CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE 

sommaire contact auteur titre année nationalité


Boris BARNET
Liste auteurs

Le Faubourg  (Okraïna/Окраина) URSS N&B 1933 98' ; R. B. Barnet ; Sc. B. Barnet et Konstanin Finn d'apr. sa nouvelle "Okraïna" ; Ph. Mikhaïl Kirillov, A. Spiridonov ; Son Leonid Obolenski .  M. Sergeï Vassilenko ; Déc. Sergeï Kozlovsky ; Pr. Mejrabpom ;  Int. Alexandre Christyakov (Kadkine, le cordonnier), Nikolaï Bogolioubov (Nicolaï/Kolia, son fils aîné), Nikolaï Krioutchkov (Senka, son fils cadet), Sergeï Komanov (Alexandre Petrovitch Grechine, le propriétaire),  Elena Kouzmina (Manka sa fille), Robert Erdman (Robert Karlovitch, le locataire allemand), Hans Klering (Müller, le prisonnier allemand), Mikhail Zharov (Alexandre Fiodorovitch).

  

   À la déclaration de guerre en 1914, vue à travers un univers cordonnier, la vie d'une petite bourgade de l'empire des tsars, déjà secoué par la révolution de 1905, mis en cause par les pouvoirs parallèles des comités et des soviets, d'avance condamné par la rigoureuse organisation et la stratégie bolchevik. La grève éclate, annoncée par les sirènes de l'usine. Les ouvriers de la fabrique de bottes, dont le cordonnier Kadkine et ses fils Kolia et Senka, y sont solidaires. Mais la guerre est déclarée.
   Vêtu d'un uniforme défraîchi, vareuse déboutonnée et casquette d'ouvrier,
Alexandre Fiodorovitch, un locataire de Grechine, le propriétaire des murs de la cordonnerie de Kadkine, exhorte les citoyens à suspendre la grève pour défendre la patrie. Kolia est mobilisé. Son jeune frère Senka se porte volontaire. Le départ pour le front est ovationné par le peuple après un discours aussi patriotique que démagogique ("j'envoie mon propre fils/J'irais bien verser mon sang") du patron de la fabrique, le gros Mitkine. Sa casquette d'ouvrier ne l'empêchera pas de signer un contrat avantageux avec l'armée comme fournisseur de bottes.
   Des succès militaires amènent un afflux de prisonniers allemands. En raison de la rareté des vivres, ils sont autorisés à chercher du travail en ville. En vain quant à Müller, cordonnier dans le civil. Il rencontre sur un banc,
Manka, la fille de Grechine qui, séduite, le ramène chez elle, au-dessus de la cordonnerie. L'Allemand est brutalement renvoyé par le père, déjà brouillé en raison de différends nationalistes avec Robert Karlovitch, son locataire et partenaire aux dames allemand, employé aussi à la fabrique. Mais Kadkine rattrape le prisonnier pour l'embaucher. Au même moment une lettre l'informe que Senka est tombé au front. Alors que sous le coup de la douleur il voulait chasser Müller, il le protège contre quatre nationalistes oisifs, dont un handicapé, démobilisés, venus le tabasser.
    
 À l'abdication du tsar en 17, le gouvernement provisoire ayant à sa tête Kerensky poursuivit la guerre, contre l'avis des Bolcheviks. Une fois le pouvoir conquis par la révolution d'Octobre, ceux-ci signeront le traité de Brest-Litovsk, une paix séparée avec l'Allemagne. De la tribune où trône le portrait de Kerensky, Alexandre Fiodorovitch sanglé dans un uniforme impeccable salue la population au nom du gouvernement provisoire.
   "Kerensky... Faut supposer que la guerre est finie", se dit dans la tranchée
un camarade de Senka et Kolia, grand rêveur de révolution victorieuse. Les mitrailleuses allemandes crachent le fer en parallèle avec la production mécanisée de bottes pour l'armée. Le "rêveur" se réveillant dans sa tranchée en pleine offensive espère la fin de la guerre.
