CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Dariush MEHRJUI
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La Vache Iran (Gaav) 1969 VO (farsi) 100' ; R. D. Mehrjui ; Sc. Gholamhossein Saedi et D. Mehrjui ; Ph. Fereydon Ghovanloo ; Mont. Zari Khaladj ; M. Hormoz Fahrat ; Pr. Ministère iranien de la culture  ; Int. Ezat-Ollah Entezami (Masht Hassan), Mahin Shahabi (sa femme), Ali Nassirian (Masht Eslam), Jamshid Mashayekhi (Abbas), Ezatallah Ramezanifar (l'Idiot), Parviz Fannizadeh (Jabbar), Jofar Vali (le chef), Khosrow Shojazadeh (le fils de Safar), Mahmoud Dowlatabadi (Esmayil), Mahtaj Nojoomi (sa sœur), Esmat Safavi (la prêtresse), et les habitants du village de Bayal.

   La vache laitière adorée, unique du village, de Masht Hassan, meurt en son absence. Les villageois craignant la violence du choc psychologique décident d'alléguer la fuite, ayant fait disparaître le corps. À son retour Hassan finit pourtant par comprendre qu'il ne reverra plus jamais sa chérie. Seule issue possible, la folie, qui rend à l'animal l'existence en l'incarnant en son maître. Pourvu de gros yeux bovins, Hassan est devenu la vache défunte. On décide de le conduire en ville à l'hôpital. Sur le chemin, il succombe à une crise de démence.


      Il a été dit que l'originalité de ce film, qui a marqué l'histoire du cinéma iranien, tenait au mélange de réalisme et de poésie. Mais c'est le miracle du cinéma en général, quand il parvient à trouver sa voie propre, que de savoir faire droit à la fois à la crédibilité de l'enregistrement et aux pouvoirs de la fiction. Autrement dit, quand l'émotion du spectateur ne procède pas de la simulation d'une réalité sensible dans laquelle il se sentirait impliqué (naturalisme), mais de la capacité de l'art à outrepasser l'ordre de la représentation pour tenter d'atteindre à l'hubris de l'irréductibilité de l'être. La Vache ne tient pas seulement son originalité d'une combinaison inédite de réalisme et de poésie, mais surtout d'avoir pu, tant bien que mal, se détacher du cinéma dominant en frayant la voie à ce que Bresson appelle le cinématographe ; non pas simple traduction d'un scénario, mais dont le scénario émanerait a posteriori de ce que lui aurait dicté un matériau transformé par les moyens propres au cinéma. Le film de cinématographe est un film qui précède virtuellement son propre scénario. On peut dire notamment que la mort de la vache est moins de l'ordre du fait divers rustique ayant inspiré le scénariste que le meilleur moyen de rendre saillantes à l'écran les conditions d'un univers particulier.

Organisation du matériau
   On entend par matériau, l'enregistrable offert aux transformations nécessaires à l'univers filmique, redevable dans le meilleur des cas à son écriture. Nous avons un village et ses habitants, sous des conditions culturelles, économiques, géographiques, et climatiques particulières. Et c'est un des mérites du film que d'avoir su inaugurer en Iran le tournage en milieu naturel.
   Pour être narrativisable, la collectivité villageoise doit présenter des configurations lisibles. C'est ainsi qu'il y a, d'une part, massivement, les figurants, gens du cru, et d'autre part, le groupe des acteurs professionnels au-devant de la scène. Soit, Hassan et sa femme ; Eslam ; le fils de Safar ; le chef du village ; Abbas et sa fille, qui est éprise d'Esmayil et réciproquement ; Jabbar et sa sœur, qui fricotte avec le voleur Nassani ; l'idiot du village ; et la prêtresse. Mais chaque élément de ce groupe, constituant en quelque sorte la délégation parlante de la masse muette, sa lisibilité, remplit par sa singularité une fonction dynamique relativement aux autres.

