CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE

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Kenji MIZOGUCHI
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La Victoire des femmes (Jozi no shori) Jap. VO N&B 1946 84' ; R. K. Mizoguchi ; Sc. Kogo Nada et Kaneto Shindo ; Ph. Toshio Ubukata ; Mont.  Yoshi Sugihara ; M. Takaki Asai ; Pr. Shochiku ; Int. Kinuyo Tanaka (Hiroko Hosokawa), Michiko Kuwano (Michiko Khono, sa sœur aînée), Shin Tokudaiji (sa sœur cadette), Toyo Takahashi (leur mère), Mitsuko Mura (Moto Asakura, l'accusée), Yoko Benisawa (Hisa Asakura, sa mère), Shin Tokudaiji (Keita Yamaoka, ex-fiancé, malade, de Hiroko), Kappei Matsumoto (Shuichiro Khono, le procureur, époux de Michiko), Kinuko Wakamazu (sa mère).

   
Les études de la jeune avocate progressiste Hiroko ont été financées par Khono, son beau-frère : un procureur qui, soumis au régime militariste en temps de guerre, avait fait condamner le professeur Yamaoka parmi nombre de progressistes et démocrates. Yamaoka était fiancé à Hiroko que sa sœur aînée, Michiko Khono, avait persuadée de quitter. Reniant cette rupture par contrainte et soutenue en cela par sa mère, elle prend soin avec amour de l'ex promis quand il sort de cinq années de prison gravement malade. Déchirée entre son mari et sa sœur, Michiko revient à la charge, en vain. Elle tente alors, sur la demande de sa mère, un geste envers Yamaoka, qui la désavoue brutalement en tant qu'épouse du procureur. Khono, profondément réactionnaire, est opposé aux réformes démocratiques de la justice soutenues par Hiroko.

   Celle-ci a pris en charge la défense au procès de Moto Asakura, une camarade de classe retrouvée par hasard faisant du porte à porte pour revendre sa ration de nourriture octroyée dans le cadre de la pénurie d'après-guerre. Dans la misère, elle a étouffé son bébé sous le choc de la mort de son mari des suites d'un accident du travail. Michiko fait pression sur sa sœur pour qu'elle se fasse remplacer face à son mari, accusateur dans cette affaire. Mais a du mal à cacher le désastre conjugal, au point que sa mère, qui a aussi accueilli la mère de Moto depuis l'emprisonnement de celle-ci, lui a proposé, à l'encontre de la tradition, de revenir vivre avec elle.
   
De l'arrogance à la bassesse, Khono fait à sa belle-sœur un odieux chantage. Chantage moral d'abord, en évoquant son aide financière sans contrepartie exigée, puis affectif à se poser en victime de l'association du barreau qui, de tendance progressiste, cherche la première occasion pour l'obliger à démissionner. Ce qui le priverait de l'accès au rang de procureur général. En bref, elle est priée de ne pas faire de remous, "car elle a une pierre dans la main". Il prétend même lâchement ne pas faire cette démarche pour lui mais pour sa femme. Pour conclure, il infantilise en elle la débutante. Elle devrait prendre conseil de l'homme expérimenté qui a fait d'elle une avocate. La "novice" reste de marbre, puis réagit en priant sa mère de vendre l'héritage de son père pour se libérer de sa dette.
   Le jour du procès, le réquisitoire
au chef de préméditation est aussi impitoyable que cynique. L'avocate contre-attaque brillamment. La plaidoirie s'articule sur deux axes. 1) Les principes. La loi doit servir le peuple dont les intérêts sont contraires aux valeurs féodales qui animent le procureur et le rend inapte à comprendre un cas féminin. Il s'abrite derrière une application formelle des lois. La loi doit être interprétée en vue du bien de la société. 2) Le cas social. La misère par la faute de l'entreprise qui après-guerre a suspendu la prise en charge de l'accident du travail. Misère accrue par les bouches à nourrir, celle de la grand-mère, celle du nourrisson pour lequel la mère manquait de lait. La société a conduit l'accusée au désespoir qui entraîna la mort du bébé.
   
Hiroko va être saisie à la pause de l'audience par un double électrochoc : d'une part, elle apprend la mort de Yamaoka, dont les derniers mots clament sa confiance absolue dans la victoire de son amie, d'autre part sa mère lui rapporte, avec une lettre où elle se déclare émancipée du joug conjugal, la décision de Michiko de retourner chez elles. C'est une Hiroko résiliente qui revient résolument à la barre dans un plan-séquence frontal qui, par sa vigueur, laisse entendre l'issue victorieuse.
  
