CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Akira KUROSAWA
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Vivre (Ikiru) Jap. VO N&B 1952 143', Ours d'argent, Berlin 1953 ; R. , Mont. A. Kurosawa ; Sc. A. Kurosawa, Shinobu Hashimoto, Hideo Oguni ; Ph. Asakazu Nakai ; Lum. Shigeru Mori ; M. Fumio Hayasaka ; Pr. Shojiro Motoki/Toho ; Int. Takashi Shimura (Kanji Watanabe), Nobuo Kaneko (Mitsuo, son fils), Kyoko Seki (Kazue, sa belle-fille), Makoto Kobori (Kiichi, son frère), Kumeko Urabe (Tatsu, épouse de Klichi), Miki Odagiri (Toyo, la fille du bureau), Nobuo Nakamura (le maire), Yunosuke Ito (l'écrivain). 

   A
ffligé d'un cancer fatal, Kanji Watanabe, chef de service administratif municipal, n'en informe pas son fils, qui ne s'intéresse qu'à l'héritage. Mais il confie le terrible secret à Toyo, l'une de ses jeunes employées, démissionnaire et reconvertie dans la fabrication artisanale des jouets et dont la jeunesse et l'enthousiasme le charment. L'amour étant exclu, elle l'engage à l'imiter en embrassant une nouvelle activité.
   Soudain saisi d'une illumination, il retourne au bureau et décide de traiter un dossier que tous les services se renvoyaient mutuellement : une pétition pour l'assainissement des égouts d'un quartier insalubre, avec implantation d'un parc. Cinq mois lui sont nécessaires pour mener à bien le projet en luttant d'arrache-pied contre la suffisance de l'échevin et l'immobilisme administratif - dont il fut un des zélés rouages. La tâche accomplie, il s'éteint, par une nuit d'hiver dans le parc, sur la balançoire où il rêvait après une soirée inoubliable au cabaret. Sa famille, les officiels et ses collègues réunis au banquet de cérémonie évoquent le défunt sous le regard ironique de la photo funèbre exposée. Avant de retourner à ses affaires, le maire fait un discours plein d'autosatisfaction, minimisant le rôle de Watanabe. Après quoi peu à peu, le saké aidant, la vérité se fraye un chemin.
   La fabuleuse ténacité de ce chef de bureau après trente ans de routine est évoquée en cherchant les raisons d'un changement aussi spectaculaire. La famille invoque le bonheur amoureux, mais comprend son erreur en constatant l'absence de Toyo aux funérailles. Au grand dam du fils laissé dans l'ignorance, on finit à certains indices par conclure que, se sachant condamné, il s'était consacré à la défense du bien général. Cependant le plan de coupe, parmi des objets personnels du mort, d'une petite
peluche fabriquée par Toyo confirme au spectateur que c'est plus compliqué que cela, que l'intervention féminine a été décisive.
   Tout le service unanime s'engage à suivre dorénavant l'exemple du grand disparu. Mais dans la dernière séquence, un employé bondit d'indignation quand le nouveau chef détourne un demandeur sur un autre service. Il se résigne en constatant la désapprobation de ses collègues à l'égard de son manque de tact. Après le bureau, il va contempler le parc où oscille une balançoire
vide.

   Derrière l'apparence moraliste - fausse parce que démentie par un humour aussi fort qu'imperceptible - d'une leçon de sagesse coutumière à l'auteur et dont les valeurs essentielles sont l'humilité et la ténacité, se développe tout un réseau secret par lequel éclate une profonde nécessité, qui dépasse largement la question du bien social : celle du lien humain et de la difficulté à l'établir authentiquement dans la routine et la misère affective. La logique symbolique
(1), en donnant à lire les impalpables soubassements émotionnels de l'enjeu éthique(2) manifeste, construit en sous-main une dimension humaine étrangère à l'efficacité rationnelle.
   Ainsi le motif du chapeau. Watanabe rencontre d'abord dans un bar un écrivain au feutre vissé sur la tête, qui se montre sensible à son malheur, et lui redonne quelque goût à la vie en l'invitant à une folle équipée nocturne dans un quartier de plaisirs offrant alcools et femmes, en passant par les jeux électromécaniques.
