CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE

 

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COUP D'ŒIL ESTHÉTIQUE ET HISTORIQUE
SUR LE CIN
ÉMA RUSSE ET SOVIÉTIQUE
 

   Toute réflexion sur le cinéma se devrait de commencer par indiquer qu'il convient d'exclure, s'agissant d'art, une part massive de la production cinématographique mondiale depuis les origines. Seule en effet une infime minorité mérite la dénomination de 7e art, qu'on a pourtant coutume d'appliquer indifféremment à tout film, par une confusion quasiment tragique de l'art avec le divertissement, lequel représente la quasi-totalité de la production cinématographique actuelle.
   Parmi plusieurs raisons possibles figure, premièrement, la méconnaissance ordinaire de la réalité artistique. Non seulement l'art relève de l'exception, mais aussi, comme le dit Godard, "il est de la règle de tuer l'exception". Deuxièmement, la notion de rentabilité économique, inhérente au cinéma en tant qu'industrie. 
   La "règle" et le pouvoir économique font nécessairement bon ménage : c'est le cinéma dominant qui les porte, n'ayant de cesse d'écraser les talents réels ou possibles en occupant toute la place dans la distribution. C'est dire que la rareté artistique au niveau de la production est relayée par le blocage à la diffusion, même si les quotas reversés au profit de la création en France vont à certains auteurs patentés supposés faire contrepoids. Car comment les instances chargées de redistribuer une part des recettes du cinéma dominant pourraient-elles être à même de reconnaître l'exception, qui par définition échappe à tout critère officiel ? Bref, les structures économiques, et celles, politiques et institutionnelles, qui en découlent, n'ont que faire de l'art. Elles se donnent bonne conscience en rétribuant les bons élèves, ceux qui répondent à l'idée communément admise du phénomène artistique.
   Mais le cinéma soviétique relevait de structures différentes, à la fois favorables et défavorables - pour des raisons tout autres - au 7e art en tant que tel. 
   1) L'époque révolutionnaire suscita un élan créateur auquel Lénine donna des moyens institutionnels à sa mesure, et grâce auxquels le facteur financier n'était pas prioritaire. 
   2) Mais le "centralisme démocratique" entraîna le contrôle d'État bientôt au service du totalitarisme stalinien, dont l'esprit s'est prolongé bien au-delà du Dégel, lequel n'a guère aboli les structures qui portaient en elles le principe de la répression idéologique.
   3) Ce qui n'a pas empêché un Tarkovski d'y réaliser une bonne partie de son œuvre avant d'émigrer en Occident. 
   4) Avec la fin du communisme les regards se tournent vers l'Occident et l'apport immense du cinéma soviétique depuis les années vingt est allègrement balayé, à quelques exceptions près, que l'on peut rencontrer dans telle ou telle des nouvelles républiques. Le marché du cinéma de divertissement trouve alors un essor considérable tandis que les "auteurs" survivent grâce à l'exportation.
   Revenons plus en détail sur ces quatre points.
   Le 27 août 1919, Lénine, pour qui "le cinéma est de tous les arts le plus important", signe le décret de nationalisation de la production et distribution.
   Le 1er septembre est fondée l'Ecole Nationale du Cinéma qui deviendra le fameux VGIK de Moscou.
   La même année, Dziga Vertov publie un manifeste rejetant tout héritage littéraire ou théâtral. Il ira jusqu'à faire des films sans scénario et sans acteurs, comme
L'Homme à la caméra, tourné dans le peuple, en décors réels avec des inconnus de rencontre et monté sans un seul intertitre.
   En 1923, Eisenstein publie "Le montage des attractions", article qui attribue au montage un rôle essentiel. Koulechov montrera par suite que le sens d'un plan donné dépend totalement du rapport institué avec les plans contigus ("effet Koulechov").
   Cette intense activité intellectuelle et créatrice a l'incomparable mérite d'avoir dégagé le cinéma de l'emprise des autres arts en revendiquant sa spécificité, mais il semble qu'on soit bien loin, après un siècle, d'avoir tiré les leçons de cette avancée décisive.
   C'est donc avec raison que, grâce à ces réalisateurs auxquels on peut ajouter Boris Barnet, Vsevolod Poudovkine, Marc Donskoï, Alexandre Dovjenko, etc., la période 1925-1930 est tenue pour l'âge d'or du cinéma soviétique, même si l'idéologie liée à l'enthousiasme politique puis au contrôle d'État, fait paraître aujourd'hui certains chefs-d'œuvre naïvement manichéens. Ainsi du célèbre Cuirassier Potemkine (Eisenstein, 1925),
ou encore d'Alexandre Nevski (Eisenstein, 1938) :
   Cette naïveté animée sans doute de bonnes intentions se fera idéologie étatique dès l'instauration du Plan Quinquennal (1929-34) et le règne sanguinaire du Petit Père des peuples. Cela se ressent, par ex., dans
Les Treize de Mikhail Romm (1938), pourtant excellent cinéaste.   
   Aucun film ne pouvait voir le jour sans l'accord de Staline. Les concessions à l'idéologie d'État étaient le prix à payer pour avoir accès aux studios et au matériel. Bien que la meilleure solution fût de tromper la censure, notamment par l'humour. Ils sont rares à y parvenir tels Medvedkine, Barnet et Dovjenko, notamment avec La Terre (1930), le plus libre des films soviétiques avant Tarkovski à ma connaissance. Pour la plupart sévit une forme d'autocensure qui se traduit dans les films par des procédés grossiers d'embrigadement du spectateur. Un Poudovkine même, dans le célèbre La Mère (1926) déjà n'y échappe pas.
   Après Staline et sous Khrouchtchev, le Dégel ouvre le champ à des aventures plus intérieures. La recherche d'identité des personnages ne dépend plus des Plans quinquennaux, donc de l'idéologie de la productivité. Mais la mythologie de la rééducation des années 30 reste sensible.
   Par exemple, dans
Quand passe les cigognes, (Letjat žuravly "quand passent les grues", connotation péjorative en français) de Mikhaïl Kalatazov (1957). 

