertes ? Ceci après avoir jeté un regard à Aracau dans le cabinet dont il a tiré la porte coulissante, alors qu'il vient de lui souffler d'un air entendu le sens sexuel, à l'évidence saisi en retour, du poinçon. Est-elle vraiment évanouie quand il la baise sur la bouche ? Quel sens donner à ce rapprochement affectif (raccord associatif) du plan d'Arakau terrassé par sa blessure, succédant à celui d'Edith chez elle souffrant de la brûlure à l'épaule ? À remarquer également que c'est elle, par un regard appuyé, qui prie Arakau de faire sortir les domestiques quand elle vient solliciter le rachat du contrat jusqu'à proposer son corps. 

   La duplicité de l'écervelée point aussi de reprendre à son compte avec Jones le sceau du secret promis par Arakau. Le fondu au noir qui succède à cet autre contrat suggère d'autres implications. L'expression du visage avant qu'elle ne s'éloigne, accablée dos-caméra après le baiser au mari pourvoyeur du chèque, traduit la conscience soudaine d'un lien entre les deux baisers et anticipe l'exécution du contrat vénal. 

   Par quoi accablée ? Par le rappel du baiser birman, ou par le baiser au mari, qui s'en trouve si bizarrement perplexe, au point d'adresser en conclusion de la séquence du bal un regard à la caméra, prolongé par un fondu au noir énigmatique ? La violence est dans la démesure du poinçon porté au rouge et dans celle de la somme empruntée pour satisfaire quelque caprice de coquette. "Your Ten Thousend Dollars is gone" (vos dix millions de dollars sont perdus), annonce Jones rimant avec gown, mot utilisé pour la robe qu'il fallait rendre. L'air profondément songeur d'Aracau fasciné par l'objet phallique entre ses mains annonce la force bestiale tapie. Mais, on l'a vu, son expression à elle montre qu'elle l'a compris, ce qui ne la met nullement en fuite. Le marquage au fer rouge généralement réservé au bétail est pourtant un viol. Le lambeau de fourrure resté dans les mains du blessé qui s'agripait à l'étole, accuse la chair intime déchirée. En réponse à une question de Richard, Arakau se contente de le brandir comme un trophée, sanguinolant par le truchement de sa propre blessure au second plan. L'extrême violence des enjeux sexuels se traduit à la dénudation en plein procès de cette furie échevelée sous tous les regards rendus ambigus par le faux-raccord (la cible n'est pas raccord) postulant un œil monstrueux, collectif, par le jeu d'éclairage voyeuriste et par les mouvements divers de l'auditoire précédant l'émeute.

Enjeu de l'éventail 

   Il nous faut suivre un moment le trajet de l'éventail d'Edith pour mieux comprendre la duplicité du personnage, à condition de considérer cet ornement féminin comme symbole mondain de séduction. Un raout réunissant les protagonistes se tient au domicile des Hardy. L'éventail plié à la main, Edith se plaint à Arakau des restrictions budgétaires imposées par Richard. Un peu plus tard, tenant toujours le délicat objet, elle s'entretient avec Jones qui propose de spéculer pour elle. Impatiente d'aller retirer l'argent du coffre, elle jette l'éventail sur un fauteuil où Jones s'en saisit pour le balancer aussitôt d'un geste désinvolte. Edith passe dans sa chambre retirer l'argent du très génitalement féminin petit coffre-fort mural dissimulé derrière la glace de la coiffeuse. En parallèle, Jones assis sur le fauteuil de trois-quarts profil, mèche de voyou et cigare au bec, tient l'éventail à la main. Il le repose plus bas, hors-champ, pour recevoir le rouleau de billets des mains d'Edith.
   Cinq minutes après la plainte, au bal de la Croix-Rouge, placée entre Arakau et Richard, Edith est munie d'un autre éventail, en plumes. Une responsable annonce que les dix millions doivent être transférés à la Croix-Rouge belge. L'éventail, sous le coup, échappe aux mains de la prévaricatrice. Les deux hommes se baissent mais c'est le mari qui l'atteint et le remet à sa femme. Suit la visite des lieux privés par celle-ci sous la conduite d'Arakau. Elle dépose cet attribut de la femme du monde sur une table pour examiner les objets précieux du roi de l'ivoire, qui lui explique le poinçon. Jones déboule annonçant la déconfiture ("Nous avons perdu. Les dix millions de dollars sont partis (is gone)"). Évanouissement. Baiser-viol. Contrat et chèque. Mais le mari vient chercher Edith. C'est lui qui pense à récupérer l'éventail.

