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Les Quarante-sept rônins (Genroku chushingura) Jap. VO N&B 1941-1942 214' ; R. K. Mizoguchi ; Sc. Ken'ichiro Hara et Yoshikata Yoda d'apr. la pièce de Kabuki de Seika Mayama ; Ph. Kohei Sugiyama ; Mont. Takako Kuji ; Son Hidetaka Sasaki ; Lum. Suejiro Nakajima ; M. Shiro Fukai ; Déc. Hiroshi Mizutani et Kaneto Shindo ; Pr. Shochiku ; Int. Chojuro Kawarasaki (Kuranosuke Oishi), Yoshisaburo Arashi (Naganori Asano), Mitsuko Miura (Yosenin, sa femme), Yutaka Mimasu (Kozukenosuke Kira), Kan'emon Nakamura (Suke'emon Tomimori, vassal d'Asano), Kunitaro Kawarasaki (Jurozaemon Isogai), Mieko Takamine (Omino, sa fiancée), Utaemon Ichikawa (Tsunatoyo Tokugawa, neveu et conseiller du shogun), Seizaburo Kawazu (seigneur Hosokawa, hôte des rônins condamnés), Isamu Kosugi (Okado, l'inspecteur chargé de l'interrogatoire d'Asano).

   È
re Genroku, sous le Shogun Tekugawa Tsunayoshi, dans une galerie de la cour intérieure du palais d'Edo le 14 mars 1701, le seigneur Asano chargé de recevoir les envoyés de l'empereur
soudain dégaine son sabre et, s'écriant "Kira, retire tes paroles", se rue sur Kozukenosuke Kira, le maître de cérémonie, qui l'a rabaissé en public. Intercepté par les gardes, il ne réussit qu'à lui infliger une blessure à la tête. Comme il est strictement interdit de dégainer dans cette enceinte, Asano est séance tenante condamné au seppuku (hara-kiri), et son fief d'Ako confisqué, sans nulle prise en compte du rôle de Kira dans la querelle.
   Sous la conduite de Kuranosuke, l'intendant en chef du fief, une cinquantaine de samouraïs
désormais rônins (samouraïs sans emploi) décident de venger leur maître. D'abord endormir la méfiance de Kira, qui s'entoure en permanence d'une garde imposante depuis la mort d'Asano. Kuranosuke se soumet, voire collabore à la liquidation du fief d'Ako puis, encouragé par des signes favorables à la cause d'Asano émanant du palais impérial, il fomente un plan gardé secret. Ce pourquoi il fait 51 rônins fidèles signer de leur sang un pacte de loyauté, avec recommandation de ne pas contester le shogun et de quitter calmement le château, qui sera livré sans coup férir. 
   Une requête en restauration du clan
au nom du frère cadet d'Asano
a déjà été par l'intendant lancée afin de donner confiance à ses troupes, avec le risque, si elle était agréée, de disqualifier le plan de vengeance. Pendant des mois, déclinant les offres d'entrer au service du régent à Kyoto, Kuranosuke se vautre par stratagème dans la débauche, au point que nombre de ses compagnons perdent foi en lui. La requête étant rejetée, la situation est jugée opportune, à la fois en considération de l'affaiblissement de la vigilance de Kira et de l'adhésion massive de l'opinion à la cause. Kuranosuke accepte la demande de divorce de sa femme, au prétexte de sa conduite de débauché. Il y consent en réalité pour la protéger, elle qui, de son côté, lui a tendu la perche dans l'intérêt des conditions de la vengeance. 

   Deuxième partie. Kira doit interpréter un rôle dans la pièce nô représentée en la résidence du Daimyo (seigneur) Tsunatoyo, gendre du régent, neveu et conseiller du shogun. Introduit par sa sœur Kiyo, servante au château, Suke'emon, ancien messager d'Asano, pensait l'exécuter sur scène. Mais Tsunatoyo a pris la place de l'ennemi. Maîtrisant le bouillant rônin d'Ako il le convainc que la vengeance doit être différée comme acte solennel, impensable sans la participation des autres et le soutien de l'opinion publique.
 
