CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Carl Theodor DREYER
Liste auteurs

Vampyr (générique) Fr.-All. version All. VO N&B 1932 75' ; R. C. T. Dreyer ; Sc. Dreyer et Christen Jul, d'après "Carmilla" et "In the Glass Darkly" de Sheridan Le Fanu ; Ph. Rudolf Maté, Louie Née ; Déc. Herman Warm, Hans Bittmann, Cesare Silvagni ; M. Wolfgang Zeller ; Pr. Dreyer et Nicolas de Gunzburg/Tobis-Klang Film ; Int. Julian West, alias N. de Gunzburg (Allan ou David Gray dans la version française), Henriette Gérard (Marguerite Chopin), la vampire), Jan Hieronimko (le médecin), Maurice Schutz (le châtelain), Sibylle Schmitz (Leone), Rena Mandel (Gisèle). 

    Synopsis détaillé. 

    Il est très difficile d'illustrer la mythologie des vampires sans rester prisonnier des conventions du genre. Dreyer trouve sa voie propre en déconstruisant l'ordre cognitif. L'invocation du mythe du Passeur, les effets de brume, le thème du double et de l'apparition, les ombres au sol et les reflets spectraux dans l'eau, les battements de porte, les cris, les éclairs et autres manifestations occultes doivent être considérés comme des éléments didactiques, davantage que comme l'expression pure de l'épouvante. À ce titre ils sont presque superflus, moins cependant que le commentaire musical sursignifiant le récit, parfois de manière incroyablement naïve (plum, plum, plum..!).
   Sauf quand ils procèdent d'un travail symbolique, comme les dents féroces de Léone associées à un décor tourmenté de 
maléfice, le petit cœur d'argent dont le sommet bifide renvoie les mêmes reflets de lumière que ses incisives, les ailes d'ombre prolongeant le squelette d'enfant ou l'hyperbolisation macabre des phalanges saisissant la fiole.
   Ce qui est véritablement déroutant en revanche, ce sont les lieux qui, privés de spécifications circonstancielles, ne s'inscrivent pas dans une unité topologique, ou au contraire les événements indépendants obéissant à une continuité occulte qui transcende toute logique narrative et cognitive. Impossible de définir cette fabrique désaffectée où se trouve être le domicile du docteur. Son emplacement semble coïncider avec celui du cimetière jouxtant l'église. La relation entre les parties de l'édifice reste totalement mystérieuse. C'est même par une trappe - à l'instar d'un couvercle de bière - qu'Allan surgit dans la pièce au cercueil, alors qu'il y avait un escalier où il rencontre ensuite le docteur pour la première fois, lequel ne s'étonne pas de trouver un étranger chez lui, autre forme de déterritorialisation.
   Également, la porte d'entrée qui s'ouvre est un leurre : c'est de sa droite et sous le niveau du sol que surgit la vieille dame. On ne saura pas davantage où situer le moulin et ce qu'y vient chercher le docteur, sinon l'inflation de blancheur (renversement caractéristique du symbole on va le voir) signant sa mort.
   Par ailleurs la prédominance du panoramique brouille les coordonnées euclidiennes de l'espace. Bien que perdu au milieu d'un parc démesuré, le château peut paraître plus cohérent. Au rez-de-chaussée le salon, à l'étage auquel on accède par un escalier, les chambres. Mais cela n'est guère proportionné à la taille de l'édifice vu de l'extérieur. Seule une petite partie du château est utilisée au tournage. Cependant, c'est surtout le panoramique, parfois combiné, parfois réversible, qui installe le véritable mystère. Le retour de Léone transportée dans sa chambre est en plan-séquence, qu'inaugure un panoramique à partir d'une fenêtre et qui, parvenu à 90 degrés face à une porte à deux battants en profondeur de champ se transforme en travelling arrière. Le groupe portant Léone entre dans le champ, venant de la porte-fenêtre à droite, percée dans le même mur que la fenêtre. Il s'avance surcadré par les montants de la porte du fond, auxquels se superposent ceux de deux autres portes larges à deux battants traversées, correspondant à une enfilade de pièces dont on ne saura rien. Le mouvement arrière de la caméra est accentué par la posture à reculons du serviteur supportant Léone par le buste. À la troisième porte le travelling se transforme en un panoramique droite-gauche cadrant dans l'ombre, au pied de l'escalier, Gisèle et Allan qui les ont précédés. La caméra s'immobilise. Gisèle disparaît vers l'étage. Les domestiques chargés de leur jeune maîtresse rentrent dans le champ et s'engagent dans l'escalier qu'ils gravissent jusqu'à sortir du champ, puis Allan reprenant le même chemin en sens inverse, entre dans la première pièce dont il ferme la porte, clôturant le
plan.
