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Yasujiro OZU
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Une femme de Tokyo (Tôkyô no onna) Jap. Muet N&B 1933 47' ; R. Y. Ozu ; Sc. Kogo Noda et Tadao Ikeda, d'après Ernst Schwartz ; Mont. Kazuo Ichikawa ; Ph. Hideo Mohara, Pr. Shochiku Films Ltd. ; Int. Yoshiko Okada (Chikako), Ureo Egawa (Ryoichi), Kinuyo Tanaka (Harue), Shinyo Nara (Kinoshita).

   Chikako est une jeune femme sérieuse et attentionnée, qui a en charge son frère Ryoichi dont elle paye les études. Mais la petite amie de l'étudiant, Harue, apprend par son propre frère policier que la généreuse aînée, qui est secrétaire dans une firme, fait des extras la nuit comme hôtesse dans un cabaret et même se prostitue. Harue se fait un devoir d'en informer Ryoichi, qui la renvoie cruellement mais se fait confirmer l'infamie par l'intéressée même. Désespéré, le jeune homme se suicide après s'être enfui éperdu dans la nuit. Stupeur et incompréhension douloureuse des jeunes femmes devant le cadavre ; simple fait divers pour les journalistes.

   Les choses à l'image sont comme la trace tangible du drame humain qui se déploie sous nos yeux. Comme si, en perpétuelle transformation par l'expression du visage et du corps qui ne cesse de se renouveler en rapport avec les événements, les personnages représentaient une donnée insaisissable, ne pouvant émerger de façon certaine que dans les seuls artefacts. Ainsi, cadrés pour eux-mêmes, les gants blancs réglementaires des agents en uniforme, donnent-ils mieux la sensation de l'investigation policière que les deux policiers du film, le premier, chargé de l'enquête sur le lieu du travail décent de Chikako, le second étant le médiateur officieux par le biais de sa sœur Harue.
   Car l'apparence vraie des personnages est trop humaine, trop contradictoire, trop indécise pour incarner la mécanique policière. Même le policier menant son enquête auprès du directeur de Chikako est plein de tact. Tandis que les gants, eux, ne pensent pas... Cette chosification des attendus de l'intrigue ne va pas sans un certain humour, curieusement complice du tragique. Car il y a aussi quelque chose d'inquiétant dans la présence muette et têtue de ces objets qui se substituent aux expressions, aux gestes, aux mouvements du corps humain. Ozu n'hésite pas même à pousser le jeu quand, par exemple, le cadrage inclut une paire de
gants au séchage à l'extérieur à travers la fenêtre alors que le frère en uniforme s'apprête à sortir, une paire de gants immaculés attachés
comme le sabre à la ceinture. Je m'inscris en faux contre le "pillow-shot" de Burch qui le qualifie de "suspension de la diégèse" (Pour un observateur lointain, p. 177) et la nature morte comme "temps à l'état pur" de Deleuze (L'Image-temps, p. 26 sq). C'est prendre pour critère le temps naturaliste. Au cinéma nous sommes dans un système d'ubiquité dont le temps linéaire n'est qu'une forme de médiation. Le plan vide ou non-fonctionnel narrativement contient toujours quelque chose qui renvoie activement au drame, avec d'autant plus de force qu'il n'est pas ressenti comme fonctionnel et prémédité. Au lieu de constituer un chaînon dans une série, la chose vacante ou inutile rayonne.
   Les objets sont donc, véritablement, davantage que des signes, des
pointeurs. Loin de se contenter de désigner, ils dévoilent en dramatisant. C'est donc en profondeur que se manifeste peu à peu l'univers du film. Ce qui apparaît au plan initial est le désordre déroulé en panoramique, s'expliquant par la pauvreté du lieu, trop exigu pour les commodités pratiques nécessaires au bon entretien. La vaisselle se fait dans le lavabo, et l'on a investi par économie dans une machine à coudre qui encombre le passage. Le niveau du sol s'en trouve valorisé à double titre. 1) C'est là, depuis Newton, qu'aboutissent idéalement tous les objets en tant que pesants. 2) Il se confond avec le bord inférieur du cadre, ce qui lui donne un ancrage plus concret, non pas optique mais "quadratique" (voir glossaire et article suivant). En intérieur, le premier plan est généralement occupé par le grand pot de céramique, dit "hibachi", sorte de brasero traditionnel intérieur. Les personnages se tiennent volontiers assis autour et s'y appuient. Bénéficiant de l'assiette du bord inférieur du cadre il constitue une sorte de référence matérielle centrale au sein de l'espace optique. Que Ryoichi s'y agrippe face à sa sœur lors de l'explication houleuse, cela donne à la scène une proximité dramatique accrue.
   Le fameux cadrage dit "à hauteur de tatami", qu'on pourrait mieux dire "référé au bord inférieur du cadre", est si bien dédié au monde des objets qu'il décadre les personnages, réduits à une paire de pieds terminant des tronçons de jambes. C'est ainsi que Ryoichi fuyant dans la nuit est filmé en travelling au niveau des pieds, qui croisent divers déchets abandonnés et se prennent dans une ficelle, suggérant la pendaison (même si l'on ignore la nature du suicide). Le dernier plan en travelling visitant ainsi la rue sans accompagner nul personnage découvre des
débris indéterminés pointant la misère de façon naturelle, sans nulle prétention rhétorique.
   L'organisation quadratique du plan relève d'une esthétique nécessaire. Non seulement le panneau vitré plein cadre séparant les employés du bureau du directeur est rigoureusement ordonné au cadre, mais de plus, les deux dossiers de chaises opposés, en accentuant la symétrie d'ensemble, affectent la forme de rampes symétriques solidaires de la porte. Ce qui produit un mouvement dramatique en direction du policier et du directeur, doublement surcadrés, par la porte et par un carreau formant un plan dans le plan, serré épaules, des deux personnages à l'intérieur.
   Il ne s'agit nullement d'esthétisme, mais de priorité du langage sur la représentation, autrement dit, d'écriture. Ce qui suppose une liberté, qui ne privilégie aucun moyen possible.
Remplit la même fonction que les objets le film américain à sketches Si j'avais un million (1932). De sortie au cinéma, les spectateurs Ryoichi et Harue peuvent y voir l'employé incarné par Charles Laughton qui, soudain riche par le caprice d'un défunt millionnaire, grimpe chez le patron pour lui crier ses quatre vérités. Ce film dans le film n'est pas davantage plus-value sémantique qu'esthétique mais moyen de dramatisation à la fois par la parenté (la pauvreté et l'injustice) et la différence (ce que dévoile de la pauvreté un gros chèque tombé du ciel).
   La démarche détermine en définitive une structure indépendante du thème. Il est a remarquer, par exemple, que la prépondérance souvent évoquée des intérieurs chez Ozu n'implique nul intimisme. Le milieu physique où évoluent les personnages ne doit pas être considéré pour lui-même, mais comme
émergence de l'essence du film. Nul besoin de pathos par conséquent. D'où l'extrême liberté de ton, le burlesque (les journalistes) et l'humour côtoyant la tragédie sans affecter le moins du monde la rigueur de l'enjeu éthique du film. 7/02/07 Retour titres