 Le 14 décembre 1702, exactement au vingt-et-unième mois, compté comme jour anniversaire de la mort d'Asano le 14 mars 1701, Kuranosuke vient présenter ses hommages à la veuve d'Asano en résidence à Edo chez ses parents. Il élude les questions pressantes de la femme de son défunt seigneur, voire véhémentes de Toda, sa suivante. Furieuse, Dame Asano décline sèchement sa demande d'autorisation à honorer la tombe. En partant le chef des conjurés tend à Toda, qui le prend sans piper mot, un petit paquet censé contenir un banal recueil de vers. Il dit adieu alors qu'elle lui tourne déjà le dos. C'est le livre de comptes de la liquidation d'Ako avec quelques pièces d'or. Ce qui équivaut au signal de l'action. Avant l'aube est déposé par un ronin un message. Lu par Toda à voix haute pleine d'émotion, il relate l'assaut par quarante-six rônins sous les ordres de Kuranosuke de la résidence de Kira, qui est décapité.  

   La suite de l'aventure est représentée dans la séquence suivante. La tête est solennellement déposée sur le tombeau d'Asano. Kuranosuke se refuse au seppuku sur place à la demande d'un Suke'emon toujours aussi expéditif, afin de ne pas court-circuiter la justice shogunale. Les quarante-sept sont condamnés par faveur à la mort noble du seppuku, et même, le clan de Kira et le fief de son fils Uesugi sont abolis. Au dernier moment, une jeune fille de l'entourage de Kira appelée O-Miko s'est glissée, travestie en page, chez Hosokawa, seigneur chargé de la garde des rônins d'Ako, afin de savoir si elle est aimée de Jurozaemon. Celui-ci l'avait demandée en mariage dans un but d'espionnage avant de disparaître, trahissant aussi le père, qui avait fait des préparatifs proportionnés à un mariage honorable. Il y va autant de l'honneur que de l'amour.
   Kuranosuke ayant habilement débusqué le subterfuge en remarquant les stigmates aux doigts de la joueuse de shamisen, s'oppose d'abord à la rencontre, qui risque de saper la résolution du jeune homme. Mais il se laisse fléchir par l'émouvant plaidoyer de la demoiselle quand lui est annoncé, avec l'arrivée du messager du shogun, le prononcé officiel du verdict et l'imminence du seppuku. Elle obtient in extremis l'aveu désiré de la bouche de son promis qui, de peur de changer d'avis,
se propulse au dehors. Mais O-Mino le précède dans la tombe en s'appliquant à elle-même le seppuku. Les vaillants d'Ako sont appelés un à un au supplice et leur mort annoncée. Celle de Suke'emon résonne sur le cadavre d'O-Mino.
  
   Pour éviter tout malentendu, je me permettrai de renvoyer les inconditionnels à un excellent article du site "L'Histoire est à nous", non-signé, sur Les Quarante-sept rônins  :

https://historiaesnuestra.wordpress.com/2020/06/04/ronin-47/. 

   Quant au présent site, ayant pour critère majeur l'écriture, qui ne concerne que trop peu Mizoguchi, davantage porté sur l'appareil narratif que sur le texte filmique (non commandé par la représentation), il ne saurait s'y aligner. Passons néanmoins d'abord sur les aspects discutables à cet égard avant de découvrir le véritable cinéaste en gésine, car Mizogushi est bien un artiste dans l'âme mais, semble-t-il, rongé par le doute, qui lui fait parfois lâcher la proie pour l'ombre. Tout au service du contenu, des options comme la caméra reine, le jeu des acteurs et la dramaturgie, soumis à un dialogue envahissant jusqu'à devoir combler les trous du récit, ainsi que le traitement hollywoodien de la musique auxiliaire, sont antinomiques au déploiement de l'espace textuel.


