CINÉMATOGRAPHE 

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Kinuyo TANAKA
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Maternité éternelle (Chibusa yo eien nare) Japon N&B 1955 106' ; R. K. Tanaka ; Sc.  Fumiko Nakajo, Sumie Tanaka d'apr. Akira Wakatsuki ; Ph. Kumenobu Fujioka ; Lum. Fujiba Yashi ; Son Mazakazu Kamiya ; Mont. Tadashi Nakamura ; Déc. Kimihiko Nakamura ; M. Takanobu Saito ; Pr. Nikkatsu ; Int. Yumeji Tsukioka (Fumiko), Ryoji Hayama (Otsuki), Junkichi Orimoto (Shigeru, le mari), Hiroko Kawasaki (la mère de fumiko), Shiro Osaka (Yoshio, son frère), Ikuko Kimuro (Seiko, fiancée puis épouse de Yoshio), Masayaki Mori (Takashi Hori, l'ami de Fumiko), Yoko Sugi (Kinuko, son épouse), Choko Lida (Hide, voisine de chambre à l'hôpital), Bokuzen Hidari (son mari), Kinuyo Tanaka (la femme du voisin), Toru Abe (Yamagami, animateur du club de poésie).

  
Mal mariée, mère de deux petits, Aiko et Noboru, Fumiko vit à la campagne. Elle compose des poèmes et fréquente en ville un club de poésie avec un couple de ses amis, Kinuko et Takashi Hori. De santé fragile, ce dernier, dont elle est amoureuse, est pénétré de la valeur de sa poésie.
   Ayant surpris en adultère son mari, elle consent au divorce, surmontant le sacrifice de devoir laisser Noboru au père. C'est le premier malheur d'une série. Takashi meurt et Fumiko est atteinte d'un cancer du sein. Mais ses, poèmes, des kantas qui avaient été par Takashi proposés à un concours organisé par un journal de Tokyo, sont sélectionnés. La poétesse est hospitalisée pour une mastectomie complète, mais les métastases gagnent les poumons. Ce qui ne l'empêche pas de s'échapper de l'hôpital pour, sans être vue, guetter son fils dans la cour de l'école. Kinuko lui apporte la boite à musique de Takashi, et elle reçoit la visite d'Otsuki, auteur d'un article du journal de Tokyo sur elle. D'abord réticente en raison de sa méfiance envers la presse, elle accepte la compagnie dans sa chambre de cet homme sensible et doux qui l'encourage à écrire jusqu'au bout, et auquel elle se donne avant de mourir. Otsuki avait été chargé de jeter
après sa mort ses poèmes dans le lac Doya cher à Takashi. Il s'exécute en compagnie des deux enfants.   

