CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Josef von STERNBERG
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Shanghai Express (Shanghai Express) USA VO N&B 1931 80' ; R. J. von Sternberg ; Sc. Jules Furthman d'apr. Harry Hervey ; Ph. Lee Garmes ; Mont. Frank Sullivan ; Déc. Hans Dreier ; Cost. Travis Banton ; M. W. Franke Harling, Rudolph G. Kopp ; Pr. Paramount ; Int. Marlene Dietrich (Shanghai Lily/Madeleine), Clive Brook (capitaine Harvey), Anna Way Wong (Hue Fei), Warner Oland (Henry Chang), Eugen Pallette (Sam Salt), Gustav von Seyffertiz (Eric Baum), Laurence Grant (le révérend Carmichael), Emile Chautard (le commandant Lenard).

   
En première classe dans le train reliant Pékin à Shanghai en pleine guerre civile, la célèbre aventurière Shanghai Lily tombe par hasard sur le capitaine médecin Harvey, son grand amour perdu de vue depuis cinq ans. Le train est intercepté par des rebelles dont
Henry Chang, le chef, s'était mêlé aux voyageurs. Comme notabilité, Harvey est retenu en vue d'un échange d'otages. Chang fait savoir à Lily qu'il crèvera les yeux de son prisonnier si elle ne se donne à lui. Elle accepte le marché mais Chang est assassiné par la passagère Hue Fei, une courtisane chinoise dont il a abusé et que Lily a sauvée du suicide subséquent. Le train repart avec Lily à son bord. Le capitaine, ignorant le sordide marché, et Lily se refusant à l'en informer, ne lui pardonne pas Chang. Le révérend qui l'a vue prier pour Harvey toute une nuit parvient à recueillir les confidences de Lily sous le sceau du secret. À Harvey il ne peut que déclarer qu'elle vaut mieux que lui. Ces paroles ont toutefois suffisamment fait leur chemin pour qu'à l'arrivée il demande pardon d'avoir douté d'elle. Ils échangent un baiser en pleine gare sous le loufoque prétexte d'être seuls.

   Une aventurière et un héros en uniforme tentent ensemble de redonner forme à un amour meurtri, dans des conditions complexes liées à la fois aux inévitables dissensions d'un lieu clos particulier (première classe coloniale) et aux troubles internes d'une société censément mystérieuse aux yeux des occidentaux. Ce qui fait ressortir l'hypocrisie de la moralité publique, dont le héros, qui ignore la main tendue de Hue Fei, n'est pas tout à fait quitte, et la profonde humanité au contraire des femmes qui en sont victimes parce qu'elles cristallisent les frustrations des bien-pensants. La résolution des contradictions du couple amoureux dépend du complexe contexte géopolitique. Elle requiert une force proportionnée, qui n'est autre que le caractère entier des femmes réprouvées, leur refus des compromissions. Les voyageurs occidentaux les méprisent mais sont prêts à les honorer pour peu qu'elles servent leurs intérêts. La poule de luxe Hue Fei devient persona grata d'avoir débarrassé le monde policé du chef rebelle, quitte à des arrangements avec un article des Dix Commandements. "La Chinoise est une fille comme il faut" affirme la directrice de pension. Tandis que Shanghai Lily/Madeleine, dont la décision héroïque est tenue secrète, n'a pas même le bénéfice du doute, y compris
aux yeux de Harvey. "Me croiras-tu jamais sans preuve ?" demande-t-elle, question éminemment sternbergienne, qui prouverait à elle-seule la contribution à It du cinéaste, et qui est au cœur de celle de l'amour. C'est la force de Lily de refuser le démenti et de laisser aux autres la responsabilité de leur suspicion. De sorte qu'ils ne peuvent changer d'avis sans prendre acte de l'exiguïté de leur cœur. C'est curieusement le plus rigide au départ, le pasteur Carmichael, qui revient radicalement de lui-même sur son jugement initial. Il n'y a pire que la tranquille assurance des petits censeurs consensuels. 
   La force est dans le paradoxe de la marginalité mais d'une marginalité solidaire du système qui la rejette, et de la liberté d'action de la femme aussi honnie que désirée. Ainsi l'extravagante parure en plumes de coq de Shanghai Lily est-elle à la fois signe de sa condition et de sa splendeur intérieure. La photographie s'emploie dans les gros plans de Dietrich à atteindre à une sublimité qui dépasse toute mesure phénoménale.
  
La complexité n'est pas seulement dans la configuration de l'intrigue. Elle est aussi dans la saturation à la fois du cadre par la profusion des être animés et inanimés et de la profondeur de champ par l'interposition de teintures, de voiles et de claies, de tout ce qui stratifie la profondeur en laissant filtrer la lumière ou, au plan sonore, en superposant les sons. Cela peut entraîner un jeu optique accordant la même valeur aux corps tangibles et à l'impalpable des ombres, qui se conjuguent dans une écriture où propre et figuratif sont indiscernables, cet aspect étant peut-être le plus intéressant du travail de l'image. Il y a en effet écriture dès lors que la distinction entre l'artifice filmique et la réalité reproduite se confondent, comme quand abaissant les stores du train jusqu'à aveugler l'écran, Lily manipule un volet à la fois diégétique et extradiégétique.
   Le film en son entier se conçoit sur le même mode en tant que matière transformable. Le travail du décor est assez extraordinaire. Il laisse planer un doute sur le seuil séparant studio et décor naturel. Les plans très serrés de la locomotive en mouvement font sentir l'irréductibilité de la matière mais, en même temps, ce qu'il faut d'art pour une proximité qui n'est qu'illusion. L'artifice s'affirme explicitement, avec un certain humour, par l'assomption de l'espace à deux dimensions du cadre. Lily et Harvey par ex., comme deux portraits inscrits dans le double cadre de fenêtres de wagon qu'ils transgressent en se serrant la main. Même double portrait des deux courtisanes. Ceci confirmé en écho par ce laveur de vitres derrière lesquelles posent des passagers comme autant de tableaux
   L'espace saturé lui-aussi par l'ambiance sonore du chemin de fer, machine, signaux, foule, n'est jamais adultéré par l'accompagnement musical. Toute musique est toujours d'écran, appartient au même univers spatiotemporel que l'intrigue. Mais c'est encore plus artificiel, mise en scène d'un parti-pris de cinéaste, montrant
le disque tournant sur le phono. L'illusion naturaliste fait place à l'indécidable. Imperceptiblement mélancolique, complétée par la capacité de la photographie à l'expression du monde intérieur. Le jeu de Dietrich est à la fois détachement et tout expectative, dans l'étonnement manifesté à ces mots qui sortent de sa propre bouche
.
   Et pourtant l'intrigue se présente comme extrêmement concertée. Les actions sont toujours l'effet d'une
minutieuse préparation. Il y a mise en place passionnée des pièces du puzzle. Voyez comment l'action des rebelles se dessine comme un fil en surjet de l'intrigue.
    Saturation là-aussi, et peut-être ne manque-t-il à ce film qu'un peu d'espace vacant, la case vide nécessaire au jeu. La mise en place de la logique des actions comme le luxe de moyens du costume, du décor, des effets photographiques rayonnant pour eux-même, par excès de sublimité non soumis à l'écriture, se voudraient par trop emporter l'adhésion. 

   L'art du cinéma ne consiste pas à enfiler des photos d'art. 22/12/2017 Retour titres