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Je ne regrette rien de ma jeunesse (Waga seishun ni kuinashi) Jap. VO N&B 1946 110' ; R. A. Kurosawa ; Sc. Eijirō Hisaita ; Ph. Asakazu Nakai ; Son Isamu Suzuki ; Mont. A. Kurosawa et Toshio Goto ; Déc. Keiji Kitagawa M. Tadashi Hattori ; Pr. Keiji Matsuzaki/Tōhō ; Int. Setsuko Hara (Yukie), Susumu Fujita (Noge), Akitake Kōno (Itokawa), Denjirō Okōchi (le père de Yukie), Eiko Miyoshi (sa mère), Haruko Sugimura (la mère de Noge), Kokuten Kōdō (son père), Takashi Shimura (le commissaire).
1931. Fille du professeur Yajihara de l'université de Kyoto, Yukie passe une jeunesse insouciante entourée d'une cour d'étudiants. Parmi ceux-ci, elle hésite entre deux partis opposés. Itokawa, favorable au pouvoir politique, futur procureur, et Noge, engagé contre le gouvernement militariste (Mandchourie envahie) soutenu par le patronat, qui persécute les professeurs libéraux, ce qui vaudra au père d'être révoqué en 1933. Sécurité ou passion ? Yukie est plus proche idéologiquement d'Itokawa. Elle dit même détester la gauche tout en reconnaissant bizarrement, après s'être opposée à ses idées de manière si radicale qu'il écourte sa visite, que la cause de Noge est juste. Celui-ci laisse les études pour l'action subversive en faveur de la paix dans un pays en plein délire expansionniste. Arrêté en 1933, il purge quatre années de prison. Grâce à l'intervention du procureur Itokawa, il est libéré sur parole mais s'expatrie en Chine. Ce qui provoque irrésistiblement chez une Yukie bouleversée le besoin de rompre avec la vie quiète que Noge ainsi dénonçait : "tu ne connais de la vie que ce que tu vois dans ce salon". Elle quitte ses parents et s'installe à Tokyo, vivant de son travail dans une société d'import-export grâce à ses diplômes d'anglais et sténo. En ville elle rencontre Itokawa, muté dans la capitale, maintenant marié et bientôt père. Il lui fait savoir que Noge est à Tokyo où il a fondé un bureau d'études économicopolitiques d'Asie de l'Est, qui le rend crédible aux yeux des milieux politiques et économiques. Yukie n'a pas revu Noge depuis son départ trois ans auparavant. À force de rôder autour de l'immeuble du bureau sans oser y pénétrer, elle tombe un jour dans la rue sur celui qui, à son corps défendant, était bien l'homme de sa vie. Certaine que son activité professionnelle n'est qu'une façade, elle s'en ouvre à lui en lui assurant qu'elle est prête à le suivre. Ils se marient. Bientôt il est arrêté comme traitre ainsi que Yukie pour être interrogée. Tous les rêves de la jeune femme s'écroulent, d'autant que, le 8 décembre 1941, le lendemain de Pearl Harbour, alors qu'elle est incarcérée, le Japon déclenche la guerre contre les États-Unis. Yukie est libérée grâce encore à une intervention d'Itokawa. Son père en venant le remercier lui annonce qu'il prendra la défense de Noge devant les tribunaux. Itokawa répond dans un souffle qu'il vient de mourir en prison. Par fidélité et pour amender Noge, qui ne voyait plus ses parents depuis dix ans par peur d'être désavoué, ce qu'il appelle son point faible, Yukie décide d'aller vivre à la campagne chez eux, où elle rapporte les cendres. Ils vivent "comme des hiboux" barricadés, ne sortant que de nuit, ostracisés comme traitres par le village. Yukie finit par passer outre. Elle sort fièrement de jour, affrontant les quolibets. Avec sa belle-mère elles travaillent d'arrache-pied dans les rizières, que la population saccage. Le père, réfugié jusqu'ici dans un mutisme hostile à sa bru, marque la fin de sa farouche retraite en se joignant à elles pour repiquer les plans. Itokawa débarquant félicite Yukie de son héroïsme. Elle refuse pourtant au procureur le droit de se recueillir sur la tombe de son mari. Après la guerre, le père de Yukie fait à l'université un éloge de Noge, en l'honneur de qui il a résolu de reprendre l'enseignement. En visite chez ses parents, Yukie affirme que sa vie est au village, où elle remplit maintenant un rôle social en animant un mouvement pour la promotion de la culture dans les villages ruraux.