Une neutralité neutralisée

   D'abord la présence écrasante de la caméra. La prouesse du plan séquence exigeant, dans l'organisation rigoureuse de l'espace-temps d'un plateau à plusieurs tors que la caméra doit dénouer, la maîtrise par les acteurs d'un jeu livré aux conditions de la durée du plan. Cette technique est motivée par l'obsession naturaliste. Il s'agit de préserver du découpage la continuité de l'action, et de ne point casser l'authenticité du jeu de l'acteur tendu par le souci de ne pas discontinuer. Moins de deux-cents plans pour une durée de trois heures trente-trois ! C'est pourquoi le décorateur fut chargé de bâtir un coûteux plateau, plus vrai que vrai, avec des palais grandeur nature. Et là-dedans, des acteurs de la troupe Zenshin-Za, capables de tenir la durée sans aspirer au répi du clap. Sous caméra distante, vu l'importance de la plastique du geste et la prédominance d'un dialogue inspiré du kabuki de Seika Mayama, loin de l'économie propre au cinéma, on se trouve de plus dans les conditions du théâtre. L'attrait des décors sublimés au moyen de la grue se substitue à l'impression de réalité. La grandeur du pouvoir féodal pouvait aussi bien tirer parti du minuscule détail anodin à l'écran. Voilà les propriétés microcinégéniques de la pellicule mises à l'écart. 
   Ce qui peut laisser penser que l'essentiel du processus de création se cantonne au tournage. Le rejet du gros plan a pour corollaire celui de la métonymie et des objets partiels qui sont les conditions véritables à travers le montage du jeu d'écriture. Celui-ci est indépendant de la contrainte anthropomorphique, qui fait passer l'émotion par l'expression d'acteurs prodigues en sanglots et contorsions, gratifiés en renfort d'un commentaire orchestral ad hoc. Le vassal Gengoemon s'effondre en sanglots, que redoublent des accords mélodiques ascendants où culminent les violons, après s'être cogné vainement à la porte de la cour du supplice auto-infligé, qui vient de se refermer sur les derniers pas d'Asano. 
   On peut toujours ici compter sur un mode d'emploi de la réception empathique du film dans le témoignage intradiégétique, reposant sur le mode de présence des personnages et le langage des corps.
La cruauté du verdict énoncé par le délégué du shogun à l'encontre d'Asano se mesure aux frémissements parcourant les rangées de fidèles. Aussi bien, la parole de Kuranosuke prend-elle valeur de la qualité de silence des rônins gravement absorbés, que survole une caméra prenant le pouls de l'auditoire. L'expression corporelle fût-elle remarquablement dirigée, les acteurs, en outre, perdent en crédibilité d'être commis à la médiation de dialogues, dont souvent la qualité littéraire surpasse les capacités supposées de celui qui parle, sans laisser respirer la phrase, sans jamais buter sur les mots, sans nul signe d'idiosyncrasie. Le son direct ici ne remplit pas même son office de saisie de bribes de réalité.
   Si le parti-pris du plan séquence est inspiré par le désir de présenter une réalité en s'économisant les manipulations du montage, ce n'est pas sans censurer l'effet-montage. La première séquence est calculée pour passer d'une impression de calme absolu, avec ce plan fixe d'un groupe figé dans la galerie de la cour intérieure, comme tenu en respect par des chefs visibles à distance auxquels ils font face, suivi d'un lent travelling latéral depuis la galerie d'en face sur le jardin zen au chant des oiseaux, préparant comme préalable contrasté l'agression de Kira et le tumulte qui s'ensuit.
   C'est, dans l'ensemble, l'inverse de la neutralité qui s'impose : de par le préalable d'un arrangement minutieux du plateau et le caractère méticuleusement prémédité de l'action et du dialogue. Ce que je découvre au fil du déplacement de la caméra dans le plan est simulacre, davantage : simulacre à prétention réalistique. S'y ajoute la danse d'une caméra attentive à tout, en conflit avec les mouvements de champ, et donc avec la crédibilité de l'espace-temps diégétique.  

   À cette ostensible immixtion dans la diégèse se joint la musique auxiliaire, de genre romantique européen. Jurant déjà avec le décor comme surcharge extradiégétique et étrangère, elle s'impose du dehors à l'ouïe et, en contradiction avec la volonté affichée de réduire au maximum la médiation, parasite comme mode intrusif de commentaire sensible l'émotion propre à l'image-son. Voir à cet égard la scène d'amputation rituelle des cheveux de Dame Asano. Pourquoi rajouter des accords tragiques à ce qui se suffit à soi-même comme logique d'image-son ? Kuranosuke aux rônins : "Nous ne nous reverrons plus. Regardons-les bien [les décors du château] une dernière fois et prenons-en calmement congé pour toujours." Lent panoramique en plongée, imperceptiblement discontinu par scrupule d'attention, sur les têtes baissées des rudes guerriers. Fondu au noir avec violons. Hollywood est passé par là.


