CINÉMATOGRAPHE 

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HITCHCOCK : FRISSON ET FILMICITÉ(1)

   Il est clair que chez Hitchcock l'intuition et la sensation déterminent la réalisation à travers une visée imaginaire qui déborde largement le scénario. Le "maître du suspense" - qui est surtout maître de la suggestion - est exemplaire parce qu'il cherche à provoquer le plaisir de frisson, que l'allusion est toujours, en l'occurrence, émotionnellement plus efficace que la représentation directe, et qu'il a le don des configurations virtuelles non seulement de l'image, mais aussi, en rapport avec celle-ci, du mot. On peut donc mettre en évidence dans les films de la grande période de véritables systèmes symboliques, par essence sous-jacents, et qui sont aussi des réponses appropriées aux métamorphoses idéologiques de la Censure. 


Le tournant   

   Ainsi la sensation de culpabilité qui se dégage de ses meilleurs films peut s'expliquer par un jeu thématique latent investissant mots, décors, objets et personnages. Dans L'Inconnu du Nord-Express (Strangers on a Train), l'architecture monumentale de la ville de Washington symbolise le poids de l'ordre social représenté par l'autorité politique. Voir le commentaire.

   Á considérer les grands films de la période qui s'étend de 1948 à 1963 (La Corde, Fenêtre sur cour, Vertigo, La Mort aux trousses, Psychose, et Les Oiseaux), on peut conclure que les recherches imaginaires les plus riches coïncident avec un parti pris de sobriété de l'action et du décor, assorti de renoncement aux effets littéraires.  
   C'est pourquoi on peut tenir La Corde (1948), avec ses quelque huit plans-séquences, pour un film charnière dans la carrière de Hitchcock, même s'il avait déjà presque totalement renoncé dans Saboteur (1942) et Lifeboat (1943) à l'influence expressionniste. Le timbre de voix naturellement étranglé de Mrs Atwater (Constance Collier (sic)), les nombreuses métaphores des battements interrompus du cœur (le métronome, le jeu des éclairages clignotants dans la nuit new-yorkaise, la porte battante de la cuisine, etc..), les simulacres de rituel funèbre sur le coffre au cadavre imitant un autel(5), sont quelques-uns de ces authentiques actes de création cinématographique ennemis des scènes démonstratives, des dialogues psychologiques ou didactiques, de l'emphase stylistique, du montage choc, ou de la soupe musicale pour faire monter la tension. 
   Cette veine créative dans les autres films de la même série se retrouve toujours en conflit esthétique avec les effets spectaculaires, comme les côtés grossièrement macabres de Psychose, ou encore ostensiblement "psy" de Marnie et même des Oiseaux (Mélanie en manque de mère : scène qui traîne en longueur). 


Origines et causes
   À envisager ces films en relation avec les données socio-historiques, on est amené à se poser une question centrale : d'où vient que Hitchcock, de La Corde aux Oiseaux, bien qu'avec des épisodes régressifs, foule soudain la "voie royale" ? Deux raisons peuvent être invoquées.
   La première est la découverte des propriétés symboliques, de l'image surtout, dans Spellbound (La Maison du Dr. Edwardes) en 1945. Rappelons que l'élucidation du traumatisme de John devient possible dès qu'il a réagi aux traces parallèles de la fourchette sur la nappe immaculée, métaphore-métonymie de l'accident de ski mortel de son frère, dont il se sent responsable.
   Hitchcock n'est vraiment devenu maître de la suggestion qu'à partir du moment où il a su procurer au spectateur des sensations par ce genre de rapport latent entre les images. Il faut voir dans le film suivant, Les Enchaînés (Notorious 1946), comme il sait jouer de la ressemblance entre l'anse de la tasse au poison et l'oreille aux aguets - en très gros plan - du nazi. En 1948, ce sera La Corde, le premier film à exploiter intensément les propriétés symboliques de l'image, dont il semble même abuser comme d'un nouveau joujou. Il expérimente en même temps un effet qui prendra de plus en plus d'importance : le pouvoir suggestif du mot dans son rapport au récit filmique. Un exemple parmi cent : l'allusion à Landru dans le mot "Laundry" imprimé sur un paquet de blanchisserie dans Fenêtre sur cour



