CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Quentin DUPIEUX
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Wrong  Fr.  2012 94' ; R., Sc., Ph., M., Q. Dupieux ; Son Valérie Deloof ; Int. Jack Plotnick (Dolph Springer), Eric Judor (Jardinier Victor), Alexis Dziena (Emma), Steve Little (Détective Ronnie), William Fichtner (Master Chang), Regan Burns (Mike).

  

   Le bureaucrate Dolph est anéanti par la disparition de son chien Paul. Un mystérieux jeu de pistes inauguré par un bouquet de fleurs muni d'un numéro de téléphone sur le palier l'invite à joindre Master Chang à ce sujet. Ce défenseur des animaux domestiques explique qu'il en prive les maîtres afin qu'ils ressentent leur amour comme au premier jour. Un employé est chargé de les kidnapper. Cependant il a été victime d'un accident mortel avec Paul, qui en a réchappé. Le détective Ronnie est dépêché pour retrouver sa piste. Un dispositif électronique lui permet de déduire de la mémoire du dernier étron laissé par le chien sur la pelouse qu'il a été kidnappé. Mais agacé par le refus de Dolph de garder un autre animal jusqu'à ce que le sien propre soit retrouvé, Chang suspend l'enquête. Ronnie, quant à lui, assomme Dolph car il ne l'avait pas informé du kidnapping. La tête en sang, Dolph erre dans la ville pleine de maîtres avec chien. Soudain d'un bus à l'arrêt descend Paul qui lui saute dans les bras, exactement comme dans un rêve que lui avait raconté Master Chang.

   
   Le scénario prend à rebours les conditions de la vraisemblance en privilégiant le non-sens et l'artifice jusqu'à la caricature. L'action est non-action. Mike, l'ami de Dolph s'enfonce dans un désert. À Dolph qui lui demande à la fin par téléphone où il se trouve, il répond "Je ne sais pas. Quelque part." Parmi des collègues désœuvrés, un pompier au générique défèque sur le bitume en lisant son journal pendant que le fourgon du kidnapper flambe. Un pompiste supervise Victor se servant de carburant, puis évalue l'opération comme si c'était extrêmement difficile ("It's perfect").
   Que dire surtout d'une intrigue inspirée de la rubrique des chiens perdus ? 

   Tout semble prendre le contrepied de l'effort et de l'efficacité. Dolph se rend quotidiennement au bureau comme tout bon sujet de la classe moyenne. Non seulement ce n'est pas sérieux car il y pleut à verses (ce que souligne par antithèse des affiches sur Hawaï et la Floride), mais, licencié depuis trois semaines, il fait semblant de travailler. "J'aime faire semblant de travailler" proteste-t-il quand on lui en fait la remarque. 

   Néanmoins il n'a pas de problèmes d'argent. Dans son jardin un palmier s'est mué en sapin. Victor, le jardinier, le remplace par un petit palmier moyennant cinq cents dollars. Il remblaye une butte afin de le surélever mais, sous l'effort, succombe à une crise cardiaque. 

   Jusque là, la logique cognitive est encore sauve. Qu'à cela ne tienne. Pourtant mort Victor est toujours vivant. Il en profite pour coucher avec Emma, l'hôtesse de la Jesus Organic Pizza qui le prend pour Dolph, dont elle est tombée amoureuse téléphoniquement. En réalité quand elle le rencontre vraiment, elle ne voit pas la différence entre les deux hommes. L'identité est interchangeable comme sur un plateau où un acteur peut être remplacé par une doublure. 

