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George ROMERO
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La Nuit des morts-vivants (The Night of the Living Dead) USA VO N&B 1968 90' ; R. G. Romero ; Sc. John Russo, G. Romero ; Ph. The Latent Image Inc. ; Pr. Russel W. Steiner, Karl Hardman/Image Ten Prod ; Int. Judith O'Dea (Barbara), Russel Streiner (Johnny), Duane Jones (Ben), Karl Hardman (Harry).

   Un rayonnement redevable à une expérience nucléaire malheureuse transforme les morts de fraîche date en zombies cannibales. Un petit groupe de rescapés barricadés dans une maison isolée soutient le siège toute une nuit en vain. Tous mourront excepté Ben, le Noir qui, pris pour un des monstres, sera abattu au petit matin par la police chargée du nettoyage. Les points vulnérables des morts-vivants déterminent les règles du jeu : ils ne craignent que le feu. On doit les abattre d'une balle dans la tête puis brûler le corps. 

   Réalisé avec un budget riquiqui de cent vingt mille dollars, ce film-culte est souvent cité au côté des films les plus importants de la décennie, tels
2001, l'Odyssée de l'espace. Ce genre de classement concerne davantage le symptôme sociologique que le critère artistique. Disons plutôt que, sur la base d'un certain fantasme(1) - guère nouveau dans l'histoire du cinéma - et par l'exploitation intelligente de la dramaturgie du huis-clos comme révélateur psychologique et social, la Nuit des morts vivants, tout en relevant effectivement du sociologique, n'est pas dénué d'intérêt artistique.
   Le thème de la menace extérieure à l'encontre du rêve américain s'est avéré inspirer plus d'un film depuis les années cinquante. Citons d'abord
Des Monstres attaquent la ville de Gordon Douglas (1954), dont le titre original, Them, est révélateur à cet égard comme désignant par la sous-détermination ("Eux") l'étranger pour ainsi dire intime, porteur de l'horreur absolue. Il est significatif que les fourmis géantes dérobent le sucre des hommes, substance vitale pourvue de deux vertus cardinales : la force et la douceur associée au sentiment de sécurité. Dans Les Oiseaux de Hitchcock, des oiseaux attaquent en piqué une paisible bourgade de la côte ouest (de l'autre côté du Pacifique, la Chine…), commettant pillages et viols comme une armée véritable. Rappelons cependant que ce sont surtout des corbeaux (crows) auxquels sont identifiés les Noirs dans le langage populaire. Il n'est pas exclu que la maison barricadée de La Nuit des morts vivants se réfère, consciemment ou non à celle des Oiseaux (1963).
   Chez Romero cependant, il y a plusieurs faits nouveaux : le cannibalisme, le macabre, et l'attribution du premier rôle à un Noir (ce qui est déjà dans l'air du temps, depuis
Devine qui vient dîner de Stanley Kramer et Dans la chaleur de la nuit de Norman Jewison, tous deux de 1967).
   Connu en tant qu'effet sadique-oral chez le nourrisson, porté aussi bien à entamer cruellement la chair de sa mère qu'à vivre dans la hantise de sa propre dévoration, le cannibalisme représente dans le cadre du fantasme de l'envahisseur un apport de force hostile considérable. Il n'y a pas plus dévastateur que la pulsion sexuelle orale au service de la quête de satisfaction nutritionnelle,
voir Rage de Cronenberg : les meilleurs films de vampires savent en tirer parti. 
   Curieusement, on retrouve dans le macabre du film de Romero
le thème de l'Unheimlich, qui est totalement absent des Oiseaux. Les morts sont des familiers passés de l'autre côté. Tué par un mort-vivant, le propre frère de Barbara, retranchée avec les autres dans la maison, fait partie des assaillants et emporte sa sœur. Une fillette du groupe contaminée tue sa propre mère et dévore son père abattu au cours d'un conflit avec Ben. On remarque aussi qu'en majorité, les cadavres ambulants portent encore, comme morts récents, une tenue intime (caleçon, chemise de nuit…) témoignant d'une mort fulgurante, et leur visage ne sont nullement monstrueux à l'exception des yeux vides. Ici et là seulement les quelques chicots, cicatrices, débuts de décomposition de rigueur sont les arbres qui cachent la forêt.