   Il manque toujours une dimension pour comprendre topographiquement le parcours, qui est surtout caractérisé par les effets de surcadrage des huisserie, écrasant la profondeur en faveur d'un espace à deux dimensions. Le panoramique aller-retour quant à lui peut ajouter au brouillage de l'espace un brouillage du temps, lorsque dans la chambre de la malade la caméra cadre la garde-malade bordant Léone à gauche du lit en longueur dans l'axe de la caméra. Elle passe de gauche à droite hors-cadre, la caméra accompagnant son mouvement virtuel en panoramiquant sur le lit où repose Léone puis la rattrapant de l'autre côté. Elle ouvre la porte du cabinet de toilette à droite du lit et va préparer les soins sur un meuble de toilette. La caméra opère un retour en s'abaissant légèrement sur le lit : il est
vide. La malade s'est littéralement évanouie. On la retrouvera dans le parc.
   Par cette logique se trouve justifiée l'apparition du châtelain dans la chambre de l'auberge, en robe de chambre, comme s'il n'y avait aucune différence de nature entre le montage et l'univers spatiotemporel du récit, la distance entre le château et l'hôtel étant abolie. L'escamotage de la causalité va dans ce sens : comment Gisèle se trouve-t-elle soudain prisonnière chez le docteur ?
   Mais surtout, un infra-univers semble régi par d'autres lois que celles du monde naturel, les choses se déroulant à l'envers à tous les sens du terme : inversant les catégories du blanc et du noir comme on l'a vu à propos de la mort du docteur, mais aussi de l'ombre et de la lumière, qui est parfois ici l'expression de l'autre monde, à rebours du temps et à reculons ou la tête en bas. Non seulement le futur se substitue au passé, les événements se produisant après avoir été lus dans le livre, mais aussi, le filmage traite l'événement sur la base de la figure de l'inversion. L'ombre du fossoyeur filmée à
l'envers en est l'accomplissement le plus littéral, ainsi que l'éclairage antisolaire dans la chambre d'auberge pendant la visite du châtelain, la surexposition en général et l'importance de la couleur blanche comme inversion par antithèse de la couleur du deuil. S'y ajoutent le reflet dans l'eau d'un fantôme, donc la tête en bas et le fusil renversé de l'ombre au plafond auquel se joint une lampe tempête renversée.
   D'autres sont moins visibles parce que gardant un lien avec le vraisemblable : l'homme à la faux tourne le
dos au sens de la traversée du bac et le parcours du cercueil est suivi la tête en bas. À la mort du châtelain, la servante consolant Gisèle accroupie près de son père, en l'aidant à se relever, l'entraîne à reculons accompagnée en panoramique (j'ai déjà évoqué l'importance de cette figure). Rappelons aussi le travelling arrière accompagnant Léone inconsciente dans les bras des serviteurs dont le premier se déplace dos-caméra à reculons. Enfin, le cercueil ouvert de Marguerite Chopin (se muant en squelette sous nos yeux) est cadré poitrine mais à l'envers, le bas du corps étant dans le hors-champ du bord supérieur.
   Un autre procédé de dislocation des coordonnées cognitives se joue dans le mode de focalisation. Il y a un parti-pris de vision subjective des événements, soulignée par l'expression lunaire d'Allan, qui est comme la figure d'un contrechamp généralisé exprimant un sentiment de sidération permanente.
   Mais la frontière entre le montage alterné et le champ-contrechamp n'est pas franche. L'embarquement de l'homme à la faux est à la fois monté en champ-contrechamp relativement au regard d'Allan et en alternance avec l'installation dans l'auberge du même. L'enterrement du double est à la fois subjectif quand le paysage défile en contre-plongée aiguë et objectif dans les contrechamps sur le cercueil, ou le cadrage du "mort" à l'intérieur du cercueil. Mais comme il s'agit d'un double, il peut être doublement subjectif. Même confusion volontaire au niveau du son, à propos des pas du cheval dont la netteté prolongée dans l'éloignement à l'extérieur du château suggère un bref phénomène d'ubiquité.
   En revanche les événements surnaturels obéissent à des lois indépendantes. La reprise énigmatique des mêmes paroles dans des bouches différentes est entendue deux fois par Allan : celles entendues à l'auberge "tu dois vivre" préfigurent celles qui seront prononcées par le visiteur de l'auberge. Mais au château le serviteur s'adresse à la garde-malade en l'absence d'Allan. De même que le mot "silence !" prononcé par le visiteur de l'auberge est proféré par Marguerite Chopin dans la fabrique. On retrouve en définitive cette ambiguïté entre objectivité et subjectivité et entre naturel et surnaturel qui fait le fantastique véritable. La présence d'un perroquet à cet égard permettrait de rationaliser les manifestations sonores, humaines ou animales, insolites.
   L'intérêt artistique du film, pour autant qu'on puisse faire abstraction d'une "fosse" grossière et dictatoriale, provient donc de ces figures de la rupture mais surtout, fondues dans un travail de la lumière à dominante grise et dispersion douce qui est comme la retenue préparant l'épanouissement final. 28/07/05 
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