   Au péril de sa vie,
Kolia invite les combattants allemands du front à la fraternisation. Enveloppé d'un manteau d'officier supérieur à col de fourrure, Alexandre Fiodorovitch déclare aux citoyens de la ville que ceux qui fraternisent avec l'ennemi seront anéantis. Pris en possession d'un exemplaire de la "Pravda", alors contrôlée par Lénine, Kolia est fusillé par la Garde russe et laissé pour mort. Le camarade rêveur de révolution accomplie accourt et l'exhorte à se lever. Kolia couché sur le sol sourit avec peine et prononce : "ça va barder !" Grechine ayant, par patriotisme étroit, perdu son partenaire allemand réveille Manka en pleine nuit pour jouer aux dames. Elle balaye l'échiquier d'un revers de main. On entend le chant des partisans off. Octobre est en marche. Alexandre Fiodorovich est arrêté par la milice révolutionnaire, où l'on peut reconnaître Kadkine.

Du style
    Commencé sous la forme la plus divertissante comme la chronique d'une paisible bourgade, Okraïna nous mène insensiblement au plus profond des enjeux de la révolution bolchevik. Toute forme de violence est ici dépassée par une bonne humeur fondamentale, une vitalité qui ne rend pas moins tragique le tragique mais au contraire le délivre des prétentions à la vérité d'une fiction qui se prendrait au sérieux. Pour cela, le récit est riche de détails pointant avec esprit un univers au-delà de la simple fonctionnalité des éléments. La marche en est donc complexe, voire contradictoire.

    Images paisibles de canards dans une mare au début, à la belle saison,
puis d'amoureux et de badauds au repos sur des bancs, dont Manka avisant sur un autre banc la future conquête de Sanka, une jeune femme d'aspect sévère avec un petit chien. Images accompagnées d'une valse rustique relayée par un accordéon guilleret puis la fanfare qui tourne au burlesque quand le cocher s'assoupit sur ses rênes, le cheval soupirant "Ah Seigneur Dieu !" On est mené par une caméra aux trajectoires tranquillement naturalistes, cheminant dans la ville comme un visiteur curieux, n'ayant rien de particulier à raconter, prenant les choses au fur et à mesure de leur apparition.
   Assez artificielle, la bande-son qui se résume aux dialogues et aux cris d'animaux, au bruit des événements saillants et aux commentaires musicaux, tous séparés par des durées silencieuses, dédramatise l'action, y compris le bruitage quasi-burlesque des sifflements de balles au front. 

   Les ouvriers de la fabrique de bottes débrayent pour rejoindre les grévistes dont résonnent les sirènes. À une remarque ironique du contremaître qui prenait la pointure d'une cliente, Kolia s'adressant à lui rejeté hors-champ, répond à voix basse quelque chose d'obscène sans doute, car la cliente quitte son siège et sort du champ. Marquée par un montage kaléidoscopique au son des sabots de l'assaut, la violence de la répression policière, est contrebalancée par l'idylle de Senka avec la femme au petit chien. Les crépitements de la mitraille contre laquelle pense se protéger Manka en se recroquevillant contre un poteau provient d'une crécelle qu'agite un enfant en passant dans la rue. Le soir en extérieur, douce chanson mélancolique off accompagnée à la guitare dans le secret des façades éclairées de l'intérieur, alors qu'Alexandre Petrovitch Grechine dispute une partie de dames avec Robert Karlovitch. Pourtant il se passe quelque chose en coulisses : Alexandre Fiodorovitch se glisse furtivement derrière le rideau en pyjama. "Voyez, chuchote le propriétaire au locataire allemand, il va Dieu sait où". On complète irrésistiblement aux chiottes, ce qui, on va le voir, colle parfaitement avec la subversion politique sous-jacente.
   La guerre est annoncée par les sirènes sans qu'on sache tout d'abord de quoi il retourne. Après les Kadkine le propriétaire et son partenaire allemand s'en vont
bras-dessus, bras-dessous dans la rue pour s'informer. Ils ne reviendront que pour se brouiller à jamais.