   Tout cela va dans le sens du consentement de la femme au marché infame. L'objet symbolique attaché à la féminité vient donc grossir le trésor d'Arakau avant d'être soustrait par le mari. Tout l'érotisme est dans la vénalité du sexe porté au rouge : dans le paradoxe de l'association du monstre froid argent (Jones s'esquivant quand Edith s'évanouit et lâchant l'éventail pour les billets) et du désir érotique (Edith et Arakau), qui déterritorialise le sexe conjugal (Edith et Richard). Érotisme pervers où la femme jouit d'être ramenée à l'état d'objet précieux de collection. 

Génie malin

   Un fauteuil vide à certaines étapes stratégiques suggère le génie du mal. Seul Jones, son incarnation, l'occupe à la réception Hardy au moment d'induire Edith à la spéculation. C'est aussi lui qui, en tenue de golfeur, voulait débaucher Richard attelé à son téléscripteur. De même qu'il cherche à le détourner de son investissement financier pour celui, délétère, qu'il proposera à Edith. Le fauteuil vide est cadré comme incidemment au premier plan après la présentation des protagonistes, puis combiné avec les remarques au téléphone du mari concernant les dépenses. Il se détache aussi en contrepoint de l'arrivée en cabriolet d'Arakau chez Edith, puis au moment ou celui-ci fait mine d'appeler Richard par téléphone quand elle se plaint à lui des restrictions. Il trône enfin, le fauteuil, à la remise du chèque d'Arakau à la Croix-Rouge et à la signature du chèque par le mari. Le pouvoir occulte et équivoque de l'argent ainsi symbolisé est le véritable principe destructeur. La porte coulissante n'empêche nullement les financiers Jones puis Richard de violer le lieu privé. Aucun des protagonistes n'est innocent.
 
Cinématographie
   Ces audaces ne vont pas sans une volonté de briser le carcan cinématographique, en l'occurrence celui du cinéma primitif inspiré du théâtre. Car il s'agit d'atteindre à l'intensité, laquelle exige une économie tirée des conditions propres. Ici encore il nous faut passer rapidement sur quelques éléments de théâtralité résiduelle : des effets de clair-obscur parfois excessifs, les jeux d'ombres chinoises, les yeux exorbités et certains gestes hystériques de l'héroïne dans les moments paroxystiques, car dans l'ensemble la sobriété du jeu des acteurs est absolument moderne. Les éclairages, non seulement contribuent à la lisibilité de l'action, s'il en était besoin étant donné la rigueur du système des repères du décor (voir le fauteuil), mais surtout des jeux d'accentuation dramatique (dénudation de l'épaule). 

   Comme le faisait remarquer Burch1, - ceci à l'exception d'un ou deux plans (le passage des invités du bal de la Croix-Rouge dans les jardins d'Arakau) -, la caméra s'est émancipée de la prise frontale et du parallélisme de l'axe au sol correspondant au point de vue idéal, unique, des planches. Liberté qui multiplie les points de vue, contribue à la crédibilité de l'action en donnant du volume à l'espace bi-dimensionnel, et dynamise le champ. Par exemple, la séquence du procès ("trial") s'inaugure par une ouverture en fondu sur un plan de grand-ensemble, en plongée, du public dos-caméra, orienté selon la diagonale ascendante du cadre. Celle-ci culmine au coin supérieur droit, zone des magistrats et du jury ; ce qui dote la masse de l'auditoire d'une tension relative au déroulement du procès et qui ne cessera de croître. 

