John FORD
liste auteursLes Raisins de la colère (The Grapes of Wrath) USA VO N&B 1940 124' ; R. J. Ford ; Sc. Nunnaly Johnson d'après Steinbeck ; Ph. Gregg Toland ; M. A. Newman ; Pr. D.F. Zanuck/TCF ; Int. Henry Fonda (Tom Joad), Jane Darwell (Ma Joad), Doris Bowdon (Rosasharn), John Carradine (Casy), Charley Grapewin (Grampa), Russell Simpson (Pa), John Qualen (Muley), Eddie Quillan (Connie), Zeffie Tilbury (la grand-mère), Shirley Mills (la petite Ruth Joad), Darryl Hickman (le petit Winfield Joad), Frank Darien (Oncle John).
Libéré sur parole après quatre ans de pénitencier pour homicide, Tom Joad accompagné de Casy, l'ancien pasteur du coin rencontré en chemin, retrouve désertée la maison de ses parents, petits métayers de l'Oklahoma. Muley, individu hâve et pathétique, hante les lieux. Il leur conte la destruction au Caterpillar de sa maison et son refus de s'expatrier avec les siens.
Les financiers accaparent en effet les terres pour les rentabiliser, jetant sur les routes des parias faméliques. La famille de Tom s'est réfugiée chez l'oncle John, qui doit aussi déguerpir. Composée de onze personnes auxquelles se joint Casy, toute la tribu s'entasse avec ses maigres biens sur un camion poussif et fumant qui emprunte la Highway 66 vers les ranches californiens demandeurs de bras. Au bout de quelques kilomètres le grand-père expire. On l'enterre où l'on peut après un bref sermon de Casy. Grand-mère le suivra dans la tombe, au cours de la traversée nocturne du désert d'Arizona.
En cours de route on apprend que les prospectus d'embauche ne sont guère crédibles. Ils persistent et séjournent dans un camp de transit où un policier, en visant un journalier qui avait l'impudence de revendiquer des droits, blesse une femme. Tom assomme le policier. Comme il est en libération conditionnelle Casy se dénonce à sa place. Plus tard ils sont engagés comme briseurs de grève sans le savoir.
Dans cette espèce de ghetto, on les traite en esclaves. Malgré l'interdiction de sortir le soir, Tom explorant les environs rencontre Casy, devenu meneur des grévistes. Ils essuient une descente de la milice où l'ancien pasteur perd la vie, aussitôt vengé par Tom, qui abat l'agresseur. Marqué au visage dans la bagarre, Tom doit désormais se cacher. La famille Joad file à l'anglaise. Elle a la chance de tomber sur un camp gouvernemental où les conditions de vie sont douces. Avec la complicité de la police, des provocateurs tentent en vain de déclencher des émeutes pour compromettre les exclus de la société, qu'on qualifie de "rouges". Mais Tom, dont la police a retrouvé les traces, doit abandonner sa famille. Les Joad reprennent malgré tout la route avec espoir.
Œuvre courageuse conçue par un réalisateur courageux avec le soutien du courageux Zanuck, Les Raisins de la colère ont marqué l'histoire du cinéma, mais de quel cinéma ?
Pour le savoir, deux aspects sont à envisager en l'occurrence. La cause défendue et les moyens artistiques mis en œuvre. On attend de l'art du cinéma(1) qu'indissolubles, les deux aspects conduisent par un profond ébranlement de l'esprit à un dévoilement véritable, sans gommer les contradictions. Ici la cause est juste a priori et le film témoigne, à l'encontre du Rêve américain.
Authentifiée par le filmage documentaire dans des extérieurs ponctués de repères référentiels, l'odyssée du petit camion surchargé, menaçant l'embardée au premier coup de volant ou l'explosion aux cols, est peut-être le meilleur de ce témoignage parce que sobre par nécessité : le personnage principal étant ici une machine parmi les machines dans un décor naturel, auquel rien ne peut être changé.
Quand il ne s'invente pas néanmoins, le témoignage humain touche. Voyez les rapports entre mère et fils qui se serrent la main,1 ne s'autorisant le baiser qu'aux adieux. La richesse du personnage de Casy comme saint hérétique tel qu'il est dans le roman, perce quelque peu également, notamment dans cette plongée cadrant en même temps les allures de calvaire d'un poteau télégraphique.
Mais Ford se laisse dominer par un autre versant de son caractère : courageux certes, mais démonstratif et sentimental. Cette dernière tendance bien soulignée par l'accordéon auxiliaire, ou bien par la complaisance de la caméra se promenant sur les ombres étirées des Muley assistant impuissant à la destruction de la maison.
Déniant en outre les contradictions qui sont au principe du véritable tragique de la condition humaine, on s'empresse de nous faire savoir que Tom a tué en légitime défense, comme si la sauvegarde morale du personnage devait entrer dans la légitimation de la cause sociale.
Alors que, décrassant l'esprit du lecteur de la gangue consensuelle supposant toute cause d'avance entendue, le roman de Steinbeck met tout à plat et relate sans commentaire l'admiration, partagée par tous les adolescents de la région, d'un frère plus jeune pour son aîné meurtrier. Le film, lui, n'a pas le temps de creuser et le cliché occupe la place du décapage idéologique. La profonde analyse économique et sociale développée dans le livre laisse ici place à une impression de fatalité. La note d'espoir de la fin est bien chimérique à côté des idées sociales développées après Casy par le Tom steinbeckien.
Le film a beau se rabattre sur des atouts artistiques, en l'occurrence extrinsèques : magnifiques dialogues, grâce à Steinbeck, acteur principal exceptionnel (Galerie des Bobines), photographe de premier ordre, tout cela pousse l'effet à outrance. Voyez les grands yeux humides de Muley en clair-obscur ou les plans lointains de ces minuscules pèlerins de la faim se détachant sur un ciel encore clair au soir tombant. Les cieux crépusculaires font, du reste, de belles photos du camion bringuebalant sur la voie déserte vers de sombres lendemains.
Quant à la performance de Henry Fonda (Galerie des Bobines) en tant qu'elle relève malgré tout d'un star-system déguisé, elle est un contresens absolu à l'esprit de Steinbeck, pour qui la vedette ne peut être que communauté humaine, Tom y tînt-il le rôle saillant.
Au total, un éclectisme éthique(2) et esthétique conventionnel allié à un stricte classicisme de facture, permet à la mièvrerie sentimentale de frelater l'engagement et le témoignage. La censure à l'adaptation(3) de puissantes figures du livre, telle Rosasharn accouchée d'un enfant mort-né, qui donne le sein à un homme en train de mourir de faim, est un pitoyable aveu. 20/06/04 Retour titres