Le chef et la prêtresse
   Le jeu bouffon de Jofar Vali contrarie le sérieux d'un chef du village. Ce dernier apparaît en effet insignifiant voire nuisible sachant, par exemple, qu'il incite Eslam à fouetter Hassan en lui remettant la baguette ramassée dans la boue. "On ne peut rien faire" déplore-il, toujours crispé sur sa misbaha (chapelet islamique), à propos des Boulouris, trois brigands du village voisin qui terrorisent la population, ajoutant qu' "il faut s'en remettre à Dieu."
   Ce misbaha, sorte de hochet de la foi, semble témoigner d'une religion encore fortement imprégnée d'animisme. Ce n'est pas un hasard si Abbas, qui a un rôle religieux en tant que muezzin, invoque en cette affaire le mauvais œil. Les séquences ethnographiques de rituel païen en propagent la guise, qui passe aussi bien par les Boulouris et contribue à les rendre terrifiants. Un rituel mené par une prêtresse qui par ailleurs participe à la persécution de l'idiot en le bastonnant : mine de rien, les traditionnalistes ne sont pas ici sympathiques. Quoi qu'il en soit, le chef laisse Eslam prendre toutes les décisions.

Eslam
   Il présente la particularité de ne pas être superstitieux. Ne rétorque-t-il pas à Abbas à propos de la vache : "Quel mauvais œil ? Du sang sortait de sa gueule" ? Pis, à 25'23, il s'assoupit aux rites prophylactiques accompagnés de litanies à l'intention du possédé Hassan. S'il est réaliste cependant, il ne l'est pas assez pour y voir vraiment clair, étant trop dominé par ses sentiments. Ainsi s'obstine-t-il, pour ne pas peiner le maître de la vache, à la prétendre enfuie.
   Ce qui est souligné en contraste par le réalisme jusqu'au cynisme et à la cruauté de Safar-fils, pour qui le mensonge est en l'occurrence pire que la vérité : "Il ne va pas le croire" martelle-t-il à l'intention de l'assemblée du village ; et c'est ce qui s'avère en effet, au grand dam d'Eslam, qui a maintenu la conspiration du mensonge. Le nom prestigieux d'Eslam (Islam) est précédé du titre Masht désignant un ancien pélerin. Mais tout indique un partisan de l'islam émancipé. Il reste la figure du guide de facto de la communauté, caratérisé au plan spirituel par le joueur de setâr, et au plan matériel par le conducteur de l'unique charrette du village attelée d'un âne blanc possiblement symbolique.

Le fils de Safar
   Alors que nul ne doute que l'idiot sache tenir sa langue, c'est encore Safar-fils qui démontre que faire confiance à un idiot est absurde, en amenant celui-ci à se parjurer après avoir assuré qu'il tiendrait secrète la mort de la vache. Le refus des concessions à la sensiblerie entraîne aussi chez l'homme au lance-pierre, la cruauté, qui fait de l'idiot son souffre-douleur. Bien qu'il le traite en général comme un frère, et le protège contre les autres. Ce caractère entier se concrétise dans un courage contrastant avec la pusillanimité majoritaire. Voyez le s'élancer aux premières lignes dans la contre-attaque des Boulouris, romantiquement héroïque, dépoitraillé, brandissant haut la pioche comme un étendard. Ceci inséparable du rôle de l'idiot et réciproquement, l'idiot tenant son sens psychosocial de la dialectique avec le héros mécréant qui fait de lui le souffre-douleur de la communauté tout en l'en protégeant. Safar-fils n'a pas besoin d'être sympathique pour remplir le rôle socialement le plus éclairé. Aucun des rôles ne prête au fétichisme moral. Au contraire, toute figure anthropomorphique se dissocie en attributs voués à entrer en rapport avec d'autres détachés de leur affectation à un personnage.

Jabbar
   À cette figure contrastée mais positive s'oppose notablement le personnage de Jabbar. Parti avec Nassani à Boulour pour récupérer ses moutons volés, il revient bredouille. "Tu es un piètre voleur" lui glisse sa sœur. Il fanfaronne par ailleurs qu'il se vengera "à tout prix" des Boulouris (12'48). "- Tu vas faire quoi ? l'interroge Safar-fils ; - Je verrai."

La sœur de Jabbar
   La sœur se moque bien du frère velléitaire. C'est elle qui, sans illusions sur ce dernier a, sous prétexte qu'il connaît mieux le chemin, persuadé son amant de l'accompagner chez les Boulouris, en faisant miroiter qu'il pourra dormir chez eux à son retour. "- Il ne me laissera pas dormir ici, objecte Nassani. - T'inquiète pas, il a le sommeil lourd." À leur retour, dès que ce dernier s'est endormi après le repas servi, la sœur ouvre la porte derrière laquelle patientait Nassani.