   Là réside la force véritable du film. Grâce à cette prise de conscience esthétique, le langage hitchcockien s'affirme en se libérant des derniers résidus expressionnistes (qui feront pourtant quelques retours ultérieurs).
   La deuxième raison fut l'obligation de se cacher. Paradoxalement, la chasse aux sorcières qui devait faire le lit du maccarthysme fut un stimulant pour le développement des propriétés du langage cinématographique, qui est fondamentalement elliptique, allusif et ludique.
   En 1948, La Corde défie le puritanisme régnant (couple homosexuel installé), tout en aiguisant les armes stratégiques de la prudence. En plein maccarthysme L'inconnu du Nord-Express est un jeu délectable où le masque d'ironie de la provocation socio-politique est parfaitement maîtrisé. Six ans après la disparition de McCarthy, en 1963, la crise morale de la société s'était trouvé des voies de décharge collective avec des films comme La Fureur de vivre de Nicholas Ray (Rebel Without a Cause, 1955),
Comme un torrent de Minelli (Some Came Running, 1958) ou La Fièvre dans le sang d'Elia Kazan (Splendor in the Grass, 1961). Tout se passait, de plus, comme si le mouvement artistique salvateur de la Beat Generation avait déjà insensiblement bougé l'horizon imaginaire de l'Américain moyen. L'accession de John Fitzgerald Kennedy à la présidence en 1961 marque une mutation sociale dont l'ampleur se mesure à la haine des forces conservatrices qui auront sa peau en 1963.  


Les Oiseaux
 Les Oiseaux (The Birds, 1963) est donc conçu dans un climat socio-politique totalement différent. Il n'aura pas à subir les pesanteurs de la censure émergeant du consensus idéologique. L'obligation de se cacher n'ayant plus cours, la démarche éprouvée contre le carcan des années puritaines devient en soi un langage qui se met au service de l'horreur fantasmatique. Le contexte historique est remplacé par un mythe traduisant l'angoisse de la fin d'un équilibre nouveau. 
   C'est en effet un film sur le viol de guerre, au propre et au figuré : viol des femmes mais aussi, viol du confort hautement privilégié, comme idéologie et comme acquis matériel, de l'American Way of Life. Voir le commentaire.


La leçon véritable
   Certes, le prestigieux signataire de Psychose reste prisonnier d'une forme de succès qui, finalement, représente ses limites artistiques, l'art étant source d'imperceptibles remous dans le corps social plutôt que de satisfactions de masse. Sans doute l'obsession du frisson borne-t-elle son horizon éthique - et l'art ne va pas sans une haute exigence de ce point de vue là -, ce que traduit bien la toute-puissance accordée au story-board, bannissant l'improvisation selon l'opportunité d'un matériau inévitablement imprévisible au tournage.
   Mais s'il marque tant le cinéma de son empreinte, c'est qu'Alfred Hitchcock lui fait faire un grand pas vers la filmicité en lui donnant les moyens de tourner définitivement le dos au théâtralisme du parlant. Car si la peur reste son ressort dramatique privilégié, ce n'est pas par la représentation. Il est apparu en effet dans cette étude que les valeurs narratives du film hitchcockien pouvaient se pervertir jusqu'à s'inverser, au mépris même de la vraisemblance. "Il y a, aimait-il à rappeler, quelque chose de plus important que la logique, c'est l'imagination". Entendons : Imagination filmique. Il ne s'agit pas de fantasmes photographiés, mais d'un travail spécifique, irréductible de la pellicule. Nul référent préexistant enregistré par la caméra mais, sous la contrainte intuitionnelle et fantasmatique, la substance filmique prenant corps par les moyens conjugués de l'éclairage, du cadrage, donc du choix et du mode de présentation des éléments de l'image et du hors champ, du mouvement d'appareil, du montage, du son et de l'interaction des mots du dialogue et de l'image.



FILMS CITÉS

1. Hitchcock :
Cinquième colonne (Saboteur,1942)
Lifeboat (Lifeboat, 1943)
La Maison du Dr. Edwardes (Spellbound, 1945)
Les Enchaînés (Notorious, 1946)
La Corde (Rope, 1948)
L'Inconnu du Nord-Express (Strangers on a Train, 1951)
Fenêtre sur cour (Rear Window, 1954)
Sueurs froides (Vertigo, 1958)
La Mort aux trousses (North by Norwest, 1959)
Psychose (Psycho, 1960)
Les Oiseaux (The Birds, 1963)

2. Autres :
La Fureur de vivre (Rebel Without a Cause, Nicholas Ray, 1955)
Comme un torrent (Some Came Running, Vincente Minelli, 1958)
La Fièvre dans le sang (Splendor in the Grass, Elia Kazan, 1961)


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