Mise en jeu de la narration

  Pourtant, au-delà de ce que je considère comme de la surenchère expressive jusqu'à l'ivresse expérimentale, nonobstant le fabuleux travail de mise en scène, le cinéma de Mizoguchi témoigne par ailleurs d'un sens profond des possibilités du jeu narratif, lequel n'exclut pas même le montage. Bref, le sens n'est pas dans la signification immédiate, mais dans la mise en jeu de celle-ci. Mise en jeu premièrement de l'image de personnage. Prêtons attention à la direction de l'acteur Chojuro Kawarasaki (Kuranosuke). Buste droit minéral, sourire léger flottant sur face polie, voix sépulcrale, geste alenti : un  Bouddha, pas même affecté par la rebuffade de dame Asano.
  C'est à la limite de l'humour tant c'est appuyé sans souci de vraisemblance. L'humour met du jeu dans le pilotage narratif. Il amorce des biffurcations inattendues.
   Ce peut être par un élément de décor. Comme cette espèce d'hibachi (récipient de braises) sur pattes singeant au premier plan la prosternation de Kurukosuke face à dame Asano. On note même que, dans de tout autres circonstances, cet accessoire est présenté sous le même angle. Peut-être avait-on pris trop à la lettre ces continuelles prosternations à tout propos..?
  Ou scénique. Travestie en page, sabre au côté, en présence de Den'emon, le régisseur de Hosokawa, tournant le dos à la porte coulissante grande ouverte, O-Mino
plaide sa cause auprès de Kuranosuke. À la recherche du régisseur, un rônin débouchant du couloir d'emblée la reconnaît de dos : "N'est-ce pas la fille d'Otomeda ?" Dérision du grand Kuranosuke qui avait mobilisé, lui, toute sa sagacité de grand stratège pour y parvenir de face !
  Autant
d'écarts ménagés par rapport au sérieux représentatif, autant de répis dans le dogmatisme. Plutôt questionner que faire croire. Au lieu de musique auxiliaire, les percussions du nô diégétique hors-champ accompagnent la scène (à environ 2h14') où Tsunatoyo fait la leçon à Suke'emon qui, l'ayant pris pour Kira sous le déguisement nô, tentait de le transpercer. Humour là-aussi, Tsunatoyo soudain se rappelant qu'il doit aller sur la scène, après celle, intense, qu'il vient de subir pour de bon dans la fiction.
   Non moins ludique est
le traitement très moderne du cadre en retard délibéré sur l'action quand, par exemple, un personnage à genoux en plan moyen se redresse en débordant le cadre avant que celui-ci ne reprenne son rôle centrateur. Le décentrage comme autonomisation feinte de l'action par rapport à l'œil de la caméra est surtout un moyen de semer des germes à effet différé. Il concerne notablement le rôle des femmes, qui s'avère déterminant dans l'accomplissement du bushido (voie du guerrier), le propre des hommes. C'est au fond l'apport personnel de Mizoguchi à la légende. Apport subversif pour un film soutenu par le Bureau de l'Information du Gouvernement [militaire], affichant au générique l'injonction nationaliste : "Protégeons les foyers des combattants de la Grande Asie."

    Il ne faudrait pas en l'occurrence prendre à la lettre la demande de divorce de Kiru, l'épouse de Kuranosuke. Elle est en contradiction avec sa réponse au vieux messager chargé de la ramener à son père en raison de la conduite de l'époux : "Peu m'importent, objecte-t-elle, les railleries sur son compte ou les dénigrements. [...] C'est comme s'il souffrait à en mourir d'un tourment connu de lui-seul. Il chercherait donc désespérément à se distraire dans une vaine dissipation. Même s'il ne veut m'en dire un mot, sa souffrance est mienne et je souhaite partager cette souffrance sous le même toit."
   On pourrait crier au parjure. Mais, entre les deux attitudes contradictoires s'interposent certains micro-événements.
À 1h30 environ du début, désavoué par deux loyalistes venus d'Edo à la maison de thé où il réside entouré de geishas, pour connaître ses intentions, Kuranosuke se trouve contraint de dévoiler son plan à Matsunoyo, le fils aîné qui les a guidés jusque-là. Mais un autre témoin se tient à l'arrière-plan dans une pièce adjacente ouverte sur l'extérieur. Une femme avec laquelle Matsunoyo, s'est brièvement entretenu auparavant. Les visiteurs furieux prenant congé deux minutes plus tard, elle s'affesse sur ses talons, accusant le coup. D'accord avec les loyalistes, Matsunoyo bondit pour les suivre à Edo. Kuranosuke le rappelle et l'entraîne dans une autre pièce pour le calmer en lui dévoilant son plan secret. Peu après, l'inconnue reprend son poste à l'arrière-plan. Le cadre épousant les déambulations du père et du fils durant cet entretien attrape sa silhouette au gré des allées et venues. Elle saura donc que Kuranosuke est fidèle au bushido contre vents et marées, qu'il a su ne pas trahir son secret face au désaveu cinglant des loyalistes d'Edo. Étant connue du fils, c'est vraisemblablement une complice de la mère. 