Femmes et hommes
   Ce qui est assez cocasse c'est que l'inconsistance masculine, qui place la virilité dans le servage des femmes, est la meilleure alliée de la liberté desdites. Quand, pour conduire ensemble lui-même avec Abbas le fou à l'hôpital, Eslam désigne Jabbar (87'31), celui-ci, fait d'une pierre deux coups en protestant : "Je ne peux pas laisser ma sœur seule". Ainsi s'épargne-t-il une corvée tout en affirmant ce qui lui tient de virilité. D'autant plus risible qu'on lui sait le sommeil lourd. C'est le chef qui, redoublant le comique, se propose de remplacer Jabbar. Chef qui pourtant d'âge mûr dit avoir confié sa sœur à son épouse, non sans préciser : "Une jeune femme ne doit pas rester seule." (88')

La vache
   La mort de la vache est un drame amoureux ayant pour corollaire la frustration sexuelle des villageois. Laquelle ne s'arrête pas à la seule personne de Hassan, à considérer les autres éléments relatifs à la vie amoureuse. C'est d'abord le patriarcat qui, par un contrôle hystérique, frustre les femmes, ce qui retentit forcément sur les oppresseurs. Les femmes ne sont rien d'autre qu'un cheptel reproducteur. "Pourquoi sortir une vache enceinte ?" s'indigne le chef (13'32) comme s'il parlait de sa sœur*. La dynamique sociale ne connaît pas de discrimination entre les espèces. À croire que toutes les jeunes filles vont tomber enceintes comme des génisses vagabondes si on ne les parque pas. D'où les ruses de la sœur de Jabbar et de la fille d'Abbas (j'y reviendrai) pour échapper à leur sort.
   Mais s'agissant de l'unique vache du village, c'est aussi une catastrophe socio-économique révélatrice d'un monde d'une pauvreté extrême. On n'y voit que terres incultes érodées par les vents et ravagées par de fortes pluies laissant les rues impraticables. La plupart des habitants semblent inactifs, la principale préoccupation étant de voler et d'avoir peur de l'être. Des malheureux logent dans un trou et des enfants abandonnés mettent à profit la nuit pour trouver de quoi manger. La vache nourricière est le point de ralliement de toutes les femmes du village, qui se rendent à l'étable munies d'un récipient pour se fournir en lait. Pour le reste on se raccroche aux cérémonies rituelles.

Le fou
   En bref, la folie de Hassan introduit une inconnue délétère dans un équilibre fragile. Elle n'a pas, comme l'idiotie, sa place dans le système de régulation psychosociale. Au point qu'elle fit à Eslam perdre le nord à tenir vraiment pour bête domestique son ami en le fouettant pour gagner l'hôpital. La mort de Hassan est donc en l'occurrence le seul événement régulateur possible. Il est d'ailleurs relayé comme tel par le mariage réparateur de la sœur de Jabbar avec Esmayil, qui lui succède immédiatement.

Les métamorphoses de l'artifice
   On vient de voir ce qui conspire à l'impression de réalité. Il s'agit maintenant de tenter de déterminer pourquoi nous avons affaire à un film de cinématographe et non à une étude ethnosociologique. Ce qui fait l'art n'est pas l'exposé d'une intrigue mais, à propos d'une problématique qui lui est propre, la transmutation de l'enregistrable en vue d'une réévaluation radicale, par l'artifice filmologique, de la doxa présidant à tout système de représentation. Ce n'est pas à quelque coucher de soleil (cliché courant) que revient le beau artistique mais à la façon dont l'artifice lui donne, en tant qu'élément dans un tout et non en tant que tel, une singularité qui n'est absolument ni dans la nature ni dans la perception pratique de celle-ci.
   Certes, de ce point de vue, ce film paraît assez mal fichu, avec un cadre intrusif, comme voué au mimétisme en se moulant sur l'action, se plaisant aux légers recadrages signalétiques ; et d'un montage serré à proportion de la tension dramatique. Il souffre de l'abus du zoom ainsi que d'un accompagnement sonore intempestif condamnant toute liberté d'oreille. Il se complaît aussi par trop à la parodie du mélodrame muet tout en clair-obscur avec accords plaqués du pianiste "en salle". Et l'ivresse de la technique peut tomber dans la gratuité. Pourquoi ici et pas là des fondus enchaînés ? La surenchère est le cancer du cinéma. Mais La Vache a d'autres atouts, et il faut croire que c'est ici l'arbre qui cache la forêt.
   Il est vrai tout d'abord que le scénario est déjà l'effet et non la cause, l'effet anticipé du film lui-même, en ce qu'il porte la dynamique d'une action proprement filmique mettant en jeu tous les éléments d'un univers fictionnel complet. Sans la prédominance de l'artifice, le film ne serait que le résultat de la médiation d'une intrigue censément jouée d'avance. Nous avons affaire au contraire à une facture pleine pâte. Le monde cognitif, hommes, bêtes, village, etc., se molécularise pour ne pas tomber sous la loi de la doxa.