   Les préparatifs du départ au front sont traités sur la base de notations singulières qui nous épargnent les clichés du genre. Résolu à partir, Senka affronte son frère et son père. Le père semble regretter le départ de ses deux fils et en même temps,
contemplant sa vieille cantine sur fond off de chœurs de campagne militaire, d'être trop vieux pour s'engager lui-même. Un voisin en uniforme interrompt sa méditation nostalgique pour lui annoncer qu'il lui laisse en garde son cheval. C'est lui qui reviendra, infirme, s'en prendre à Müller.
   Ou bien c'est le burlesque qui reprend ses droits dans les situations les plus pathétiques. À la gare, en levant les bras pour étreindre sa conquête, Senka qui le tenait au bout de sa laisse suspend le chiot en l'air. Le discours patriotique de Mitkine se conclut par un triple hourrah ! plaisamment redoublé par trois lâchers sonores de vapeur de locomotive en écho. Le contrat de Mitkine se déroule ironiquement comme une scène de séduction entre les deux contractants. Robert Karlovitch fait ses malles et entonne un chant martial prussien sous le regard attendri de Manka, tandis que son père se bouche les oreilles. Pourtant, après avoir médité en silence avec sa fille devant son portrait, il tente de rattraper l'Allemand
qui, en quittant la cordonnerie, a "oublié" la casquette par lui offerte. L'ancien partenaire aux dames des jours heureux, de loin, décline son geste. De rage Grechine rompt le portrait sur un pied en fonte de l'atelier dans un bruit de verre brisé qui fait raccord avec la tranchée au plan suivant, inaugurant, avec la séquence de la botte lancée, la dure réalité de la guerre. Autrement dit, la guerre se nourrit des préjugés patriotiques de l'arrière.
  Senka est seul équipé d'un casque
sous les bombardements, casque récupéré de la Deutsches Heer (l'armée allemande jusqu'en 1919). Contrairement à son aîné, sous le vernis du joli-cœur engagé volontaire, la contradiction ne perdant jamais ses droits, il s'avère vulnérable et pusillanime, un des traits de l'anti-manichéisme du film. Terrassé par la blague de Kolia qui fait le mort après une attaque, il fait valoir une rage de dents pour s'épargner un assaut. Ce qui lui vaudra, de force exposé par son chef à l'artillerie ennemie, de tomber sous les balles.
   Sous les tirs et les bombardements, Kolia, qui vient de voir périr son frère, plonge dans un trou d'obus où se terre
un soldat allemand aux abois. C'est Müller, qui le vise sans grande conviction. Laissant son fusil Kolia se précipite sur lui en s'écriant "Tu es vivant !", comme au frère ressuscité. Sans le savoir il a trouvé là un frère cordonnier, auquel il épargne l'enfer du front en le faisant prisonnier. Lequel va se retrouver dans l'échoppe de son père, situation caractéristique d'un récit qui se reboucle toujours sur lui-même et relance incessamment le flux vital du questionnement. Là encore s'affirmera l'identité entre le mort et le vif. "Mon petit Senka est mort" dit Kadkine tandis qu'en larmes, Manka prend dans ses bras le corps inerte de Müller tabassé par les bellicistes. 
   Müller a débarqué au milieu d'une longue file de prisonniers, effet de la victoire d'une offensive russe. Celle-ci amenant une trêve qui s'annonce par l'image des tenues de combat poussiéreuses que l'on secoue dans les tranchées sous un chant apaisant off, sorte de berceuse pour guerrier fourbu, accompagnant ensuite les rangs de prisonniers par un calme chemin bucolique peuplé d'animaux. Les animaux et petits animaux sont un apport plaisant appliqué à plus d'une reprise. Il y a toujours quelque détail dédramatisant. Ainsi, au camp des prisonniers, alors qu'un camarade agonise, deux joueurs de cartes remplacent l'argent par des pichenettes au front. Le pathos n'a jamais droit de cité, le film assumant constamment sa facticité fondamentale, c'est-à-dire l'art.