   Cet épisode équivaut à la pénétration dans un monde dont le caractère interdit est figuré par toute sorte d'écrans ajourés interposés devant la caméra tels que rideaux de perles, grillages, vitrages en culs de bouteilles,
barreaux. Corrélativement on découvre en l'écrivain à la fin une sorte de chef mafieux. Toyo est conviée à se divertir aux mêmes jeux en sa compagnie, alcool et sexe évidemment exceptés. Le changement d'axe à 180° suggère un demi-tour supplémentaire dans une progression en spirale. Le lien féminin déterminant aura donc été anticipé par un lien masculin.
   Mais la complicité du plaisir facile s'est muée en lien affectif. L'accès au monde de l'action, qui est incompatible avec la routine, donc interdit au routinier, nécessite une transition par d'autres mondes interdits. L'interdit du vice d'abord, puis celui du rapport avec l'autre sexe pour ce veuf qui s'est privé depuis vingt ans de femme à cause de son fils. Le rapport de l'accomplissement du bien avec le monde interdit sera marqué par la balançoire, qui évoque les rideaux de perle barrant la piste de danse et qui se trouvent un moment animés d'un mouvement de
balancier. Les bureaucrates aussi bien n'osent-ils approcher la dangereuse vérité qu'après avoir absorbé du saké.
   Mais revenons à nos chapeaux. Ayant perdu le sien emporté par une geisha en guise d'invite, le vieil homme en achète un fameux, qui rompt avec la grisaille ordinaire de sa vie rangée : sorte de bowler clair auquel son compagnon imprime une
forme plus classique. Ce hardi couvre-chef est à la mesure d'un renouveau en gestation. Il subira divers avatars marquant chaque étape de cet accomplissement ultime d'une vie. Pendant la nuit de plaisirs, il le reprend vivement comme un objet précieux des mains d'une barmaid qui l'en débarrassait. Puis Watanabe accompagne le pianiste d'un cabaret en fredonnant les paroles de la musique, sans remuer les lèvres, les larmes aux yeux sous son chapeau : "La vie est si brève/Goûte à l'amour/Tes lèvres sont fraîches/Profite de ta jeunesse/Demain il sera trop tard/La vie est si brève/C'est le moment d'aimer/Profite de ta jeunesse/De ton cœur plein d'ardeur/Demain il sera trop tard". La concierge est éberluée par ce galure que lui remet machinalement le maître des lieux en rentrant chez lui. La porte coulissante se ferme alors sur elle comme un volet ponctuatif, signalant le caractère interdit de l'objet. Lequel rend d'abord méconnaissable son propriétaire aux yeux de Toyo quand elle le rencontre dans la rue.
   Plus tard, dans un salon de thé où trône sur la table la fameuse
coiffure, elle dénoncera à son ancien chef le caractère fastidieux du travail de bureau en ajoutant que son absence à lui et son chapeau ont été les seuls faits nouveaux. C'est le même, accroché à une patère du bureau qui signifiera aux collègues interloqués et déçus que l'homme dont on pensait imminente la démission est de retour. Au banquet funèbre, le maire imperturbable étant interviewé par des journalistes qui le remettent en cause, l'arrière-plan laisse entrevoir le vestiaire à chapeaux qui semble leur crier la vérité. C'est en évoquant le "chapeau criard" que les bureaucrates s'interrogent sur les raisons du changement du défunt. Un policier le rapporte à la cérémonie funèbre, où on l'invite à honorer le mort devant un godet de saké. Il explique l'avoir ramassé dans le parc où la veille il avait aperçu l'homme sur une balançoire, fredonnant une chanson d'amour triste. Ce qui donne lieu à une séquence en flash-back d'une forte intensité émotionnelle, où sous la neige scintillant de façon irréelle le héros chapeauté se balance en murmurant d'une voix d'outre-tombe la chanson du cabaret. C'est enfin le chapeau tout taché de boue et déformé entre les mains, que le fils se reproche sa conduite.
   Maintes autres figures, imperceptibles en tant qu'elles se jouent dans les marges du centrage narratif-cognitif, contribuent à développer la même force symbolique, par laquelle le spectateur peut s'approprier émotionnellement le mouvement du film en profondeur. Des jeux de lumière par exemple. Lorsque, à la folle nuit avec l'écrivain, pris d'un malaise, il commande au chauffeur du taxi qui les transporte avec deux geishas d'arrêter la voiture, on voit se refléter dans la carrosserie une enseigne lumineuse spiralée
tournoyant, claire expression du malaise, mais en même temps figure d'un parcours qui, bien que revenant sur lui-même, progresse en se décalant légèrement à chaque nouveau tour (l'écrivain et le plaisir, Toyo et l'affection amoureuse, le dossier et le bien général).