Le bushido des femmes

   Suit la séquence du divorce. Deux messagers d'Edo conduits par un loyaliste arrivent dans le village de Yamashina, au domicile de Kuranosuke. Ils annoncent la mise à l'écart de Daigaku, l'héritier d'Asano. La restauration du clan est désormais impossible. Le chef des conjurés prend la décision d'attaquer. Postée sur la galerie extérieure où donne la pièce de la réunion, Kiru a tout entendu. Elle tire la porte coulissante et demande à parler à son mari.
   Tout indique que la résolution du divorce est l'effet direct des informations relatives à la vengeance et collectées clandestinement par des femmes, à la maison de thé puis au domicile de Kuranosuke. Construite en matériaux léger pour résister aux tremblements de terre,
la maison japonaise est le précieux auxiliaire des indiscrétions dans toute la filmographie de Mizoguchi. Kiru ne se contente pas d'écouter aux portes pour la bonne cause. Elle a recours au réseau des femmes, qui reléguées au second plan, suivent de près toute l'affaire. Déjà en première partie, à environ 44' du début, une cousine de Kuranosuke se mêlait de la vengeance, confiant à Kiru : "Le seul qui puisse rassembler tout le monde, c'est votre époux, Oishi Kuranosuke. Que pense-t-il de tout ceci ?" Paroles en outre écoutées par la nourrice séparée à l'arrière-plan par un shoji des enfants, qui se trouvent dans la pièce adjacente à celle où se tiennent la mère et la tante. La mère appelle pour le coucher de Kuu et Kichichiyo : "Sugi ! Où êtes-vous donc, Sugi ?" Un shoji (panneau coulissant) glisse à l'arrière-plan, dévoilant une femme. Sa silhouette indistincte face-caméra derrière les enfants préfigure par la position, la posture et l'éclairage, celle de l'inconnue de la maison de thé. Même motif quant à Kiyo, la sœur de Suke'emon, assistant dissimulée à l'arrière-plan, en extérieur-nuit, à la "leçon" donnée au frère par Tsunatoyo. Des femmes aussi se tiennent à l'arrière-plan en profondeur de champ lorsque Tokubei, le rônin banni, est par Kuranosuke exclu avec son fils des conjurés. 
   La conclusion de l'enquête donne priorité au bushido sur le couple. Les deux époux en sont tacitement d'accord. Kiru ne veut pas être un obstacle au seppuku associé au bushido et Kuranosuke désire mettre sa famille à l'abri des conséquences de la condamnation. Kiru doit emmener Kuu et Kichichiyo avec elle chez son père
à Tajima laissant, en tant qu'héritier, l'aîné avec son père. Le pathétique de la scène tient à la retenue extrême dans l'expression de la tendresse, effet du divorce à contre-cœur. Comme Ryoichi
dans Une femme de Tokyo d'Ozu (1933), lors d'une explication houleuse avec sa sœur qui vend son corps, Kuranosuke se cramponne d'une main au hibachi : "Kichichiyo est plutôt fragile. Il pourrait devenir bonze et prier pour nous. Il n'est pas assez robuste pour devenir samouraï. - C'est vrai. - Toi non plus, tu n'es pas très robuste. Ne te fatigue pas trop pendant le voyage." Elle baisse la tête sans répondre. Fondu au noir. Loin de rompre sa parole, Kiru l'a renforcée en l'adaptant passionnément aux circonstances.
   On voit bien que les femmes tiennent leur force de la passion quand les hommes sont simplement mûs par le sens de l'honneur. Le 14 décembre Kuranosuke débarque dans la résidence Miyochi à Edo, officiellement pour y présenter ses hommages à la femme du défunt suzerain. En présence de deux anciennes servantes d'Ako assises sur leurs talons, le régisseur, un ancien d'Ako, adresse la demande de Kuranosuke au majordome Godayo. S'affirmant au service des Miyochi, celui-ci décline la demande d'entrevue car elle serait néfaste au clan Asano déjà suffisamment éprouvé. Aussitôt les deux servantes se redressant quittent précipitamment la pièce. Survient Toda, la suivante de la veuve