   Au son off des carillons et des chœurs religieux, dans une sainte ambiance dominicale, sur le banc où elle a pris place, Manka remarque Müller, l'air abattu, tandis que sur le même banc, la jeune à mine sévère, conquête amoureuse de Senka, se dresse scandalisée de la promiscuité et va rejoindre plus loin dans un plan séparé deux commères échangeant des paroles à mi-voix sur un autre banc. S'étant dressée pour les observer, Manka se retourne (plan serré) avec compassion sur Müller (plan serré) puis de nouveau en direction des pipelettes.
Un ivrogne prend place derrière la "sévère" et tente de la peloter comme Senka le jour de la grève. Manka se rassoit au bout du banc, que fait basculer Müller en se levant pour partir. Séquence où le burlesque désamorce la déréliction, bourrée d'informations tout en faisant un lien entre le passé et le futur via l'identification entre Senka et Müller, dans la possibilisation d'une véritable idylle. Récit bourgeonnant donc et non linéaire.
   Enfermée par son père, Manka se maquille sommairement avec ce qui lui tombe sous la main puis, au moyen d'un long balai passé par une fenêtre adjacente, parvient à débloquer le loquet extérieur de la porte d'entrée. Dans ses plus beaux atours, adressant une grimace de défi à la Sévère qui passe raide devant leur banc, 
elle retrouve son cher Allemand qui, apprend-elle, est cordonnier. Elle l'invite chez elle. Mais, comique de répétition inverse, alors qu'ils en sont au thé, c'est elle qui l'envoie par terre en se levant du banc. "Comment s'appelle ton invité ?" s'enquiert le père survenant, réveillé par le bruit. "Müller n°3 !" Réplique au garde-à-vous l'ennemi. Et Manka d'expliquer qu'il y avait huit Müller dans son régiment. La belle humeur d'énonciation, à tempérer le trouble d'énoncé, dissuade de s'approprier l'embarras de la jeune fille, qu'elle renvoie à l'équivalence générale des péripéties d'où émergeront, sans dogmatisme, les enjeux majeurs.
   "Müller n°3" étant chassé sans ménagement, Manka plaide la qualité de cordonnier, ce qui parvient par la fenêtre ouverte aux oreilles de Kadkine, qui déboulant dans la rue s'écrie : "Honte à vous, Alexandre Petrovitch !" Bousculé, Müller ne retrouve plus la sortie. Alexandre Fiodorovitch, le locataire, le guide. Alors que l'Allemand est embauché par Kadkine, le locataire prétendant consoler Manka en larmes s'écrie en louchant dans son corsage : "pas de pitié pour l'ennemi  !" En uniforme sur ses béquilles, l'homme qui avait laissé son cheval pénètre dans l'échoppe et réclame son bien après avoir manifesté son hostilité envers l'Allemand. 
   Alexandre Fiodorovitch file cependant dans une carriole Dieu sait où. Le cheval se brise les jambes dans l'effondrement du revêtement de fortune d'un trou de la chaussée. En guise de consolation, il fait au cocher désespéré un éloge patriotique de la guerre. "Tu ne penses qu'à toi et à ton cheval quand toute la Russie..." Changement de plan montrant les quatre démobilisés, dont l'infirme aux béquilles, qui s'enivrent lamentablement au bistrot. Voix off d'Alexandre Fiodorovitch poursuivant : "...le peuple russe entier, sans ménager ses forces et la vie de ses meilleurs fils, se prépare à une lutte héroïque et défend la patrie. De cette lutte farouche la Russie ressortira vivifiée. Ce n'est pas le moment de désespérer quand le cœur empli de joie sent approcher la victoire. La victoire est proche..." Ici, insert antithétique d'une offensive meurtrière au front. Changement de plan. Serrant ses béquilles l'estropié hurle : "Mort aux Allemands !" Retour au plan d'ensemble du bistrot et à la voix off : "... une victoire totale et définitive". Aussitôt les ivrognes, se redressant en titubant, partent régler son compte au cordonnier allemand, non sans avoir fait de la casse.

