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Alexandre DOVJENKO
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La Terre (ᴈемᴫᴙ) URSS N&B Muet 1930 75' ; R., Sc. Mont. A. Dovjenko ; Ph. Daniil Domoutki ; Déc. Vassili Kritchevski ; Pr. VUFKU ; Int. Stepan Chkurat (Opanas), Semion Svachenko (Vassili), Elena Maksimova (Natalya, sa fiancée), Nikolaï Nademski (Semyon), Piotr Masokah (Khoma).
Environné d'un tapis de pommes, grand-père Semion s'éteint allongé à même la terre, après en avoir paisiblement croqué une. Passant outre les résistances de son père Opanas, le petit-fils Vassili milite pour un kolkhose dans le cadre de la collectivisation agraire. Le soviet régional alloue pour cela un tracteur avec lequel ce meneur laboure les terres au mépris des bornes que défendent les Koulaks. Après l'amour avec sa fiancée, dansant le gopak sur un chemin nocturne, il s'effondre, abattu par Khoma, le fils d'un Koulak dont la terre a été labourée dans la foulée. Au grand dam du meurtrier tout le village se range aux idées nouvelles du défunt en participant en masse à des obsèques laïques. C'est Opanas, pourtant opposé aux idées de son fils, qui en est l'instigateur auprès du soviet local. Pendant l'enterrement, dans sa chambre, la fiancée se livre nue à une violente crise de désespoir érotique, et la mère de Vassili donne naissance à un enfant. Tandis que passe le cercueil ouvert, Khoma en délire crie sa honte, mais sa voix se perd sous l'éloge funèbre. Des pommiers s'égouttant après avoir essuyé la pluie défilent à échelles et sous angles divers. Vassili et sa fiancée s'étreignent dans une lumière irréelle.
Le plus beau film du monde
"Le plus beau film du monde", c'est en tout cas ce que chacun en a retenu, et on le répète sans trop savoir pourquoi. Or nul, semble-t-il, n'a pu le dire autrement qu'au moyen du dithyrambe, pas même vraiment Amengual (in Dovjenko, Seghers, 1970). Outre que ce genre d'affirmation, à la prendre à la lettre (ce qui est évidemment abusif), suppose acquise la légitimité de l'échelle hiérarchique en art, déniant l'irréductibilité de l'œuvre, dont le corollaire est l'impossible comparaison. Art du cinéma veut dire (ou devrait vouloir dire) phénomène inouï. Or, classifier des singularités, c'est les rapporter à des critère communs. Ce ne sont donc plus des singularités.
Au premier coup d'œil cependant, les images ne ressemblent à nulles autres. Toujours opaques car plus riches que ce qu'elles présentent censément : ce ne sont pas de simples signes fonctionnels mais des différences. Remplacer le critère de supériorité par celui de différence permettrait sans doute d'y voir plus clair.
Il faut donc s'attacher à la filmicité plutôt qu'au seul ressenti, son effet. Même si, se signalant par des anomalies, la singularité filmique ne peut s'atteindre autrement qu'au moyen de la sensibilité. Il est question de poésie, langue inaccessible au narratologue.
Propagande et poésieMais la propagande pour la collectivisation y est-elle compatible ? Surtout sachant que, l'année même de la sortie du film, Staline décrétait la "liquidation de la classe des Koulaks" - qui ne sont pas forcément riches - et que la dékoulakisation consista en confiscations en masse, en exécutions par milliers, en expulsions par millions et autant en déportations. "Les Koulaks sont finis" annonce déjà Vassili. Dans ces conditions, un film qui risque d'abonder dans le sens de la répression stalinienne de masse peut-il encore être spirituellement assez libre pour être poétique ? Comme l'ont suggéré certains critiques, il faudrait que cet humanisme panthéistique profond qui l'imprègne transfigure la fable au point de réduire la question politique à un épiphénomène cosmique. "[...] les idées viennent après et [...] ce sont les noces de l'homme avec le monde et avec la vie qui d'abord doivent être célébrées" (Amengual, op. cit., version Kindle, emplacement 908).
Dovjenko pouvait-il, d'ailleurs, faire autrement que de se plier, à tout le moins en apparence, au contrôle idéologique d'État ? Aucun film ne pouvait passer sans l'accord de Staline.