L'individu
   Il est heureux que, parodiant le théâtre, la diction des acteurs prenne ses distances avec les codes de l'expression idoine. Cette distanciation ironique permet de reverser la condition de l'individu à celle de la machinerie en action. Non seulement l'individu est pris dans un jeu stratégique, contradictoire, qui le dépasse, non seulement la distinction des espèces doit être dépassée, mais c'est la catégorie d'individu elle-même qui est mise en cause, par la tendance au dédoublement notamment.
   Par-delà l'espèce donc, en tant qu'individu, tout en s'opposant au fou, l'idiot commute avec la vache et réciproquement. Des clochettes lui sont accrochées, comme les amulettes à la vache. L'idiot comme la vache est au début attaché à l'arbre puis, comme elle dans l'étable, dans le vieux moulin pour éviter qu'il ne vende la mêche. Lié par une jambe dans sa prison, il tire sur sa corde vers Safar-fils qui l'abandonne à l'instar de la vache avec Hassan.
   Ou bien l'aventure entre la sœur de Jabbar et Nassani se concrétisant au domicile de Jabbar, a son pendant dans celle de la fille d'Abbas avec Esmayil qui, censément à la recherche de la vache est, à l'instigation de Safar-fils, consigné au foyer de sa bienaimée ; comme si la vache tragique avait, avec l'aide de Safar-fils, le pouvoir de faire oublier leur devoir aux gardiens des pucelages. Les jeunes femmes sont bien en concurrence avec la vache. Ce n'est pas seulement l'amour libre, mais l'amour libre au nez et à la barbe de ceux qui l'oppriment. Avec ce trait sarcastique de la commutation de la femme avec la femelle, mais à l'avantage cette fois des femmes.
   Esmayil est du reste un double de Safar-fils avec lequel il partage la tenue de combat, bâton, casquette et ceinturon militaires. Un combattant, lui, de la liberté amoureuse. L'anéantissement, par la mort, de l'étrange idylle entre un humain et une vache, suivi de l'union d'un couple libre conclut le film sur une note politiquement positive neutralisant le registre mélodramatique, s'il ne l'était toujours déjà de par un régime général de la dérision, notamment dans la parodie. Celle du western par ex. : au souffle du vent deux hommes dans la poussière de la rue, face à face à quelque distance, bras le long du corps sous les regards des poltrons dans les entrebaillements de portes où les renfoncements de mur, comme Hassan vis-à-vis d'Eslam avouant le décès de la vache. Le veuf s'effondre alors comme atteint d'une balle, ayant lâché son seau dont le contenu se répand sur le sol comme du sang