   Entretemps l'arrivée à la cordonnerie d'une lettre pour Grechine met en joie Müller, qui fredonne de plus belle penché sur son ouvrage, heureux pour le patron du bon augure alors que celui-ci ouvre le pli annonçant le décès de son fils cadet. C'est encore la contradiction et l'humour noir subséquent qui commandent le ton du récit. Il faudra l'intervention de Manka pour que le cordonnier se reprenne en décidant que l'Allemand est avant tout un cordonnier, et s'oppose aux revanchards qui frappaient à coups redoublés à l'entraînement d'une musique anempathique off. "C'est un Allemand, d'accord, mais un cordonnier aussi !" s'indigne alors le père Kadkine. Des militaires emportent au camp le prisonnier bien sonné auquel, désobéissant à son père, Manka la rebelle remet la "mütze", la casquette règlementaire, et une botte, égarées dans la bagarre.
   1917. Au front, par la bouche du soldat "rêveur", on apprend dans la casemate l'abdication du tsar. "Ça va barder !" s'écrie Kolia qui se lève pour remonter à l'air libre. En raccord-mouvement désaccordé, un individu se casse la figure en glissant sur la scène de la tribune officielle, avant le discours belliciste
d'Alexandre Fiodorovich, au cours duquel il rabroue Grechine qui dans l'auditoire tentait d'attirer son attention pour le saluer par infatuation.
    Retour au rêveur dans la casemate, commentant, très dubitatif, les événements : "Donc c'est la Douma qui gouverne... Le peuple... La Douma..." Au changement de plan, Grechine remplace le portrait de Nicolas II par celui de Kerenski. Retour au rêveur qui, d'un air tout à fait réjoui, commente : "Kerenski là... Je suppose que la guerre est finie... Il paraît... On prendra aux proprios... La terre... ça va barder..." Suivent en travelling des plans serrés d'arbres hivernaux puis de paysages avec envols d'oiseaux commentés par des chœurs paysans off qui se prolongent sur trois plans encore. Gros plan à éclairage lyrique du rêveur allongé en diagonale par rapport au cadre : "Fini la guerre. À nous la terre !" (sourire épanoui). Retour aux paysages arborés, maintenant semi-lacustres, parcourus en travelling. Mais les chœurs sont couverts par des tirs de mitrailleuses qui anticipent en raccord sonore la séquence suivante, un montage parallèle entre mitrailleuses et machines de la fabrique sous l'ironie des chœurs qui se prolongent. Retour au calme des paysages et des chœurs seuls. Gros plan sur le rêveur les yeux clos comme bercé par le chœur off, suivi de l'image sereine d'un autre paysage noyé d'eau. Chevauché par les sons du chœur, retour à la tranchée où somnolent les hommes de troupe
   Soudain, ordre est donné par le téléphone de campagne de l'offensive. Elle se déchaîne dans un montage heurté de plans au cadrage hyperdynamique, sous des angles tendus à l'extrême. Plans serrés d'un mitrailleur commandé par un officier allemand hurlant Feuer ! Au son décroissant d'un obus en chute ce sont des hommes qui s'abattent, suivis d'un plan de l'impact avec gerbe de terre subséquente. Le rêveur regarde s'élancer hors-champ les fantassins dont les ombres défilent sur son visage. Il tente de retenir un camarade qui s'élance baïonnette en avant. Retour de l'alternance officiers allemands/artilleurs/machine à bottes/offensive. Des hommes roulent sur la pente d'une falaise. Redoublement de l'alternance puis à nouveau déboulés sur la pente. Le rêveur frappe à l'aide d'une pierre, - bruit d'explosion par coïncidence orchestrée - un ennemi hors-champ puis assiste à un corps à corps féroce. "Frères, c'est quand la fin ?" se plaint-il, s'adressant aussi bien aux siens qu'aux autres. Retour à l'alternance mitraillage/machine à bottes. Les hommes roulent sur la pente. Retour encore de l'alternance puis de la pente. Le rêveur allongé, épuisé, front bandé, avec insert du paysage calme comme rêve se poursuivant.
