CINÉMATOGRAPHE 

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Alfred HITCHCOCK
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Les Oiseaux (The Birds) USA VO couleur 1963 120' ; R. A. Hitchcock ; Sc. E. Hunter, d'après Daphné du Maurier ; Ph. R. Burks ; Eff. Sp. L. Hampton, A. Whitlock ; Conseiller pour le son, B. Herrmann ; Pr. Alfred Hitchcock/Universal ; Int. Rod Taylor (Mitch Brenner), Tippi Hedren (Melanie Daniels), Jessica Tandy (Mrs. Brenner), Suzanne Pleshette (Annie Hayworth), Veronica Cartwright (Cathy Brenner).

   Sur le viol de guerre, au propre et au figuré : viol des femmes mais aussi, viol du confort hautement privilégié, comme idéologie et comme acquis matériel, du Rêve américan.

   Dans un décor qui s'apparente parfois subrepticement aux ruines et aux cimetières militaires, avec des bruitages proches du sifflement des balles et des claquements de rafales, les oiseaux fondent sur Bodega Bay depuis l'arrivée de Melanie Daniels. Vertige du maléfice cataclysmique attaché à la seule personne d'une jolie jeune femme riche : "Vous êtes le diable !" hurle hors d'elle à son adresse la maman-poule couvant ses petits.
   Car la belle héritière est fort suspecte. Elle a été vue se baignant nue à Rome dans une fontaine en compagnie de riches farceurs désœuvrés ! Bodega Bay figure idéalement la petite province où les cancans ne laissent aucune chance à une telle proie : trop belle, trop riche, trop au-dessus des aspirations moyennes. Mitch Brenner, qu'elle y a suivi à son insu sous le prétexte d'offrir un couple d'inséparables à sa petite sœur Cathy, demande avec rusticité des éclaircissements sur sa vie scandaleuse. La mère de Mitch laisse échapper qu'elle est parfaitement au fait.
   Les nouvelles vont vite : Melanie est d'abord passée par le drugstore-bureau de poste et dès qu'elle a tourné les talons, le buraliste clôt la séquence en reprenant son combiné d'un air cancanier réjoui. La voyageuse est toute désignée. Elle l'a bien cherché, semble ricaner le démon petit-bourgeois que tout un chacun caresse à part soi. La mesquinerie morale induite du contexte social éveille chez le spectateur un désir inconscient de cruauté ne pouvant se résoudre que par l'adoption de la position voyeuriste.

   Que les oiseaux soient des violeurs, il suffit de les voir en gros plans s'immiscer avec des grognements porcins entre les jambes de la jeune femme pour s'en convaincre. On a pu du reste, après l'attaque de mouette sur la barque, lui voir dresser ganté en gros plan, la pulpe de l'index maculée de sang, par possible palpation hors champ de déchirure.
   Même s'il peut lui arriver, cependant, de faire des concessions à la morale régnante au moyen d'ultimes revirements en faveur du
happy end, on peut dire qu'un des traits majeurs du cinéma Hitchcockien est de n'être jamais, en sa démarche, d'essence manichéenne. Car si maîtrise du suspense il y a, ce n'est peut-être que grâce à celle de l'ambiguïté. On ne sait jamais au juste d'où va venir le danger.
   La menace est omniprésente car tout est oiseaux : Melanie même à ses ablutions dans une fontaine romaine comme un pigeon urbain. Á San Francisco elle porte tailleur noir à plastron blanc de pie et jupe serrée entraînant petits pas
secs sur hauts talons. Son cabriolet découvert dans un paysage de montagne littorale, voyage comme en plein ciel - à vol d'oiseau. Elle est vêtue d'une fourrure au léger toucher de duvet, sur un tailleur du même vert tendre que le plumage des inséparables. La femme-oiseau s'efforce en vain chez l'oiseleur, les mains en l'air papillotant en contre-plongée, de s'emparer avec des petits cris de volatile du canari échappé. Mitch l'invite ironiquement à "regagner sa cage dorée".
   L'école de Bodega Bay présente le style fin de siècle des cages exposées dans l'oisellerie. Faisant claquer leurs galoches comme des ailes, les enfants poussent des cris identiques à ceux des oiseaux. À cet égard - celui des transformations imaginaires du matériau filmique, on remarque que "crow" signifie à la fois corbeau et gazouillis enfantins. Bien d'autres formes d'allusions évoquent l'oiseau, depuis les ailes de voiture, jusqu'au lampadaire en forme de perchoir chez Annie, en passant par le tweed gris-blanc de Mrs. Brenner comme moucheté de fientes.
   Parallèlement, le viol semble se généraliser. Dans l'affolement de l'attaque du goûter, Melanie, véritable agresseur sexuel ôtant hâtivement sa veste, s'abat sur une fillette à terre. Soudard en culotte de treillis et
par un geste comparable, Mitch se dévêt pour recouvrir le cadavre de l'institutrice en violente posture au travers des marches, jupe déchirée et troussée sur les jambes ecchymosées indécemment offertes, la tête à l'envers. Il emporte le corps à l'intérieur sous les yeux de Melanie et de Cathy qui se détournent équivoquement, entre horreur et pudeur sexuelle. Absurdement il referme la porte sur lui, et ressortant au bout d'un petit moment marqué par un plan fixe sur la porte, semble s'essuyer la bouche d'un revers de main. Les trois femmes qu'il sauve ultérieurement des oiseaux chez les Brenner semblent se débattre sous lui. Cathy a de fréquentes nausées évoquant la grossesse.
   Enfin, Fawcett a été agressé aux
jambes comme l'institutrice. Avant de passer au plan moyen puis au gros plan du visage aux orbites sanguinolentes, la caméra y insiste. À travers les déchirures du pyjama, des ecchymoses, qui, comme celles de l'institutrice, ne peuvent provenir que de coups de bec. Mais sur le montant de son lit bouchonnent deux pans égaux d'un tissu vert tendre comme un certain tailleur jeté à la diable. Cependant, la scène macabre est précédée d'un plan de la chambre de Melanie se fardant les lèvres près d'un montant de lit semblable à celui de Fawcett : évidente incitation au parallèle.
   Or si l'on s'amuse à faire un arrêt attentif sur l'image insoutenable, on peut remarquer que toutes les griffures au visage vont par paires parallèles comme des marques de baisers passionnés. Davantage, ayant découvert le cadavre, Mrs. Brenner se précipite au dehors, les bras amplement agités et cadrés comme des ailes par une transgression des coordonnées anthropomorphiques du mouvement en deux dimensions. Une fois à l'air libre, elle a un hoquet de dégoût fort proche de l'orgasme...
   Ce qui est admirable sont ces effets de déconstruction, transgression systématique des dichotomies cognitives fondamentales : homme/femme, victime/bourreau, humain/animal. Elle témoigne d'un fonctionnement purement langagier, dépassant l'apriorisme anthropomorphique qui soumet le cinéma à la représentation
(1). Et il est vrai que l'on ne s'identifie jamais aux personnages, ce qui me semble être un critère artistique(2) majeur.
   Il manquait peu pour atteindre au chef-d'œuvre, mais comme ce "peu" relève de la soumission au principe commercial du
frisson, il se ramène à une carence fondamentale. (5/06/2000). Voir également le chapitre de mon livre 7e art : du sens pour l'esprit (L'Harmattan, 2006), "Le son des oiseaux" pp. 195-202. Retour titres