CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Germaine DULAC
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L'Invitation au voyage Fr. N&B Muet 1927 39' ; R. G. Dulac ; Sc. G. Dulac et Irène Hillel-Erlinger, d'après Baudelaire ; Ph.Paul Guichard, Lucien Bellavoine ; Déc. César Silvagni et Hugo Squarciafico ; Prod. G. Dulac ; Int. la femme (Emma Gynt), l'officier de marine (Raymond Dubreuil), le fêtard (Robert Mirfeuil).


   Prenant son courage à deux mains, une femme négligée par un mari toujours aux affaires y compris nuitamment se résout à se risquer en solitaire dans une boîte de nuit aux décors maritimes appelée "L'Invitation au voyage". Elle décline d'abord avec indignation l'offrande d'un bouquet par un fêtard, qui se rabat sur un trio de femmes en goguette. Mais, attirée par un bel officier de marine, se laisse inviter à danser. Bientôt prise de vertige, elle est reconduite par l'inconnu en uniforme à sa table. Celle-ci surmontée d'un hublot, qu'il ouvre pour lui faire prendre l'air, mais à travers lequel elle découvre un réduit encombré de vieux débris avec une boîte à ordure. Prenant le parti d'en rire, elle finit quand-même par inviter son partenaire à s'asseoir. Et se fait offrir une embarcation miniature à l'enseigne "L'Invitation au voyage", proposée par une vendeuse ambulante. Les lieux et la musique la font rêver d'aventures lointaines par mer en compagnie du marin galonné. Lequel se laisse lui-même aller à des rêveries plus ou moins matrimoniales.
   Cependant en prenant la main de sa possible conquête, il en remarque l'alliance. Davantage, un médaillon d'enfant détaché de la gourmette de celle-ci étant resté dans sa propre main l'amène à accepter de danser avec une entraîneuse. Ce qui ne l'empêche pas de faire envoyer un bouquet à l'autre, restée à sa table. Le couple de danseurs y revient, flirtant sans retenue autour d'une nouvelle bouteille de champagne. Méditant tour à tour sur le bouquet et la petite embarcation, la femme dépitée et humiliée retourne à son foyer. L'entraîneuse une fois congédiée avec un billet, l'indécis en respirant le bouquet abandonné songe à l'aubaine qu'il a pu manquer en se laissant si vite décourager dans son entreprise. Il contemple avec tristesse le portrait de l'enfant du médaillon avant de briser entre ses doigts "L'Invitation au voyage".


   Un film réputé d'avant-garde de se vouloir poème visuel, pur d'intertitres. La question est de savoir par quels moyens. La réponse requiert avant tout une définition des enjeux ultimes de la fable. Emprunté au poème éponyme de Baudelaire déroulé en prologue, succession de rêveries sur un projet de merveilleux voyage adressées par un amoureux à sa belle, le titre est à l'évidence antiphrastique. Premier point, la désillusion. Non par simple constat mais au titre d'empathie. Empathie envers la femme qui conserve d'abord son manteau, au col montant censé la protéger des regards. Elle ne va s'en défaire qu'à l'évocation du comportement de son mari, suivie d'un coup d'œil en direction hors-champ du fêtard en bonne compagnie. C'était se raccrocher à un modèle de dévergondage après d'être donné du courage en révolte contre le mari. Quand elle se lève pour la danse, le manteau protecteur est évacué par le serveur à l'initiative de l'officier. Plus tard échauffée par l'ambiance de la salle après un autre coup d'œil jeté hors-champ, elle découvrira ses épaules en tirant son châle, remis en place au retour de son galant flanqué de l'entraîneuse. L'expression du désir de la femme, encouragé par le contexte, culmine dans le geste brusque - raison de la perte du médaillon, de s'emparer du petit voilier que lui présente la vendeuse ambulante, et dont le nom se prête à des interprétations inavouables. Un indice du degré de frustration. Par tous ces détails est donné sens à la passion d'émancipation qui s'avérera prématurée dans une société fortement dominée par les hommes.