Poétique de la terreIl est incontestable qu'esthétiquement et compositionnellement une épopée de la terre enveloppe la liquidation politique des Koulaks. Terre, au sens sacré de Mère du monde, à laquelle on retourne serein une fois ses fruits savourés, dont la poussière semble accueillir le danseur ivre de bonheur arrêté en plein élan, mais auquel le cycle de vie fera succéder un nouveau-né. Les plans du grand-père à la pomme alternent avec ceux d'un bambin dans la même occupation, soulignant cette continuité vitale, et le film se termine par une variation sur la richesse des récoltes de fruits et de citrouilles, gloire à la fécondité de la terre complétée par l'image de l'amour indestructible du couple par-delà la mort. Ce ne sont pas les machines qui gagnent, mais, effectivement, la prolifique terre, indistinctement végétale et animale. En témoigne le champ de blé, bombé comme le ventre maternel, frémissant au vent sous l'immensité du ciel qui l'exalte. Le petit sourire de Vassili sur son lit de mort : clin d'œil malicieux invitant à ne pas s'en tenir à l'interprétation officielle. Les morts aussi continuent d'agir dans l'intimité de la terre. Le vieux Piotr, l'ami de Semion, y colle au cimetière son oreille pour recueillir la bonne parole d'outre-tombe. Car la mort amende la terre. Semion s'y prépare alors que, moribond, après l'enfant il avise une jeune femme, sa petite-fille, sœur de Vassili, tenant une corbeille de pommes sur son ventre comme une grossesse végétale ! Alors que la mère de Vassili en gésine croise les mains sur le ventre, comme le défunt qu'elle a sous les yeux. Le pauvre Khoma, quant à lui, tente de visser sa tête dans la terre fraîchement labourée pour retrouver quelque raison.
Terre féconde et forces vivesLe vent dans les pommiers ou les blés souligne en l'animant la richesse des fruits de la terre. Mais, par le biais d'une aile de moulin en action de bas en haut à l'arrière-plan, dont le mouvement est imité au premier plan par un partisan de Khoma surgissant bas-cadre, il moque ce dernier qui raille le tracteur. Les Koulaks font, en plus, du vent par la bouche en sifflant ledit tracteur. Tournés en dérision non pour leur appartenance de classe, mais parce qu'ils sont inconsistants et obtus. Les bureaucrates affalés dans le bureau de la cellule du soviet rural, se prenant gravement la tête dans les mains sous les yeux d'Opanas venu solliciter des obsèques laïques, ne font pas mieux. Signe d'oisiveté, une main tenant un journal dans l'angle inférieur gauche, cela suffit pour dénoncer, déjà, la bureaucratie stalinienne, c'est-à-dire la pratique des nominations (vs élections) entraînant la pérennisation des postes, et l'ultracentralisme de la bolchévisation, qui a pour corollaire le mensonge idéologique par peur de la hiérarchie : "Le tracteur est arrivé, prétend au téléphone le président du soviet de village à son correspondant du soviet régional, tout le village en témoigne." Devant ce mensonge flagrant, le jeune messager venu informer le président du soviet de la panne, qui s'était découvert en signe de respect, a recoiffé sa casquette. Le président finira par lui dire : "Le tracteur ne peut pas être immobilisé." Impossible qu'un tracteur communiste tombe en panne, donc il n'est pas en panne ! C'est le parti qui décide, pas la réalité. Oui, de même que le vent peut être ambivalent, la vraie révolution, qui ne saurait être la propriété exclusive des révolutionnaires officiels, procède des puissances génésiques de la terre, d'une nécessité supérieure aux idées, même si, plomb dans la cervelle, les idées sont nécessaires. L'amour y participe comme principe de fécondité. Après la dure journée des labours, l'homme tient dans sa main un sein de sa femme, organe à la fois érotique et nourricier.
Le manichéisme narratif condamnant les Koulaks n'est qu'apparence dans un tel panthéisme naturaliste, qui absorbe les contradictions et ébranle la séparation catégorielle des choses et des êtres. Non seulement entre Bolcheviks et Koulaks, entre vie et mort ; mais aussi humanité et animalité. Bœufs et chevaux participent comme leurs maîtres à l'action et la commentent à leur façon. Jusqu'à abolir la frontière de genre. Une troupe de chevaux s'élançant vers la cérémonie funéraire précède la scène de désespoir de la fiancée nue, dont croupe et natte agitée dans le dos évoquent avec impertinence un cheval fougueux. Non séparable des forces de vie, la mort remplit bien un rôle nécessaire. La vitalité est tributaire de la mort qui impose de se renouveler en risquant l'aventure, en s'opposant au confort de statu quo. Présentée comme un moment - Oh combien serein ! - de la grande aventure, la mort de Semion prépare celle de Vassili en inversant le signe du tragique : fauché en pleine danse. Tout au contraire elle prend sens du gopak qui l'anticipe. Elle n'est nullement filmée comme un meurtre, mais comme un événement au sens fort, dont l'effet vient avant la cause, elle-même différée.