      
   D'après la vie de la poétesse Fumiko Nakajo, morte des suites d'un cancer du sein en 1954 à l'âge de 32 ans ; mais plus qu'un hommage, c'est la revendication d'une féminité émancipée, qui ridiculise le titre français. La maternité est certes essentielle au personnage, comme en témoigne l'image lyrique d'une allée de peupliers gigantesques à la mesure de la joie de Fumiko qui la parcourt après avoir vu son fils en secret. Mais
elle appartient à un ensemble complexe jusqu'à la contradiction, relevant de la condition féminine.
   On pourrait se laisser aller à la facilité (et à se griser de condescendance occidentale) à avancer que Kinuyo Tanaka est la Lupino (auto-surnommée "Mother of all of us") niponne. C'est d'autant plus indécent, que la Japonaise a visiblement pu, au-delà de son travail d'actrice sous leur houlette, tirer des
leçons d'un Mizoguchi voire d'un Ozu, tout en faisant droit à sa singularité propre. Grâce à quoi la revendication d'épanouissement de femme en tant que telle, celui du corps et de l'esprit sans lesquels la maternité serait incomplète, n'est pas purement dogmatique. C'est le sens profond du refus de l'héroïne de se remarier et même d'assister à la cérémonie de mariage de Yoshio, son frère, jusqu'à empêcher la petite Aiko d'admirer la mariée.
   Toute empaquetée d'épais satin blanc, celle-ci s'avance face-caméra dans l'axe de l'objectif par un étroit couloir sombre qui anticipe d'autres plans similaires de couloirs, de plus en plus sombres, jusqu'à la galerie débouchant derrière une grille sur la morgue de l'hôpital où finira Fumiko. Il a pour antécédent un plan de configuration similaire où Noboru, dos-caméra en plongée, est emmené
chez son père par une étroite venelle dans l'axe de l'objectif sous les yeux de Fumiko derrière sa fenêtre. Y succède bientôt dans un cadrage similaire le couloir d'abord vide où retentit le téléphone annonçant Takashi mourant, puis parcouru face-caméra par Yoshio, qui a pris l'appel dont il transmet, éperdu, la teneur à Fumiko. Mieux que le pathos mélodramatique des larmes et de la musique auxiliaire, part
selon moi empoisonnée de l'héritage de Mizoguchi, la reprise en variation ou anaphore filmique est la marque de la cinéaste véritable, dont il vaut la peine de suivre le trajet :
   Dans la séquence précédant directement l'appel téléphonique tragique, Fumiko fuyant la cérémonie de mariage choisit d'aller avec Aiko rendre visite aux Hori. Kinuko seule les accueille avec empressement mais, prise à l'extérieur par une obligation, les laisse avec Takashi tout juste sorti de son bain, situation fort intime, d'autant qu'Aiko s'est endormie. En une de ses échappées de l'hôpital
Fumiko viendra prendre aussi un bain chez la veuve, lui avouant qu'elle a voulu le bain dans la même baignoire que le défunt parce qu'elle était amoureuse de lui, raison qui, ajoute-t-elle, explique sa maladie. Dans un plan identique à celui du bain du mari, Kinuko fait coulisser la fenêtre-guichet du réduit de bois abritant la baignoire pour s'adresser à son amie, dont la poitrine mutilée l'horrifie. Fumiko passe outre avec enjouement : "regarde, mes seins étaient là !" Subsistent en vérité des "seins éternels", autre titre, adéquat cette fois, du film, c'est-à-dire défaut d'organes dont le violent congé chirurgical a vraiment tracé la voie d'un épanouissement de l'âme. Ce n'est pas un hasard si, amené par Yoshio, Otsuki survient pendant le bain de Fumiko, de l'autre côté de la cloison exactement comme pour elle-même pendant celui de Takashi. Kinuko l'assiste pour sortir. Après s'être effondrée d'épuisement, elle pose sa tête sur le giron de son amie accroupie et, en gros plan, jette un regard appuyé sur Otsuki, qui le lui rend en contrechamp, puis un autre avant de se tourner de l'autre côté, bien calée contre la matrice sœur.
   Il fallait la conjonction de cette tabula rasa et de la mort imminente pour que s'accomplisse une métamorphose impossible dans le contexte socio-historique. C'est sans doute le sens du rapport entre l'amour pour Takaschi et la maladie. La violence faite à l'imagerie érotique patriarcale qui traumatise Kinuko comme femme encore aliénée est pour Fumiko libératrice. En même temps les crises douloureuses surviennent surtout en rapport avec chaque séparation de Noboru, comme si la souffrance maternelle s'ajoutait à l'amour inconsommable pour Takashi, qui lui ronge la poitrine. Ce qui semble se déplacer sur
les traits enfantins d'Otsuki et le ventre de Kinuko que presse tendrement la tête de Fumiko. La séquence de l'opération succède directement à une crise grave associée au départ de Noboru. Plan qui par sa configuration inaugure la série anaphorique des sinistres couloirs.