   La gageure est donc celle d'un engagement féministe sans discours. Il s'agit de faire droit au besoin légitime d'épanouissement sexuel de la femme, alors que tout s'y oppose, le mariage autant que le clinquant du décor de toile peinte de la boîte de nuit et le ridicule du spectacle de ladite. Qu'une femme au bar (l'entraîneuse) lève un regard profondément songeur et en contrechamp paraît en dérision la tête d'un palmier peint. De même que l'ouverture du faux hublot provoque un courant d'air qui agite la voile d'une maquette de voilier ornant la table. Tandis que la femme visualise en esprit un vrai bateau, puis la mer plein-cadre, avant de tomber sur le sordide réduit. L'invitation au voyage fait bien allusion à l'Embarquement pour Cythère, l'île de l'amour. Mais au profit d'une cruelle démystification.
   Parmi les moyens propres à l'image, retenons en premier lieu l'importance de l'expression du corps et surtout du visage dans des plans fixes qui prennent le temps de laisser mûrir les mouvements de l'âme supposés. Les raccords-regard de l'héroïne nous informent qu'elle s'enhardit dans sa quête en prenant exemple alentour. C'est à la suite d'un regard appuyé jeté hors-champ sur une femme aux épaules nues que, le châle glissant déjà de lui-même, elle ose découvrir ses épaules comme je l'ai dit. Les multiples nuages décorant les murs, qui semblent se prolonger de façon palpable dans l'air par la fumée des cigarettes, figurent l'atmosphère propice à la rêverie hallucinatoire. Ils font la transition avec les plans de vision intérieure en fondu enchaîné puis surimpression fixe. Une succession de surimpressions suit le fil d'une rêverie modelant l'expression du visage de la femme. On passe ainsi d'un air de violon à son intériorisation menant à la sensation d'aventure marine en convoquant tous les sens. Par ailleurs, le clair-obscur cerné d'un halo indique une vision fantasmatique, comme celle de la femme se projetant mondaine courtisée, munie d'un éventail, en une imagerie venant se surimprimer à la situation réelle. Les plans de détail permettent, eux, une intensification traduisant une crue émotionnelle. Soit de souffrance quand ce sont les pieds du mari s'évadant pour un "rendez-vous d'affaires" nocturne, soit de désir, parfois sous la forme de métaphores tel soudain ce fruit fendu/défendu, d'abord en flou, très vulvaire, inséré dans le flux de pensée de la femme frustrée.
   Les tropes s'avèrent des moyens privilégiés de l'expression du monde intérieur. Les fantasmes "matrimoniaux" de l'homme de la mer succèdent à un gros plan en plongée accentuant l'impression d'activité cérébrale. Suit un plan général de la mer où paraît, soudain parachuté à l'horizon situé à mi-hauteur du cadre, un voilier, puis un deuxième auquel s'ajoutent un à un d'autres jusqu'à sept, dressés telles des silhouettes. Ensuite, plan serré d'une poitrine nue de femme en surimpression sur la mer d'où la rangée des bateaux s'est évanouie. On peut y lire, complété par l'image corporelle de la femme à la fois offerte et nourricière, le désir de naissances successives associées aux contexte marin.
   L'expression des sens trouve cependant une singulière efficace dans un jeu de correspondances à la Baudelaire. Par exemple, comparaison implicite entre une odeur d'aisselle suggérée par le nez d'un homme pointant en direction de l'attache du bras nu légèrement écarté d'une femme de dos, et de pins maritimes (odorants) sur une carte postale faisant suite en insert.
   Quant aux paroles de personnage, elles sont tout simplement visualisées. Dans un "split screen" vertical, les propos du serveur situé dans la moitié gauche se traduisent en image sur fond noir dans la moitié droite. Il décline l'éventail des boissons à l'intention de la cliente. La dernière de la liste, quelque cocktail mousseux dans un verre muni d'une paille, se surimprime ensuite à celle-ci pour signifier qu'elle en passe commande.