Ce que résume la philosophie de la vie contenue d'abord dans cet avertissement du professeur à sa fille : "la liberté, c'est le fruit d'un combat. Pour l'obtenir il faut être prêt à souffrir et à prendre ses responsabilités." Elle est complétée par la sagesse de Noge préconisant "une vie sans aucun regret" (qui explique le titre), en considérant que les choix de l'existence ne sont que les étapes d'une construction dont le sens est différé : "le vrai sens de notre action, explique-il, ne sera reconnu que dans dix ans". Yukie se répète intérieurement toutes ces belles paroles, qui la soutiennent dans l'épreuve. Sa conclusion optimiste : "Qui perd gagne", exprimée à ses parents avant de repartir pour la vie paysanne, en forme la synthèse.
Le danger d'un tel souci d'édification est de tomber dans l'illustration pure et simple de l'idée, qui ne peut déboucher que sur un plat moralisme, sans questionnement. Il ne semble pas que Kurosawa ait su l'éviter. Le concepteur de tant de chefs-d'œuvres ne s'est pas donné les libertés que lui autorisent les travestissements du jidai-geki, à l'instar de ses trois premiers films, ou les causes modestes comme celle de ce fonctionnaire de Vivre (1952), dont l'héroïsme consiste à mener à bien l'assainissement d'un quartier insalubre. En bref les grandes causes du présent, ici celle de la paix traitée dans la trame historique d'un passé tout récent lui feraient perdre son sens du jeu. Il lui faut prendre ses distances, même si la condition est nécessaire mais non suffisante à considérer l'opus Dersou Ouzala.
Paradoxalement, la fiction en général n'est crédible que si, à se déployer en écriture, elle ne se censure pas comme fiction. Mais Je ne regrette rien de ma jeunesse se prend au sérieux. Son dogmatisme ne fait pas confiance à la capacité du spectateur à se former par lui-même un jugement. On entend tout lui mâcher. La première conséquence est le recul de l'ellipse, qui entraîne le mimétisme du signifié. De sa durée, alors que le temps de l'écriture est de l'ordre de l'ubiquité. La pénibilité du travail de la terre est exprimée par un accompagnement d'images mimant répétitivement l'action. L'effort fourni par les deux femmes brandissant la houe se traduit mimétiquement par la facture laborieuse du montage. Deuxièmement, la quête de cautions extérieures par l'emprunt de formes prestigieuses au cinéma héroïque. En l'occurrence soviétique, soit, les scènes révolutionnaires de foules houleuses dévalant les marches de l'université puis en action, opposées à la cavalerie, plans montés en alternance d'axe et de mouvement comme d'échelle, en travellings à la grue où s'intercalent les plans de leurs collisions, l'un recouvrant l'autre comme des vagues successives par fondu enchaîné. Une esthétique de la surenchère illustrative que l'on retrouve, rythmé par une musique illustrative, dans le mouvement de ce balancier d'horloge en surimpression sur les allées et venues cadrées aux jambes d'un gardien passant devant Yukie en cellule après que le commissaire lui ait signifié : "réfléchis bien. Tu as tout ton temps."
Et s'il n'y avait que ça, peut-être la sensibilité du réalisateur, qui se trouve si heureusement inspiré par l'actrice Setsuko Hara dans le rôle de Yukie, eût-elle pu mieux s'élever en écriture en subvertissant la représentation de l'idée. Ce régime de l'insistance intrusive, symptôme de doutes sur soi de l'authentique artiste, auteur de merveilles tel que Barberousse, dissimule, du reste, les effets dans le film de son savoir-faire véritable, dans le cadrage notamment : la houe des planteuses cadrées serré face-caméra, s'abat non sur la terre, mais dans le hors-cadre, côté caméra. Ce qui indique par un moyen purement filmique la démesure de la tâche : limites physiques de l'individu contre hors-champ infini. Voyez également comment est filmée, cadrée et montée, à travers le jeu des angles et des grosseurs, la petite scène où Itokawa jalouse son rival qui vient de prendre Yukie dans ses bras pour traverser un torrent. Comme il tourne le dos dépité, la jeune fille le taquine d'une chiquenaude sur la casquette. Il se retourne mécontent mais pour se voir gratifié d'un sourire rayonnant. Revenant à sa position initiale le voilà boudeur, remettant sa casquette en place mais elle le contourne et récidive de face en la rabattant sur ses yeux. Quand il lève le regard elle est déjà partie à toutes jambes à travers les bois. Son sourire lui est alors rendu.Hélas ce n'est jamais sans un lourd commentaire musical, qui enfonce le clou à coups redoublés.