   En revanche, les personnages "sains" de l'histoire, Barbara et son frère Johnny, qui vont au début honorer la tombe de leur père dans un cimetière totalement isolé, sont filmés en accentuant les anamorphoses physionomiques, inévitables dans la saisie de tout mouvement. La coiffure de
Barbara paraît surajoutée sur le crâne (comme pour la momie de Psychose).
   Tout en faisant le choix du réalisme, ce film exhibe donc beaucoup plus que les autres ses soubassements fantasmatiques. Surtout, c'est sa force d'appuyer les enjeux idéologiques sur les enjeux psychiques. Ce qui signifie que les crises et hantises propres à cette société sont avant tout de l'ordre du fantasme.
   Surtout, il ne s'agit pas de la seule ressource intéressante. Le microcosme créé par la situation est porteur d'une vision du monde en décalage avec l'idéologie dominante. Le Noir est d'abord en effet l'homme le plus courageux et celui qui prend les meilleures initiatives dans le groupe. Il est amené pour des raisons de survie à abattre le lâche, dangereux pour les autres par son comportement incohérent. S'il est lui-même tué à la fin par un tireur d'élite de la police, ce n'est nullement innocent. La police n'a pris aucune précaution pour se prémunir contre la méprise. "Vise entre les deux yeux" dit le shérif. À cette distance il n'était pas difficile de voir qu'armé d'un fusil,
Ben ne pouvait être un mort-vivant. Cette scène rappelle sans doute trop de faits réels d'exécution sommaire pour ne pas en être une dénonciation implicite.
   Enfin, le récit montre bien que le Noir n'est pas un violeur comme le voudraient les nostalgiques du lynchage. Enfermé seul au début avec Barbara la blonde, il prend soin d'elle au contraire, et par la suite la protège contre les autres, qui ne tiennent pas compte du traumatisme de la mort du frère. La blondeur féminine est un aliment non négligeable des préjugés anti-Noirs, en tant que blancheur superlative susceptible d'être souillée par un membre pigmenté.
   Par-dessus tout, il faut souligner la force de suggestion des images. Voyons le générique. Sous un ciel assombri, une route déserte et sinueuse comme une balafre se perd à l'arrière plan en profondeur de champ. Une voiture surgie au loin se rapproche et sort du champ droite-cadre. Le plan suivant est en axe inverse, cadrant de l'arrière la voiture qui s'éloigne et disparaît en profondeur de champ après un parcours sinueux. On remarque au premier plan droite-cadre, plantée sur un talus, une vieille croix de bois inclinée, comme dans un antique cimetière, qui se confond avec une clôture. Aux deux plans suivants, en axe inverse à chaque fois, la route présente au premier plan des craquelures comme d'une peau en décomposition. Le
générique comporte en tout neuf plans montés sur la base du même principe : parcours sinueux, changement d'axe à chaque changement de plan, donnant la sensation de s'enfoncer dans un labyrinthe de plus en plus inquiétant. A partir du septième plan nous sommes dans le cimetière, et de loin en loin des cyprès noirs se découpent sur le ciel comme des silhouettes.
   En bref, comme souvent pour les premiers films à petits moyens (notamment :
Dans la nuit de Charles Vanel (1929), La Nuit du chasseur de Charles Laughton (1955), 
À bout de souffle de Jean-Luc Godard (1959), Permanent Vacation de Jim Jarmush (1980), Pi de Darren Aronfski (1998)) ou encore Japón de Carlos Reygadas, nous avons bien affaire à un cinéma en rupture avec le cinéma dominant(1), développant d'une façon indépendante et consciente de ses ressources artistiques les possibilités du cinéma. 10/06/03 Retour titres