Le décor
   Le village n'est pas qu'un simple décor naturel. C'est un dispositif scénique. Nous allons voir comment l'artifice prenant finalement le pas sur la prétention à une vérité naturaliste, déjoue le signifié transcendantal au profit d'un sens toujours à reconstruire.
   Les maisons sont des blocs parallélépipédiques de torchis blanchis à la chaux. Autre forme de dérision, elles sont percées au centre de la façade d'un fenestron, comme un écran que sa petite taille voue malicieusement aux seul gros-plans tout en étant minuscule. Il encadre et décadre des portions de corps qui laissent le cadre vide en se retirant dans le hors-champ frontal caché par les murs. Tel villageois semble enfermé dans un gros cube sans porte visible. Il ne quitte jamais son petit cadre, sauf pour se cacher quand passe un Hassan encore ignorant de la disparition de la vache de sa vie. Cette espèce de reclus de la pellicule y mange, y dort, et doit interpeller de loin quiconque pour avoir des informations. Tel un guignol émergeant de la réserve du hors-champ. Le fenestron est un trou dans l'image donnant accès au hors-champ sous-jacent auquel mène aussi bien quelque terrier humain d'où peut soudain surgir une tête comme un diable de sa boite. La vache dans le puits, c'est aussi bien l'accessoire retourné au hors-champ après usage. Cela alors n'a rien de tragique.
   Le groupe de base formé par Eslam, Jabbar, Abbas et le chef, séjourne volontiers face-caméra au café sur l'espèce de banquette donnant sur la rue, maçonnée dans le corps de l'édifice, le mur étant percé au-dessus de la banquette d'un fenestron par où, au signal d'une clochette off, un bras comme surgi du magasin des accessoires passe à intervalles des verres de thé aux consommateurs assis en tailleur sur une natte. Des jets de vapeur s'en échappent parfois en coïncidence parfaite avec quelque moment saillant du dialogue. Que par exemple (12'+) Jabbar s'inquiète du retour avéré des Boulouris : "Que faire maintenant ?" Réponse du chef : "On ne peut rien. Ils ne croient en rien. Il faut s'en remettre à Dieu", ce jet de vapeur fusant dans un râle de soufflerie de forge moque le fatalisme grossier du chef et la naïveté d'une foi en un Dieu utilitaire. Le hors-champ est décidément traité comme le hors-lieu d'une intense activité problématisant le sérieux de l'action.
   La dérision est patente sur un mur modelé en visage grotesque, à double fenestron encadrant deux têtes de femmes dont celle de la prêtresse, s'esclaffant comme des sorcières au départ de Hassan traîné tout ficelé pour l'hôpital et qui forment des yeux louches à se tourner l'une vers l'autre lors de l'offensive contre les Boulouris.
   Les maisons ont donc des toits plats tenant lieu de terrasses. Le terrain étant de plus irrégulier, l'ensemble forme des jeux de praticables étagés où l'on peut circuler dans les trois dimensions, et voir tout ce qui se passe derrière les murs des jardins bordant les rues. Les membres de la communauté villageoise sont virtuellement reliés les uns aux autres par l'organe de la vue, comme en permanente posture d'alerte dans l'inaction de la misère. Même en dehors du jeu des empilements physiques, la plongée/contreplongée tributaire du hors-champ vertical reste l'angle dominant. Le voleur doit parcourir un labyrinthe tridimensionnel, qui n'est pas intégralement contenu dans le champ. Le voici émergeant du bas-cadre pour gravir un mur, puis sauter de l'autre côté et s'enfoncer bas-cadre.
   Ce décor est cependant fortement affecté par les phénomènes naturels que sont la pluie et le vent. Par-delà le naturalisme climatique avec ses conséquences économiques, le processus météorologique, tout comme le village, sont intégrés dans la dramaturgie. Tel événement peut être souligné par une forte bourrasque couchant un arbre, par exemple, derrière une femme en plan-serré allant au lait, qu'Eslam hors-champ informe Hassan être allé paître sa vache, précisant qu'il n'y a qu'une seule vache au village. Mais généralement le son du vent entretient une tension, laissant entendre qu'il y en a toujours plus derrière les images, que le dernier mot n'est jamais dit.

Conclusion
   Il paraît que l'Ayatollah Khomeini avait vu dans La Vache un film exemplaire. Vu que du feu donc ! À ce titre son apparence anodine de film populaire et jusqu'à ses défauts lui ont été un passeport. Car il est clair que les valeurs du guide de la révolution islamique de 1979 inaugurant une théocratie, y sont sérieusement malmenées. Mais seule une lecture non littérale du film peut en extraire le germe critique. Il n'est pas dit explicitement que le village est pauvre. Ni que la religion aux mains des traditionnalistes soit malsaine. Pas davantage que les chefs sont des fantoches. Encore moins que la société civile tout entière souffre de la sujétion des femmes. Il a fallu rien moins que mettre en question la vérité de l'écran en soulignant l'artifice. User de la parodie, de l'ironie, de la dérision, qui neutralisent le mélodrame et retournent sa stricte morale. Promouvoir le détail imperceptible comme levier. Déjouer le propre par un système de rapports qui renvoie les valeurs dos à dos. Bref, il aura suffi de l'amour d'une vache pour désamorcer les pièges de l'anthropomorphisme ! 16/05/24
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* Pour autant que la traduction soit fidèle. retour