   Kolia tire au sort avec un camarade au moyen d'un fusil dressé dont on empoigne le canon à tour de rôle au-dessus de la main du précédent jusqu'en haut, celui qui n'a plus de prise étant perdant. Un Allemand blessé se traîne en rampant dans la tranchée. Il crie pitié. Le rêveur ayant posé son fusil, le retourne, sous les yeux, dans un plan séparé, des tireurs au sort qui interrompent leur jeu. Le rêveur les rejoint. "Je suppose qu'ils ne veulent plus faire la guerre... Explique-moi mon mignon. On ne veut plus se battre. Ils ne veulent plus non plus. Et quatre ans que ça dure ?" Les deux autres refont à prises alternées la longueur du canon. C'est Kolia qui perd. Il se lève. Le rêveur :"Kolia ! Kolia tu vas où ? Kolia ! Kolia, Nicolaï !" En plan large, Kolia se risque au sommet de la falaise face à l'ennemi, d'abord prudemment. Retour au rêveur, très inquiet.
   Au plan suivant Kolia, serré-épaules dans l'angle inférieur gauche contre le ciel, dressé
de façon dynamique selon la diagonale qui rejoint l'angle supérieur droit, fait le geste de renverser son fusil et de le planter au sol hors-champ. Suit un plan d'ensemble du personnage en contre-plongée au sommet de la falaise, fusil renversé, il brandit très haut un chiffon blanc. Retour au rêveur abasourdi. Kolia occupe l'angle inférieur gauche avec son chiffon blanc. Suit une variation d'angles au terme de laquelle Kolia dévale la falaise, le chiffon toujours haut-brandi en alternance de contrechamps des camarades obervant de la tranchée. Après poignée de main échangée avec un soldat allemand venu à sa rencontre dans la combe, c'est la fraternisation générale.
   Suivi d'une calèche transportant Mitkine en chapeau melon, Alexandre Fiodorovitch survient face-caméra derrière une barrière surélevée à l'avant-plan et s'adresse à un supposé public hors-champ côté camera (le public du film facécieusement pris à témoin) pendant que Mitkine se hisse péniblement à ses côtés. "Laissez-moi parler ! Un ramassis de canailles, des collabos, Bolcheviks, espions et traitres, appellent à fraterniser sur le front, au moment où le pays verse son sang et se bat contre l'ennemi. (serrage sur le couple). Les Bocheviks trahissent la patrie ! Les Bolcheviks démoralisent l'armée. Au nom du gouvernement provisoire, je déclare... (interruption de Mitkine) - Fusillons ces canailles ! - Ne m'interrompez pas ! Au nom du gouvernement provisoire, je déclare que ceux qui fraternisent ..." Retour au front où Kolia est arraisonné par la garde russe et suite off des paroles précédentes, "...Les traitres et les démoralisateurs seront anéantis..." Insert de Kolia arrêté "...sans pitié !" Le rêveur dévale à toute allure la falaise en plan très large, en criant "Nicolaï !", plongeant dans un trou d'obus jonché de cadavres. Plan moyen de Kolia fouillé. Retour à l'autre qui fonce à nouveau. L'officier trouve un exemplaire de la Pravda qu'il déchire pendant que le rêveur se réfugie dans un autre trou d'obus. Kolia est frappé mais, d'un coup rendu, envoie bouler l'officier qui sans se relever ordonne au peloton de tirer. Kolia s'effondre cadré en plongée au sol, la tête en bas à moitié hors champ. Le rêveur survenu le prend dans ses bras. "- Nicolaï mon mignon... - Les fusils, ne les rendez-pas aux officiers." Le rêveur lui apprend la prise du Palais d'Hiver.