  Par ailleurs la logique du jeu de piste se passe de plausibilité. Dolph est informé de ses rendez-vous avec Chang par des relais adventices sans égard à l'adéquation des canaux. Victor avoue qu'il ne comprend pas lui-même comment il a pu transmettre le message. Une autre fois - contraste comique - c'est l'ambulancier, après avoir annoncé abruptement le décès de Victor, qui fixe rendez-vous. Ou un conducteur inconnu dont Dolph a embouti la voiture, etc. L'intérêt de ce genre d'effet provient de la différence du niveau de conscience des personnages. Tributaire de l'herméneutique du film, Dolph patauge dans le brouillard, mais Chang est omniscient comme le réalisateur. Du fond de sa limousine il verse une larme aux retrouvailles de Paul et de son maître avant d'aller assister à celles d'un chat. Entre les deux, des informations se diffusent malgré ceux qui les transmettent. En bref, le scénario, par son originalité à transgresser les lois cognitives, présente un intérêt remarquable.  
    Nous avons donc à nous demander, où est l'intérêt filmique. Assurément ce n'est pas dans les procédés signalétiques. Comme le passage, en soi saisissant, de 7h59 à 7h60 du réveil digital inutilement souligné en plus par un effet électronique de percussion. On préférera toujours une corrélation quadratique à toute forme de redondance intensive, la musique de Dupieux fût-elle particulièrement adéquate. Sauf ironie ou dérision comme, accompagnant le détective dont les semelles de cuir grincent en gros plan sonore, cette partition rythmée exprimant typiquement l'investigation holmésienne s'élaborant en épineux
catimini. Du reste les sons environnants peuvent avantageusement jouer le même rôle : la détresse de Dolph au matin de la disparition de Paul est contrepointée par l'antiphrase de chants d'oiseaux et voix d'enfants en extérieur, dans une économie immanente, donc plus nécessaire que ne le serait un commentaire musical surplombant. Quelque déjanté que soit un film, il lui faut avant tout donner crédibilité à la réalité qu'il médiatise, même si l'écriture est fondamentalement artifice, car c'est le paradoxe de l'art du cinéma d'assumer sa triple condition : réalité, artifice, fiction. Or la musique extradiégétique, cette addition étrangère, qui plus est directive, irréalise l'image en la commentant émotionnellement.  

   Dupieux est plus sensible à la nécessité de l'effet de réel dans le traitement visuel, celui du décor et des accessoires. En atténuant les contrastes de couleurs, il efface l'apport chimique de la pellicule. En démodant légèrement le contexte de histoire, il conjure toute projection des fantasmes du présent sur le film.    

   Le point fort cependant est surtout dans le traitement de l'acteur. Dolph avec sa tignasse dressée à la Stan Laurel, costume étriqué et air naïf de clown triste, nous vient directement du burlesque. Il n'est pathétique que pour donner la fausse profondeur dramaturgique requise. Jamais aussi drôle que quand l'évocation de son chien le met au bord des larmes. Ce qui s'accorde parfaitement avec le caractère futile des enjeux et le jeu anempathique des acteurs, qui débitent des niaiseries avec le plus grand sérieux. Les moments les plus tragiques sont démentis par le ton et l'expression quiète voire bêta des personnages. C'est ironique par distanciation chez Chang ou par antithèse chez Emma. À l'exaspération qu'elle inspire à Dolph, elle oppose un sourire béat et, de sa voix d'idiote, des considérations à la guimauve. Victor est doublement distancié à rejouer le little Frenchie de service des films américains des années quarante avec un accent comiquement outré. D'autant que le dialogue est par lui-même en décalage avec les situations. Que ce soit le quiproquo : "Je suis enceinte." annonce Emma. "Putain ça a marché !" s'exclame Dolph qui vient de réussir son exercice télépathique avec Paul. Ou la dérision absolue : "Merci pour la pizza!" dit Victor après une nuit d'amour avec Emma, la meilleure (la nuit) qu'elle ait jamais eue. Surtout, la durée expectative (souffrance, stagnation, temporisation, retardement, atermoiement, incertitude, perplexité) des plans fixes, combinée au détachement et au débit tranquille des paroles, souligne avec bonheur l'étrangeté de la discordance. Comme quoi la lenteur n'est pas forcément synonyme d'ennui. Le montage sec, indifférente juxtaposition d'images, est approprié à ce parti-pris pince-sans-rire. Pour le reste le cadrage privilégie plongée et contre-plongée des personnages, forme de léger vertige accentuant l'instabilité de ce monde loufoque, tandis que la caméra quitte le plancher des vaches par le fréquent recours au panoramique vertical dans les deux sens.

   Du premier choix. Sauf que les choses y préexistent à leur enregistrement. Le récit consiste à diriger le spectateur, d'où l'importance de la musique auxiliaire. Dans le même genre, comparez avec Chaplin, Suleiman ou Abel-Gordon-Romy, voire parfois McCarey, notamment dans le travail du cadre, tel que la frontière entre champ et cadre soit abolie, et que le film soit davantage "agencement machinique" ou impassible dispositif processuel qu'injonctif.
   En définitive l'excellence du scénario et de la direction d'acteur sont au détriment de la liberté d'écriture, qui requerrait une équivalence générale de tous les éléments, y compris les moins fonctionnels, dans l'indifférenciation des moyens techniques et du récit (narration et contenu). 09/06/19 Retour titre