   Ce serait un contresens cependant que de séparer ces effets sous-jacents mais déterminants, du dispositif d'énonciation particulier du film. Au moyen de la bande-son celui-ci, tout en dramatisant l'action par sa synchronisation avec des bruitages sans rapport direct avec elle (vents coulis, bruits de circulation...), exclut tout sentimentalisme en prenant ses distances relativement au registre sérieux. La voix
off d'un ironique narrateur anonyme s'y emploie. La mort de Watanabe est ainsi annoncée abstraitement, sans transition, comme une simple péripétie : "cinq mois plus tard, le héros de ce récit mourait".
   Il est, du reste, toujours-déjà supposé dans l'autre monde, mais sur un mode brouillant la frontière entre vie et mort. La voix
off le présente d'emblée comme "cadavre vivant" et ses subalternes l'ont surnommé "la momie". La chanson prononcée d'une voix à la fois sourde et caverneuse, comme celle de la sorcière du Château de l'araignée, ne paraît pas émaner de sa bouche. Sur sa balançoire il reste dans l'ombre, mais le scintillement neigeux fait autour de lui un bref halo surnaturel. Le portrait funèbre est ironique de paraître vivant comme si le défunt assistait à cette curieuse délibération provoquée par sa propre mort. On sait qu'au cinéma, le clair semble au spectateur plus proche que le foncé, ce qui permet par exemple de remodeler un visage par le simple maquillage combiné à l'éclairage. La façon dont le visage clair se détache sur le fond noir du cadre de la photo, accentué par le crêpe coupant les angles supérieurs, procure une sensation de relief. Un quadruple recadrage allant du plan d'ensemble au plan serré souligne plaisamment cet effet.
   La musique d'accompagnement, par ailleurs, adopte parfois un registre décalé de l'action. Le pénible aveu du cancéreux condamné à sa jeune confidente est contrepointé par une insolente polka en fanfare dans un lourd laps de cinq minutes. Cette même séquence se termine par un quiproquo cocasse, où un groupe de jeunes semble entonner le "Happy birthday" en
l'honneur de Watanabe. Ce même refrain est repris off dans la séquence suivante, au moment où le chef du service de retour ordonne la prise en charge du dossier en précisant : "sans nous, ce projet ne se réalisera pas".
   Dans le même ordre d'idées, des paroles incidentes peuvent avoir une résonance ironique par équivoque. Le fils, par ailleurs certain que son père entretient une maîtresse et le désapprouvant, à table, lit à haute voix dans le journal : "c'est l'hiver le plus chaud depuis trente ans", "trente ans" étant précisément la durée de la carrière paternelle.
   Mais aussi, des écarts distanciateurs sont introduits dans le récit par de minuscules anomalies. Ainsi, au bal où guidé par l'écrivain se déchaîne le vieil homme, la caméra en plongée ironiquement emphatique sur le
pianiste souligne habilement le fait que, surchargée comme un concerto, la partition n'est pas appropriée à l'exécution d'un simple accompagnement rythmique d'orchestre de cabaret.
   Le cadrage quant à lui peut être la véritable expression d'un regard malicieux. Il montre bien dès le départ, par une composition exagérément
géométrique ordonnée au dos du chef au premier plan, qu'au bureau ça ne rigole pas ! Ou en captant un reflet dans le verre de lunette d'un spectateur hilare, il épingle la somnolence de Watanabe au cinéma avec sa dulcinée. Et même, ridiculise le maire dans son bureau à le présenter dans une posture comparable à celle du tigre figuré sur un grand tableau à l'arrière-plan.
   Il ne faut donc pas se fier à l'académisme apparent que renforce une musique "de fosse" globalement désuète. La qualité exceptionnelle de la direction d'acteurs est un sérieux indice qui devrait nous alerter. Qu'il suffise d'évoquer Takashi Shimura, vieillard chétif et souffreteux dans lequel on a peine à reconnaître deux ans plus tard l'athlétique et rayonnant chef des
Sept Samouraïs. 14/07/04 Retour titres