Musique auxiliaire s'entend, car quand est joué à l'écran par Yukie l'arrangement pour piano de Tableaux d'une exposition de Moussorgski, à la fois réaction à l'âpre dispute idéologique qui provoque le départ de Noge, et accompagnement de l'action par étapes : raté du clavier quand Noge sort de la pièce, Itokawa surpris par ce geste n'ayant pas tourné la page de la partition à temps, changement de thème aux adieux de Noge à la mère, déferlement en gamme descendante à l'annonce par le père d'une déclaration scandaleuse du ministre de l'éducation, mélodie apaisée à la réponse de Noge, puis, alors qu'il s'éloigne dos-caméra dans la rue, suite de notes détachées de marche, suivies d'un thème solennel conclusif, mais au même plan sonore qu'à l'intérieur comme une musique auxiliaire. Cet épisode musical est donc diégétique tout en empruntant subrepticement la fonction extradiégétique. Mais c'est, principalement, une émouvante émanation du personnage de Yukie, à la fois pleine de fureur et d'amour. De même que pour la musique d'ambiance, anempathique, à l'arrestation de Noge dans un café, le jeu ici reprend ses droits. Alors que la mièvrerie des violons succédant à la fameuse phrase du professeur sur la liberté, inflige à celle-ci le démenti du commentaire dogmatique. La musique corsète ainsi majoritairement le mouvement du film quand elle n'en n'est pas l'inepte redondance. Elle nous pompe l'air.
Or cette directivité de la bande-son n'est qu'un aspect de la tendance générale touchant tout autant la bande-image. De ce que, par exemple, le sens d'un plan n'est pas à chercher dans la scène mais dans l'expression d'un visage adventice, ou dans les signes échangés entre eux de témoins placés expressément auprès des protagonistes. Véritables porte-parole de l'auteur descendus enseigner la bonne lecture, dispositif de signalisation contraire à la finesse native du stimulus cinématographique. Yukie laisse flotter dans une coupe d'eau les pétales détachés après avoir défait le bouquet d'art floral de son cru admiré de l'assistance. Le regard de sa voisine, tout en recherchant l'approbation de l'assistance féminine hors-champ, avant que celle-ci n'exprime dans un plan ultérieur la même inquiétude, nous explique lourdement que c'est préoccupant, que le monde intérieur de la responsable de ce gâchis est en état de trouble.
Le manichéisme n'est pas loin qui interdit par exemple à Kurosawa de porter l'ambiguïté d'Itokawa à l'indécidable. Un traitre selon ses amis étudiants, qui refuse de participer à la grève. Celle-ci étant suspendue, Yukie lui fait remarquer qu'il a de la chance, qu'ainsi il ne sera pas considéré comme traitre. Mais le doute est vite levé par le démenti d'un petit mode d'emploi inséré à l'usage du spectateur, car les protagonistes n'en sauront rien. Il indique que, ne pouvant subvenir aux besoins du ménage plus longtemps, sa mère, veuve, lui a demandé de suspendre ses études. C'est le rôle positif qui l'emporte tant par les interventions du procureur pour faire libérer ses amis que par ses efforts pour les réunir. Une première fois, malgré la rivalité, alors que Yukie lui a confié sa passion pour Noge, en ramenant celui-ci chez elle après la brouille. Une deuxième en informant la même de la présence de Noge à Tokyo. S'y ajoute la visite à la campagne à la demande de la mère de Yukie. La petite moustache de traitre, effectivement, dans la face toujours hilare du procureur ne serait donc qu'un leurre ou plutôt le signe d'une hésitation, le résidu d'une poussée en échec, laissant tomber comme un soufflet raté la possibilité d'un rôle occulte de manipulateur, qu'on peut soupçonner dans le fait qu'il exprime en riant à Yukie son doute quant à l'innocence de l'expert en économie politique. "je suis inquiète à cause d'Itokawa" confie-t-elle en écho à Noge retrouvé à Tokyo. Et il y aurait de quoi, rien qu'à considérer ce que la mutation du procureur dans la capitale implique quant à sa soumission au pouvoir.
Mais l'indécidable finit toujours par être levé par quelque rassurante petite mise au point, comme autant de rappels à l'ordre. Dans un beau plan énigmatique, comme exsudant tout un passif inexprimé, Yukie essore le devant de sa tunique détrempée par la pluie puis, dressant la tête, le regard direct, interdit à Itokawa d'aller sur la tombe de Noge. Ce serait magnifique si ce n'était la réponse à cette petite phrase du procureur : "il a raté sa vie". En réduisant la décision à une réaction immédiate, le film a manqué un effet de différance, qui concentrerait soudain dans un fait imprévisible, privé d'antécédent logique identifiable, une multiplicité d'imperceptibles anomalies aléatoirement répandues. 06/05/21 Retour titres