, à l'évidence par elles prévenue hors-champ. Sa maîtresse désirerait voir Kuranosuke. La grande dame arrive bientôt, décadrée tel un événement gagnant de vitesse la caméra. Face à Toda qui lui témoigne des égards quelque peu excessifs, laissant percer l'intérêt de la vengeance, Kuranosuke se livre à un commentaire prudent, voire louvoyant, de la question. Tandis que la caméra amorce un panoramique droite-gauche en direction de Dame Asano, en face hors-champ, on surprend le regard consterné de Toda à elle adressée. Dame Asano maintenant cadrée taille trahit son impatience. Interrompant ces paroles évasives elle clame son refus d'attendre davantage. De l'autre côté du champ, en plan large incluant à droite en amorce dame Asano à profil perdu, Toda, au bord de la crise de nerf, s'insurge : "Avec vos paroles doucereuses, vous trahissez les vœux les plus décidés ! [...] Je ne peux en supporter davantage !" Après avoir fait preuve d'une noble modération dans l'expression de son désespoir, prenant acte de ce qu'elle croit être une renonciation à la vengeance, la violence de la maîtresse n'est pas moindre, à refuser au premier vassal du défunt l'accès de l'autel funéraire en ces termes blessants : "Je doute que monseigneur se réjouisse de votre offrande". Alors qu'elle prend congé, un shoji s'ouvre devant elle. Il est actionné par une servante dont la silhouette se découpait par transparence durant les lamentations de la maîtresse. Ainsi émerge à l'écran, à travers la posture des femmes, sans distinction de classe, la résistance féminine en acte. Mieux que par le discours, au sens d'ordonnancement sémantique, cela transparaît en filigrane dans la trame narrative.
   Autrement dit en réseau, à l'arrière-plan et dans la discontinuité à distance. Les choses prennent force non par causalité linéaire mais par insistance diffuse. La résistance n'est pas rassemblée sous un seul drapeau. Elle va se nicher jusque dans la figure du daimyo Tsunatoyo, neveu du shogun et futur shogun pressenti. Figure de l'autorité politique, il marque pourtant son admiration pour l'inspecteur Okado, qui a mené l'interrogatoire d'Asano mais a courageusement contesté la sentence, à environ 17'. Une centaine de minutes plus tard, au début de la deuxième partie du film, durant le spectacle nô donné en sa résidence, 
il confie à un proche hésiter à intercéder auprès du shogun pour la restauration du clan Asano, car cela compromettrait la vengeance. Tsunatoyo est un samouraï, solidaire du bushido. Un peu plus tard, à Suke'emon qui voulait le transpercer par confusion avec Kira, il ne cache pas son admiration pour Kuranosuke, car il a la force de différer la vengeance en cachant ses vraies pensées. Admiration ayant pour prémisse celle portée à Okado. Mais le grand seigneur est entouré de femmes. La conversation de la loge a pour témoins deux femmes impassibles à l'arrière-plan. D'une impassibilité énigmatique à considérer l'action des femmes dans l'ombre. Tout comme avec Kira du reste, les femmes sont un ornement du pouvoir qui n'est pas neutre, et peut toujours obéir à d'autres intérêts, seraient-ce ceux de l'amour : rappelons O-Mino. Surtout, la caméra y met l'accent dans la loge de Tsunatoyo : une première cadrée à sa gauche est rejetée hors champ par un panoramique qui vient en cadrer une seconde à sa droite. Tsunatoyo, coupant court pour ajourner sa réponse sur la restauration aux envoyés du régent survenus, se redresse soudain sans recadrage, donc décadré, puis quitte sa loge suivi des deux femmes.

   Quant au daimyo Hosokawa, il ne s'entoure pas de femmes. La vengeance étant consommée, tandis que la dernière d'entre elles à l'écran s'est égalée aux samouraïs par le seppuku, la gent féminine peut repasser dans le hors-champ du patriarcat. 
10/01/22 Retour titre