   Ce que n'aurait pu faire un réalisateur homme, Tanaka l'a fait : montrer les seins sous le scialytique avant l'opération. Véritable réquisitoire contre le cinéma dominant, qui ne cache les glandes mammaires que parce qu'il est incapable d'y reconnaître autre chose qu'un objet de convoitise, à l'instar de la femme. Fumiko s'est donnée à Otsuki sans. Mieux, elle a pris l'initiative. "Juste vous. Je vous veux", répond-elle quand il demande quoi lui apporter la prochaine fois. Elle le rejoindra dans sa couche sans postiches, avec ses seins "éternels", ceux qui lui appartiennent vraiment, et qui ne sont pas seulement érotiques sous l'œil du prédateur. Ils s'incarnent idéalement dans la statuette offerte par Otsuki, mis en valeur par l'éclairage avant de s'associer à la photo des enfants. Afin de recevoir le journaliste, Fumiko se maquille et enfile lesdits postiches, double panier vide contenant les organes-fantômes désirés, étrange chemin nécessaire pour se refonder soi-même. "Les jours les plus heureux de ma vie" confiera-t-elle au jeune homme avant le départ définitif de celui-ci. Elle ne dit pas qu'elle l'aime, premier pas protocolaire obligé vers la conjugalité, mais manifeste qu'elle accomplit son véritable désir : "je ne veux pas être connue comme poétesse. Je suis juste une femme !" Femme délivrée du contrôle de l'opinion. Femme pouvant aimer un homme sans briser l'amitié pour son épouse. La relation triangulaire ne se traduit par nul conflit. Voire se présente harmonieuse, à l'image lyrique de ce trio de peupliers à la station de bus, visible en un premier temps où, ayant laissé Fumiko à la maison avec son mari, Kinuko emprunte le bus. Y succède en gros plan une photo de jeunesse des trois amis posant sur le fond d'un rideau de peupliers, extraite d'un album qu'est en train de consulter Fumiko avec Takashi. Dans un deuxième temps, l'abritant sous son parapluie, celui-ci accompagne à la station son amie le dos chargé de la petite. Elle fait un aveu indirect : "Je fréquente le club uniquement parce que vous y allez." Plan moyen sur le couple au pied du panneau de la station. La caméra recule par un panoramique articulé à gauche à l'axe du poteau et venant attraper à droite les trois arbres en élargissant le champ. Ce qui suggère que l'aveu n'exclut nullement l'absente comme le confirment les mots qui suivent, par plan serré sur le couple mais incluant toujours les trois arbres : "Si Kinuko et vous pouvez vivre heureux, je serais aussi contente que s'il s'agissait de moi." Réciproquement, Takashi, qui avait regretté que sa femme n'ait pas pris son parapluie, en tire un soudain - jusqu'ici invisible - "de son chapeau" pour le tendre à Fumiko déjà à l'intérieur du bus.
  
Au son et par travelling arrière subjectif sur Takashi au sein d'un paysage exprimant par la puissance des lignes de force l'amour ressenti, le bus s'éloigne hors-champ. Recadré serré-poitrine, il se tient immobile et grave face-caméra, sous le parapluie en amorce haut-cadre, dont l'allure d'aile membraneuse évoque le malheur prêt de s'abattre. Suit l'épisode de l'appel téléphonique fatal. C'est bien le point de vue de la mort qui rend la jalousie amoureuse dérisoire, comme tout ce qui relève de la propriété sexuelle liée au patriarcat. Dans un tanka apporté in extremis à la gare par Kinuko à Otsuki au départ de Tokyo succédant à l'épisode du bain, Fumiko exprime ainsi son inclination : "Après ma mort, légère, je surgirai partout. Sur vos épaules par exemple." En réponse, il annule son voyage. Le salut de la protagoniste est inséparable de la mort. C'est en cela qu'elle est héroïque si l'on en croit Thomas Mann, que le héros est celui qui va délibérément au-devant de sa destruction. Étant à l'agonie, elle se prépare au trépas en se faisant laver les cheveux. À ses enfants, elle lègue un petit texte témoignant d'un combat inséparable de la conscience de la mort : "Mes enfants, acceptez ma mort, la seule chose que je puisse vous laisser."
    Un point de vue qui s'inscrit dans l'espace filmique par la figure de la disjonction radicale. Il y a quelque chose d'inconnaissable au bout de la galerie matérialisé par la grille infranchissable, grille à barreaux qui est un motif récurrent dans d'autres contextes, comme les barreaux du lit auxquels s'accroche la mourante. Ce passage impossible s'exprime aussi par la substitution du reflet à la réalité. C'est par le truchement de la glace à main, en rétrovision, que Fumiko accueille Kinuko et fait ses adieux à Otsuki. Un petit miroir de
forme ronde comme le sein de l'opération chirurgicale, et où s'inscrit la palpation de la tumeur.
   Il y aurait certes beaucoup à redire sur le recours aux louches de pathos musical, sur certaines lourdeurs, comme par ex. la justification de l'absence de la mère, qui prend son bain, puis du départ de la voisine de chambre, laissant le champ libre à la liaison de Fumiko et Otsuki ; ou encore la dramaturgie de l'irréversible qu'on voudrait vainement rembobiner, tel le télégramme d'Otsuki arrivé trop tard, déposé dans la main inerte de la morte. La mélodramatisation ne peut être que surenchère du tragique d'écriture soumis, lui, à la différance, jamais figé en représentation. Ce à quoi satisfait le jeu anaphorique.

   En tenant compte de l'immense courage dont témoigne l'engagement féministe de la réalisatrice, c'est sans doute suffisant pour considérer négligeables les excès expressifs. 30/01/23 Retour titres