   On peut donc bien se passer de cartons. Mais d'autres l'avait déjà prouvé, notamment Murnau dans Der Letzte Mann (1924). En quoi consiste alors cette "avant-garde" dont on qualifie couramment ce moyen-métrage ? Autrement dit, le film est-il à la hauteur cinématographique de l'audace morale voire politique de son propos ? À vrai dire le projet politique est desservi par une forme de surenchère poétique contraire à la crédibilité de l'action. Avec ce jeu des regards spleenétiques levés auxquels répond l'expression du rêve éveillé sous la forme de nuages enfumés et de surimpressions, il y a davantage forçage expressif au moyen de clichés que poème. La nébulosité est une bien pauvre figure du rêve. À supposer encore, pour poétiser, qu'il suffise de mettre en scène des rêveurs d'espérance. Ce qu'aggrave le refus du moindre ancrage réalistique du décor. Trop d'irréel au cinéma va à l'encontre de la nécessité paradoxale de donner quant aux images filmiques un minimum de crédibilité à l'irréalité. D'autant plus que la prétendue pureté de matière qui garantirait la poésie filmique repose davantage sur une mise en image de la parole que sur la force elliptique de la fragmentation qui fait la filmicité. Voici comment se traduit en une trentaine de plans l'épisode de la femme qui, installée en manteau à sa table, trouve le courage de se découvrir en évoquant mentalement le comportement de son mari.
a) Gros plan sur son visage pensif. b) Plan moyen d'un fauteuil vide près d'un lampadaire allumé (intérieur nuit). c) La femme assise sur le fauteuil, cousant. d) Un deuxième fauteuil à gauche de dos. e) Homme y lisant le journal. 6 Lit d'enfant en surimpression sur la scène. f) Gros-plan de la montre-bracelet de l'homme. g) Gros-plan du balancier d'une horloge en marbre. h) Retour au couple assis. i) L'homme de dos va prendre la main de sa femme pour y déposer un baiser. j) Il sort du champ tandis que la phrase "Rendez-vous d'affaires" s'y imprime. 12 Il disparaît dos-caméra par une porte qui reste à demi-ouverte sur un champ d'ombre. k) Plan moyen de la femme assise jetant un regard-caméra. l) Gros-plan d'une éphéméride au 1er janvier. m) Le même au 31 décembre. n) Gros-plan de la montre de l'homme en surimpression sur la femme assise cousant. o) Les deux couples assis sur leurs fauteuils, même disposition d'ensemble. p) Scène du baise-main. q) "Rendez-vous d'affaires" s'y imprime. r) La même phrase sur l'horloge de marbre. s) Scène complète, fauteuil du mari vide, la femme se levant du sien. t) Gros-plan d'une fenêtre entrouverte vue de l'intérieur. u) Plan général de la nuit urbaine. v) Gros-plan à l'iris de la femme sourcils froncés. w) Gros-plan à l'iris du fêtard et des trois joyeuses. x) La femme à sa table couverte de son manteau, dont elle se dégage en se dressant fièrement sur son siège.
   Ce qui en bref veut dire, en négligeant détails et modes d'accentuation : "Mal à l'aise en ce lieu, la femme se remémore les circonstances de la soirée qui l'y ont amenée. Elle se revoit seule à son domicile, éprouvant un désir de vengeance à retourner dans sa tête les escapades nocturnes de son mari, dont la mufflerie ne s'est pas démentie au cours des années. Ce qui l'amène, inspirée par la vision à sa fenêtre de la cité nocturne, à l'idée de la sortie. Retour au présent où elle considère le groupe du fêtard, qui finit de lui donner le courage d'ôter son manteau." La séquence se modèle donc bien sur la logique verbale, logique analytique, au lieu de la filmique, d'ordre différentiel, elle, procédant par positions et relations. Nonobstant certaines réelles percées d'écriture, là où le rapport de sens entre deux images reste a priori énigmatique, force est de conclure que l'avant-garde des idées de ce moyen-métrage n'implique pas toujours celle du support. 06/09/24
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