   Soutenir une telle cause est à l'époque téméraire. Ce qui pose la difficile question de l'engagement. Car l'art, s'il en est, ne saurait être un simple porte-parole. On est en droit, plutôt qu'une démonstration en règle, d'en attendre un ébranlement qui perdure. Toute réponse d'auteur apportée à une crise complexe prend le risque de clôturer la question à bon compte.
   Un atout évident est non seulement la qualité du dossier reposant sur une sérieuse enquête, mais aussi la cohérence de la pensée politique qui le sous-tend. La pertinence des portraits et la justesse de la direction d'acteurs en accroît la crédibilité, que veut soutenir le naturalisme du contexte urbain, un point fort de Mizoguchi avec le plan séquence de découverte au fur et à mesure qu'on gagne sur le hors-champ. Mais aussi la façon très moderne à certains moments de laisser les acteurs échapper au dictat de la caméra en décadrant leurs mouvements. Ou encore la composition du champ profond en plusieurs niveaux d'action. Par ex., à 47', en intérieur-jour, au second plan de profil, de part et d'autre d'une table de thé, la mère explique à Michiko avoir été éduquée à interdire le retour des enfants mariés, ce que l'expérience des épreuves de la vie a changé. Au premier plan deux servantes occupées à leurs tâches écoutent attentivement. Au troisième plan dans la profondeur, s'annonçant de la voix, à laquelle s'ajoute le bruit de roulement de la porte coulissante de l'entrée, arrive Hiroko de la rue, visible à travers la lucarne d'un shoji, qu'elle fait coulisser pour pénétrer dans la pièce. Il y a même, sous forme sonore, u
n quatrième niveau : un rossignol, qui n'est pas seulement pour la galerie, mais pour souligner les paroles de la mère, j'y reviendrai. Cependant Hiroko, au lieu de joindre mère et sœur, poursuit sur la gauche, disparaissant derrière un mur accompagnée en panoramique droite-gauche à l'aveugle, comme la servante au premier plan par le mouvement de sa tête, pano qui la rattrape à l'autre bout dans une pièce ouverte sur la caméra, où sa mère la rejoint, etc. Autrement dit, la caméra s'efforce de rendre compte d'un champ complexe qui lui échappe en partie, et pas seulement de se soumettre à l'avancement linéaire du récit. Ainsi, l'enjeu des droits du peuple dans l'action politico-judiciaire de Hiriko est marqué par l'attention particulière de la domestique portée au comportement de la fille de la patronne. Dans la même veine, le chant du rossignol est un accueil de bienvenue. Il s'oppose au cri rauque de la corneille hantant les taudis du quartier d'Asakura.
   La détermination de l'avocate combine avec dignité la sensibilité de la jeune âme à la fermeté d'une conscience mûrie.
Elle ose couper court au débat stérile, au déploiement de l'argumentaire unilatéral de Khono qui néantise ses propres convictions. Dans une pièce du tribunal, elle exprime avec une jeune collègue les espoirs de progrès du système judiciaire auquel s'oppose Khono. La collègue déplorant les difficultés liées à sa position de belle-sœur, Hiroko répond : "Je vais mon chemin sans tenir compte de ce qu'il (Khono) fera. Mais j'en suis désolée pour Michiko. Elle se tient entre son mari et moi." Évoquant la responsabilité du procureur dans le malheur de Yamaoko, l'autre avance que Khono devrait démissionner. Soudain la porte proche s'ouvre sur le procureur s'écriant : "Je ne démissionnerai jamais", prouvant par la suite de ses remarques qu'il écoutait à la porte depuis un certain temps. La suffisance du procureur camoufle la fragilité d'une prétention infantile à la toute-puissance. 
   Véritable "leçon de cinéma", qui reste pourtant un plaidoyer mélodramatique davantage qu'une écriture. La caméra avant-gardiste risque de s'y prendre au jeu. L'opérateur se laisse parfois griser par la tentation des arabesques. Hiroko entre dans la pièce des avocats et va s'asseoir à la table de travail face à la porte à côté de sa jeune collègue, à 180° de son point de départ, mouvement épousé par un travelling circulaire ; que de grâce déployée pour si peu ! 
   On l'a vu, la profondeur de champ associée au plan-séquence offre de bonnes conditions d'économie dans la complexité. À condition de ne pas abuser de ses pouvoirs. Dans la composition stratifiée en profondeur citée plus haut,
l'utilisation de l'avant-plan comme élément d'information était pertinente dans la mesure où elle ne commandait pas les divers autres éléments du champ. Mais cela devient un moyen de surenchère dès lors qu'elle prétend attendrir le spectateur en faveur de la meurtrière, comme si la thèse du film n'était pas assez convaincante par elle-même. Au procès, par exemple, Asakura sanglotant la tête prise dans ses mains crispées. Davantage, la multiplication des personnages prostrés de douleur, arrosant le tatami secoués de hoquets, forme une véritable signalétique, au sens propre de signal injonctif. C'est encore plus fort quand s'y ajoutent les braillements du bébé affamé, à l'instar des Cheyennes de Ford. L'entremise du cadreur est pour cela en accord avec l'ingérence du monteur-son. Y compris pour la musique auxiliaire quand le pathétique d'une situation se voit redoublé d'un commentaire mélodique ad hoc. Asakura sacrifiant sa ration de nourriture est si épuisée qu'elle s'ose laisser choir sur un siège chez Hiroko (violons). Puis, honteuse d'avoir été reconnue par la mère, s'enfuit dans la rue dos-caméra (re-violons). Ce qui n'exclut guère le commentaire musical optimiste dans la situation idoine, soit, triomphale au plan-séquence final, donc en redondance au cadrage qui illustrait si bien à lui seul le titre.
   L'appesantissement n'épargne guère non plus,
globalement par didactisme, le dialogue. À la pause de l'audience, en fin de film, la mère annonce à Hiroko le retour de sa sœur. "Elle vivra comme toi. Elle vivra dans les temps nouveaux comme une fille forte. Elle veut se tenir fermement sur ses pieds. - Elle a raison. La personne la plus heureuse du monde est celle qui peut se redresser sans aucune aide. - Je comprends. - Tu sais, Michiko veut recommencer sa vie. Quand elle reviendra chez nous je désire que tu lui réserves un accueil chaleureux. - Mère, je suis du côté de ma sœur ! Comme j'ai attendu impatiemment le jour de son retour." Puis Hiroko lit la lettre de Michiko : "Je ne suis plus un fantoche. Je serai une femme indépendante, pas une femme contrôlée par un homme." Etc. Cela ne rappelle-t-il pas quelque peu les dialogues téléguidés de l'ère soviétique, celui par exemple du médecin-major à la fin de Quand passent les cigognes ? J'approuve la contingence du rossignol ou de la corneille, indicatifs par coïncidence, mais pas les gros sabots de la surenchère discursive. 06/12/21 Retour titre