Est retenue de la révolution en tout cas, la part romantique de ses débuts comme émergence de cette vitalité. La jeunesse révolutionnaire, les Komsomols, l'emporte sur l'appareil du parti. Selon Vassili taquinant son père Opanas, celui-ci résiste au changement parce qu'il "vient de vieillir", et non pour des raisons idéologiques. De son côté le "vieux" traite in petto son fils et ses camarades, qui tentent de le convertir, de "chiens crasseux, splendide engeance !" avec une certaine tendresse. Le voilà déjà prêt à se transformer.
HumourCe qui a dû plaire à Staline néanmoins, c'est le tracteur. Cependant, il est fourbu et il faut pisser dans le réservoir pour le ranimer, dans des plans extravagants, défiant plaisamment les lois de la pesanteur. Surtout, la mécanique est faillible. Sans elle, le Petit-Père tracteur est un bloc stupide. Sous couvert d'ingéniosité, l'insolence des forces vives !
L'humour élève le film en le délivrant du dogmatisme édifiant. Venant frontalement de la ville, imperceptible dans un lointain de plan général, le groupe escortant le tracteur est soudain précipité anarchiquement en tous sens comme d'un coup de pied dans la fourmilière : dérision de la panne comme épiphénomène non identifiable replié bas-cadre au profit d'un immense ciel vide, mais pointé par la ligne de fuite que rythment les poteaux de la ligne électrique. Puis, en plan serré, c'est une vaine agitation enfantine de ces paysans autour des bizarres organes de la machine. Le remplissage du radiateur, à l'initiative pourtant du très sérieux Vassili, relève du pur burlesque. À tour de rôle on fait pipi dans le radiateur, le corps en contre-plongée déjeté en arrière pour exprimer aussi l'effort des vessies qui se contractent. Mais la caméra revient sur un individu à la vessie paresseuse, dont le visage est littéralement d'un noir et blanc cramoisi. Deux camarades en plan serré en contrebas, le volant étant en amorce dans le coin inférieur droit, l'encouragent de la tête, levant le regard vers lui hors-champ. Nouveau plan du prostatique, suivi de l'image de deux femmes perchées, regard en bas, dont l'une se signe pendant que l'autre observe. Pudeur ou appel à la miséricorde divine ? Ou bien les deux à la fois ? En tout les cas c'est impayable. Possible résultat du geste de piété, sur le visage du Pisseur inhibé s'affiche l'ultime effort avant que sa bouche ne s'entrouvre de soulagement. Changement de plan : contre-plongée épaules du Komsomol qui, il y a peu, guettait anxieusement l'arrivée du tracteur. Par un raccord analogique, sa bouche s'entrouvre comme celle du précédent pour un cri de victoire saluant, grâce au transfert du contenu des vessies au radiateur, le tracteur en mouvement.
Filmicité et écriture
Les forces vives tiennent donc bien davantage leur fougue d'un univers aussi complexe que fabuleux, que du réalisme socialiste. Un univers commandé par des puisances dépassant la sphère de la science historique. Se penchant sur les blés qu'elles lient, les filles dévoilent leur corps érotique et fécond sous la jupe. Aucun chroniqueur de cette phase de la révolution ne l'aurait osé. La poésie et l'humour sont à la hauteur de cet enjeu.Ce ne serait rien encore sans les tensions du cadrage et la dynamique du montage, toutes dévolues au lyrisme célébrant la puissance cosmique du mouvement général. Voir la séquence du tracteur.
