CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Yasujiro OZU
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Chœur de Tokyo (Tokyo no korasu), Jap. Muet N&B 1931 90' ; R. Y. Ozu ; Sc. Kogo Noda Ph. et Mont. Hideo Shigehara ; Pr. Shochiku ; Int. Tokihito Okada (Okajima, le père), Emiko Yagumo (la mère), Hideo Sugawara (leur fils), Hideko Takamine (Miyo, leur fille), Tatsuo Saito (Omura, le professeur), Takeshi Sakamoto (Yamada, le vieux licencié), Riko Tani (le président).

   Licencié d'une compagnie d'assurances tokyote pour avoir protesté contre le renvoi abusif du vieux Yamada, Okajima, père de trois enfants dont un bébé, ne trouve pas de travail en cette période difficile due aux répercussions de la Grande Dépression. "Tokyo, capitale du chômage" dit un carton. La prime annuelle touchée de justesse est engloutie, et pour un vélo, qui était déjà promis au fils et qu'Okajima a tenté comme compromis, en vain, de remplacer par une trottinette, et pour l'hospitalisation de la fille, censément empoisonnée par une brioche avariée, achetée peut-être au rabais. Dans la rue, Okajima rencontre Yamada devenu homme sandwich, misérable
condition : "Je n'aurais jamais imaginé faire une chose pareille" confie l'ancien collègue. Puis, en recherche d'emploi, il tombe sur Omura, son ancien professeur de gymnastique maintenant gargotier, qui promet de lui trouver du travail s'il accepte de l'aider dans son modeste établissement. L'épouse d'Okajima découvre que c'est pour promener les calicots publicitaires à travers les rues. D'abord choquée de cette déchéance elle consent à prêter également main-forte à Omura. Tous les anciens élèves sont conviés à un repas pour fêter les retrouvailles, pendant lequel tombe un courrier annonçant l'engagement de Okajima comme professeur d'anglais dans un établissement de jeunes filles. Bien que celui-ci se trouve loin de Tokyo, soutenu par son épouse qui accepte la séparation temporaire, Okajima accepte.     

   Moralité, la capacité de résilience dans un monde en crise tient surtout à la qualité du lien familial et social
. Le film souligne que ces liens ne cessent de se construire en surmontant les obstacles qui ne manquent pas de surgir des multiples contradictions. L'amour familial entraîne le respect. Ainsi, les enfants sont, en droit, des personnes. À huit ans environ, le fils peut se permettre d'afficher une ironie triomphale quand son père commet une bêtise.
Malgré la catastrophe financière, la promesse du vélo sera finalement tenue après l'échec de la trottinette, les deux aînés n'ayant pas hésité à cet égard à traiter leur père de menteur. Le sens de la justice prévaut sur le rapport de pouvoir. Par contraste les enfants sont les uns avec les autres dans un rapport de force. Comme le Renard du Corbeau, le fils offre de sa pastèque à de jeunes cyclistes afin d'essayer un vélo momentanément lâché pour le  festin. Pour s'emparer du médicament convoité comme bonbon que sa sœur hâtivement happe de la bouche, le garçon lui portant un coup sur la tête se sert dans celle-ci, béante d'exhaler des pleurs. 
   L'amour se manifeste par ailleurs dans la mauvaise brioche achetée par la mère avec le produit de la vente de vieux journaux, et indirectement, par le courage qui permet à Okajima d'affronter son patron. Le respect s'assortit de la confiance qui donne la force de comprendre les décisions les plus incompréhensibles de l'autre.
   Le cadrage et le montage travaillent à faire entendre que la contradiction entre l'altérité et la proximité affective du couple se résout en solidarité par un travail intérieur moyennant une certaine durée se concrétisant par des actions secondaires. Ainsi, tournant le dos à l'autre, on doit s'adresser à lui derrière soi par-dessus l'épaule (altérité). Il y a d'abord opposition, manifestée, par exemple, par les larmes de déception de l'épouse. C'est souvent un événement adventice produit sous ses yeux qui traduit le cheminement intérieur d'un individu. 
   La vue de l'éventail au sol lâché soudain par Okajima fait à sa femme faire un petit pas vers la concorde. L'ayant surpris dans la rue en homme-sandwich, elle l'a d'abord accueilli en faisant grise mine et, au chevet du bébé niveau sol, lui tourne le dos. Voyez ici la description d'un segment qui dure cinq bonnes minutes, qu'on appellera la séquence de l'éventail, riche en micro-événements traduisant la complexité de la dialectique altérité/proximité.
   Okajima rentre éreinté d'avoir dû, chargé de deux calicots tendus sur des bambous, accompagner son ancien professeur qui distribuait des tracts publicitaires. Sa femme, qui ne l'accueille ni ne l'aide à se dévêtir, contrairement à l'habitude, s'affaire nerveusement à d'autres menues tâches pour manifester son mécontentement. Le devoir de l'épouse est indirectement rappelé, à un tiers du film quand, rentrant après l'achat de la trottinette, le mari n'ôte son chapeau puis sa veste qu'après avoir été informé par Miyo que sa mère était en courses. Cela concerne également l'habillage au moment du départ, comme on peut le voir au début.
   Les vêtement resteront, du reste, par terre en raison du désarroi dû à l'annonce du licenciement
. Toute la séquence de l'éventail est rythmée par le déshabillage d'Okajima, et la chute successive des vêtements s'accumulant par terre à proportion de la tension dramatique, jusqu'à ce que, la concorde étant revenue entre les époux, la femme les ramasse pour les ranger, signe de la paix revenue.
   La durée de la séquence correspond au processus du monde intérieur propre au couple, dominé par l'amour. Les larmes sur la joue du bébé sont la figure poignante de l'amour meurtri de la femme. Quand elle lui dit la raison de son humeur, il se sent d'abord pris en faute et se masse l'épaule, de même que lors de l'affrontement avec le patron ou après l'échec de la demande d'emploi en ville, comme son fils après correction, il se masse la fesse
souvenir sensoriel inconscient des corrections de sa jeunesse. 