   Enfin, le cadre et le montage confirment de façon éclatante qu'une étape importante a été franchie dans la maturation du langage cinématographique. Le cadre n'est pas encadrement mais limite entre champ et hors-champ, démultipliant la dramaturgie par l'omniprésence d'un potentiel actif. Le champ n'est pas le simple décor de l'action. Les entrées et sorties de champ le font exister par lui-même. L'action n'est pas circonscrite à un champ qui serait garant d'une vérité, mais elle est presque toujours à demi-engagée dans le hors-champ. Les deux hommes en se baissant à moitié off sont supposés ramasser l'éventail lâché par Edith dans un plan en plongée coupant aux hanches, mais on ne voit pas le geste, ni comment c'est Richard qui l'emporte. Le résultat, bien que logique en tant que raccord, garde une part de secret. Mieux : Aracau entraînant Edith défaillante à gauche dans une autre partie du cabinet, ils disparaissent progressivement gauche-cadre, traversant la collure (qui ne coïncide nullement avec un mur de séparation), ce non-lieu où le temps s'arrête, où tout est possible alors que le spectateur doit faire semblant de croire qu'il y a continuité. Ils ont pu forniquer dans la collure sans que le spectateur fût convié. Alors que si ç'avait été hors-champ, un raccord, par exemple un détail comme effet en entrée de champ, l'aurait informé. 

   Par ailleurs les fréquents décadrages laissent supposer que le cadre est trop exigu pour l'intrigue. Ce que cette étude ne peut que confirmer pour autant qu'elle vise à montrer que le récit n'est que la partie émergée de l'iceberg. Le décadrage est une mise en abyme du travail d'écriture. Le véritable cadre commence au-delà du cadre. On peut même ajouter que le cadre est un élément du champ, qui l'inclut comme transition du hors-champ. Durant l'ultime tentative d'Edith pour le rembourser jusqu'à s'offrir à la place du chèque récusé, Arakau assis est littéralement calé dans le coin inférieur droit du cadre, le dos et la tête appuyés contre le bord droit, l'exacte image de son intraitable résolution, par opposition à la demanderesse décadrée et flottante d'autant. 

   Quant au montage on ne saurait faire plus économique, surtout si au plan de coupe se substitue un plan dans le plan. Le mari rentre à la maison au moment où les responsables de la Croix-Rouge auxquels Edith vient de remettre le chèque d'Arakau la quittent. Cela en un seul plan. Alors que le petit groupe se dirige vers la porte de sortie, on voit à l'arrière-plan le mari arriver à travers une fenêtre ouverte à gauche de cette porte (plan dans le plan). À ce compte on peut aussi considérer le fameux fauteuil, étant donné le jeu global de sa récurrence, comme un plan de coupe dans le plan. De même qu'une ombre dans le champ peut faire office de contrechamp. Tandis qu'Edith confie à Arakau les restrictions imposées par le mari, une ombre passe de droite à gauche sur le couple, dont Edith suit du regard la cause off (raccord). C'était Richard qui après un demi-tour hors-champ rentre dans le champ gauche-cadre. Ces formes de montage dans le plan ne sont donc pas seulement des trouvailles techniques. Ce sont surtout des modes de dramatisation2. Richard vient annoncer son succès boursier alors qu'il est trop tard pour rattraper le chèque, ceci accusé par l'expression de doute qu'affiche Edith en remettant le chèque pour la Belgique. La force cruelle du coup du sort cependant est dans le bref plan serré de Richard se retournant sur le seuil pour saluer ceux (ironie du sort) qu'il vient de croiser, succédant au plan séquence avant même qu'il n'ait annoncé la nouvelle.    

Conclusion
   Tout ceci montre bien que la technique donne le meilleur d'elle-même quand elle est subordonnée au dessein d'ensemble du film. Mais aussi que les catégories techniques peuvent empiéter les unes sur les autres. En art, du reste, l'opportunité l'emporte sur le code et la jurisprudence sur la loi. Par ailleurs, il apparaît qu'il ne faut pas s'arrêter au récit, qui n'est qu'un effet de surface. Et il est même souhaitable qu'il ne soit rien d'autre car, comme mise en œuvre d'un langage, il est bien trop limité à la sphère de l'utilité pratique. Or ce que nous demandons au cinéma, c'est qu'il rompe avec le fonctionnalisme utilitaire de façon à nous amener à redécouvrir ce que nous pensions définitivement acquis. On peut considérer que Forfaiture témoigne d'une certaine prise de conscience de cet enjeu.
19/07/22 Retour titres 

1 In La Lucarne de l'infini, L'Harmattan, p. 194.
2 Chaplin s'en est souvenu en 1922 dans L'Opinion publique avec le train de Marie Saint-Clair, qu'on ne voit défiler que par le truchement de son reflet sur un mur.