Au contraire du montage ordinaire qui, conjonctif, assure la continuité à la fois cognitive et narrative, et concentre le récit sur l'action, le montage ici disjonctif convoque la totalité des forces en jeu. La juxtaposition de plans mutuellement indépendants potentialise tous les possibles. Le sens est d'ailleurs seulement suggéré, comme en attente. Un membre au moins de l'escorte du tracteur détient, comme Opanas, un fouet à bœuf, comme si ça pouvait faire bouger le tracteur. S'il fait la sourde-oreille à l'invite de Vassili à contribuer au remplissage du radiateur (n'y aurait-il pas là quelque malice à en dispenser le déjà petit-chef ?), c'est que n'étant pas vraiment sorti de sa condition de vacher, il n'a pas encore acquis la conscience révolutionnaire. Cela vaut pour Opanas auquel tout espoir d'émancipation est permis. Par ailleurs, le chemin qui plonge bas-cadre à son extrémité en direction du village exprime le désir de Vassili de faire avancer le tracteur. Tandis que le bâton tors du Vieux, semblable au poteau électrique fait aussi le lien entre le passé et le futur. Le vieux contribue, du reste, à mettre les vessies en action en levant ledit bâton à l'appui de ses paroles d'encouragement.
De même que le cadrage se décentre au profit de la profondeur de champ, et du hors-champ. Plongées et contreplongées largement majoritaires visent derrière le sujet la terre (plongée) ou le ciel (contreplongées). Tandis que les plans serrés fixes où surgissent des personnages restant décadrés amorcent le cosmos du hors-champ. Cependant certaine alternance de plongées et contre-plongées implique une focalisation interne. Les villageois sont perchés pour voir dans la distance l'arrivée de la ville. Pourtant les plans serrés sur l'escorte du tracteur censé être perçu de loin sont en plongée. La caméra n'enregistre pas la scène mais ce que voient les personnages. Elle se fait immanente. Jusqu'à l'invraisemblance. Les deux bigotes sont supposées surplomber le tracteur mais dans un environnement plat. À moins qu'elles ne soient au village, sur un toit, pourquoi pas. Mais c'est trop loin pour le détail qui fait le sel du montage. Il y a donc immanence des personnages dans un cosmos immanent. Favorisée de plus par le montage disjonctif, la vérité ne procède pas d'un point de vue olympien mais de l'immanence et de la corroboration.
Ce qui implique une instance narrative diégétisée. Par exemple, l'éclat de rire d'un villageois exprime d'abord la joie à la vue de l'arrivée du tracteur, mais le même éclat de rire dans un plan identique après vingt-deux autres, succèdant à la panne, se dédouble en joie et moquerie, qui renvoie au burlesque adressé au spectateur du coup de pied dans la fourmilière. Le rieur est autant fiction que narrateur et spectateur virtuels. Les catégories logiques conditionnant le discernement rationnel sont abolies. Le secrétaire se débat avec un téléphone rétif, juste après le sifflement entre ses doigts d'un Koulak quelque part à l'extérieur. N'est-ce pas ce son intempestif et koulakien qui le parasite en indifférenciant l'espace général ? Entre les conservateurs et la structure pyramidale des Soviets dénoncée par un téléphone inaudible, les forces vives doivent émerger.
La contradiction peut donc se donner libre-cours sans relève, en un emportement lyrique. Ainsi la panne du tracteur n'altère nullement l'enthousiasme du village. Koulaks et sympathisants bolcheviks semblent bizarrement d'accord. "Il est immobile !" s'écrie-t-on joyeusement. "Il bouge !" rétorque cinq plans en aval l'un des personnages sans changer d'expression, avant de se raviser neuf plans plus bas, toujours aussi gaiement : "Il est immobile !"
On est emporté dans un jeu paradigmatique qui semble briser, avec la ligne syntagmatique, celle du Parti. D'autant qu'à l'instar de la plongée/contreplongée, les raccords sont toujours diégétiques comme les mouvements de tête qui se répondent d'un plan sur l'autre, ou les lèvres qui se remuent. C'est dire encore qu'ils sont immanents. Mais surtout, ils sont analogiques et peuvent se passer de la fable pour se corroborer. Un mouvement de tête animal répond au mouvement de tête humain. Un frémissement d'oreille de chaque côté fait le lien entre le plan des bœufs et celui du cheval qui lui succède. Un cadrage à composition identique fait sens, sans passer par la narration. Trois bœufs suivis de trois Koulaks ruminant de même, c'est traiter ces derniers de bovins, mais sans méchanceté, les animaux étant constamment en parallèle avec les humains comme quand quatre personnages alternent avec quatre chevaux, même échelle, même angle, même décadrage.Voilà donc de l'écriture véritable. Elle tend vers l'équivalence générale des éléments en s'émancipant de l'interprétation ontologique.
Non, non ! je ne donnerais pas La Terre pour cent mille Tarentino. 25/11/19 Retour titre