   Son malaise se traduit aussi, d'une part, par le parcours de l'éventail, dont le battement s'alentit avant de tournicoter machinalement, puis il traverse la collure de haut en bas, comme transitant par le hors-champ indéterminé, sur deux plans, chute anticipée par le mouvement du bras retenant la veste, ce qui le positionne par anticipation dans la zone du plan serré. D'autre part, par la position de repli stratégique dans l'encadrement de porte, qui lui permet d'échapper à la tension du face à face silencieux en se dressant sur ses jambes avant de passer dans la pièce à côté en tournant le dos, où il laisse choir la veste à terre.
   Ce malaise palpable est pour la femme un indice éveillant l'empathie qui la rend réceptive, comme l'indique le racadrage légèrement plus large mais pas encore assez pour assumer son élan vers lui, de sorte qu'elle se redresse décadrée et va s'asseoir à distance respecteuse derrière lui. Par là, elle consent à nouveau au dialogue mais avec une certaine retenue, la colère persistant dans ces mots :
"même dans le pire des cas, je ne veux pas que tu te rabaisses." Réserve aussi d'Okajima, qui ne tourne la tête qu'à demi vers elle, incertain de son bon droit, qu'elle reconnaîtra tout de même en partie dans cette information : "Le vieux type est un de mes anciens professeurs." Car si un professeur le fait, alors il n'y a pas d'abaissement. Le changement est clairement visible sur le visage de l'épouse. Il se nourrit encore de ces mots : "Quand on est dans l'embarras, on ose demander l'impossible", ponctués par la chute de la chemise sous les yeux de l'épouse, qui ne bouge toujours pas, pas encore tout à fait convaincue. C'est l'allusion au vieillissement qui l'amène enfin à un revirement complet. 
   On peut penser que l'émotion vient du caractère pathétique de ces enjeux du couple. Mais ce serait faire bon marché de l'extraordinaire vitalité du film tenant, d'une part à l'espacement de l'écriture : tout le jeu des vêtements ôtés, ou les figures du malaise, sont transnarratifs, et d'autre part à la neutralisation générale du pathos par le burlesque, de sorte que le jeu l'emporte sur le dogmatisme. 
18/06/20 Retour titres