   Malheur à ceux qui comme Paradjanov refusent de se soumettre, en tournant des films à leur façon, cinéma de poésie, inapte selon le pouvoir à l'éducation des masses, tel Les Chevaux de feu (1964) ou Sayat Nova. Ils risquent, comme le réalisateur d'origine arménienne, les travaux forcés et la prison à répétition, santé ruinée en conséquence.

   En 1962 cependant une voix discordante retentit jusqu'aux confins planétaires. Le premier film d'Andreï Tarkovski, L'Enfance d'Ivan, remporte le Lion d'or à Venise. Remettant en cause le montage-roi Eisensteinien, il inaugure une forme d'art non instrumentalisable ! Sans doute son originalité absolue a-t-elle été mal identifiée, puis il a été protégé par sa notoriété immédiate à l'Ouest et le soutien d'intellectuels tel que Sartre.
   Formé au VGIK, Tarkovski (1932-1986) a bénéficié des unités de production d'État, qui lui ont permis de tourner cinq films (sans compter son film de diplôme), lesquels sans doute eussent été irréalisables dans le système occidental où les producteurs exigent trop de garanties avant tournage pour pouvoir accepter un projet en rupture radicale avec toutes les formes du cinéma connues depuis les origines. Bien que pour imposer ses films sans coupures ou modifications, il ait fallu au grand artiste épuiser sa santé (infarctus à 46 ans) en luttes incessantes contre l'autorité de tutelle, le Goskino, qui n'a cessé d'employer tous les moyens pour freiner la production et la diffusion de ses films. L'Italie puis la France et la Suède ont eu beau jeu ensuite de produire ses deux derniers films. Tout en cette affaire est paradoxe. Le régime soviétique persécute Tarkovski au point qu'il finit par s'exiler, mais lui fournit - à regret - les moyens de réaliser une poignée de films. L'Occident tire gloire d'avoir produit les deux derniers films, mais aurait-il donné ses chances au parfait inconnu, complètement atypique, de 1961 ?
   Pour ce que je puis en juger aujourd'hui et sous toutes réserves, ma connaissance des productions récentes étant bien insuffisante, le cinéma le plus agressivement marchand ("Blockbuster") connaît un essor publique foudroyant (par ex., celui du réalisateur Fedor Bondartchouk, fils de Sergueï), cependant que restent mal compris les "auteurs", plus appréciés en Europe de l'Ouest. D
e vieux routiers comme Gleb Panfilov, qui avait pourtant su réaliser le Début en 1970, film admirable de liberté et de fraîcheur, voire Le Thème en 79, d'un tragi-comique original, s'enfoncent dans l'académisme (archivé pour l'éternité, 2007, d'après Le Deuxième cercle de Soljénitsyne, une pure illustration du livre sans véritable souci de filmicité).
   Mais, à part Sergey Dvortsevoy, qui semble suivre une voie propre (Tulpan, 2008 ; Ayka, 2018), on a du mal à se dépétrer de l'influence de Tarkovski (Des monstres et des hommes, 1998 de Alexeï Balabanov ; Kardiogramma, 1996, du Kazhak Darejan Omirbaev.
Sokourov est considéré, pour la sobriété et la qualité spirituelle de sa production, comme le plus digne héritier de l'auteur du Miroir (voir notamment Mère et Fils, 1997, Alexandra, 2007), sans en avoir l'étoffe. Andreï Zviaguintsev qui est fondamentalement naturaliste prend des risques par rapport au régime poutinien, mais secrètement nostalgique de Tarkovski, il reste hanté par une poésie au fond incompatible avec sa véritable nature. 
   Un autre défaut fort répandu, trahissant une amnésie des leçons de l'âge d'or, est d'accorder plus d'importance à la chose filmée qu'au film lui-même, que ce soit par le réalisme documentaire (Lidia Bobrova, Dans ce pays-là, 1997), ou par l'esthétique du pittoresque : des paysages (Sergueï Bodrov, Le Prisonnier du Caucase, 1997) et des mœurs (Alexeï Guerman, Kroustaliov, ma voiture ! 1998). On assiste de plus à un retour en force de la spiritualité religieuse par des auteurs eux-mêmes dépourvus de spiritualité, ce qui donne de la spiritualité spectaculaire (Pavel Lounguine, L'Ile, 2008).
   Cependant que des cinéastes marginaux comme Sharunas Bartas en Lituanie ou Laila Pakalnina en Lettonie (que devient-elle ?) donnent à penser que le cinéma des nouvelles Républiques est aujourd'hui capable de s'épanouir en dehors de Moscou.
Témoin le Kazakh Sergey Dvortsevoy, déjà cité plus haut, cinéaste sans concession, dévoilant l'envers du décor de la Sainte Russie poutinienne. 28/11/2007, mises à jour : 17/01/2009, 8/10/2010 et 13/12/2019.



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