   Sans partenaire, Grechine en pleine nuit réveille Manka qui balaye de la main l'échiquier. Au dehors patrouillent des groupes mêlés d'ouvriers et de marins au chant off des partisans se prolongeant dans la séquence. Alexandre Fiodorovitch est arrêté par un soldat et Kadkine. Le rêveur veille sur Kolia. Les prolétaires défilent. Kolia et son camarade. "Lève-toi ! Lève-toi ! Lève-toi Nicolaï ! Kolia ! Kolitchka ! Kolia !" Gros plan sur ce dernier " De quoi ? - Lève-toi ! - Un instant... puis souriant, ça va barder !" Fondu au noir.
   La glorification de la révolution se traduit donc en sous-main par un changement de ton radical. On est passé d'un contrepoint de burlesque au lyrisme. Lyrisme du rêveur, et des images de la fraternisation qui s'inaugure avec ce véritable envol de Kolia du haut de la falaise. Plus tard, au-delà de son agonie, le "lève-toi" s'adresse au peuple.

De l'héroïsme
   Le héros de l'histoire n'est pas spécialement Kolia, pourtant agent de l'action la plus héroïque, mais le groupe formé par tous les personnages de premier plan, un échantillonnage du peuple. Ils se croisent par une stricte économie les répartissant selon un double espace défini par la guerre et la fabrication des bottes. D'une part le bataillon du front où les protagonistes mobilisés se retrouvent, d'autre part ce qui relève de la fabrication des bottes, c'est-à-dire la fabrique Mitkine et la petite cordonnerie de Kadkine, qui ne suffit pas à ses besoins personnels, de sorte qu'il doit avec ses fils travailler à la fabrique. On comprend qu'en fin de compte, les véritables héros ne sont pas des personnes mais la révolution elle-même qu'emblématise fortement Manka. La politique, et même la subversion anti-stalinienne, y est présente contrairement à ce qui ressort des commentaires habituels.

Un film politique
   Il a été dit, en effet, que ce n'était pas un film politique. Certes il ne ressemble pas à l'ordinaire plus ou moins conforme à l'idéal stalinien de la ligne du parti. Sa liberté de ton, qui se traduit par un mélange de genres opposés, du tragique au lyrique en passant par le burlesque, exclut la propagande. Mais ce n'est pas parce qu'il est dépourvu de contestations, injonctions et autres froncements de sourcils qu'il n'est pas politique. Au contraire, il l'est éminemment car il fait librement
passer des enjeux majeurs de la révolution et de la contre-révolution, déjouant par avance toute censure. Le burlesque est d'ailleurs un moyen de détourner l'attention de l'essentiel, qui fait retour avec plus de force en trompant les résistances.
Contre-révolution
   La contre-révolution c'est, notamment, l'alliance des socialistes avec la bourgeoisie industrielle, qui se concrétise en 17 dans le gouvernement provisoire dont le chef de juillet à novembre, Alexandre Fiodorovitch Kerensky, est un socialiste révolutionnaire, par opportunisme selon les Bolcheviks. "Élevé par la confiance des masses, il leur était absolument étranger" estimait
Trosky dans son Histoire de la révolution russe. Il était, du reste, le favori des classes possédantes. Prénom et patronyme du personnage du film ne sont donc certes pas dus au hasard. Il est présenté, non sans caricature, comme une espèce d'aventurier soi-disant étudiant, qui prend progressivement de l'assurance et du galon, on ne sait trop comment (Kerensky fut nommé généralissime pour éliminer le général putshiste Kornilov). À l'abdication, au son de la Marseillaise, il affecte la posture de Napoléon avant son discours belliciste. Tel Arlequin, figure réputée versatile, armé d'un gros bâton il paraît la première fois comme sur scène, encadré d'un rideau. Il est souvent associé au patron Mitkine, que l'on peut voir à ses côtés sur la tribune, avec quelques bourgeois et militaires à l'allure de pantins, sous le portrait du vrai Kerensky, puis à la fin avant son arrestation.
   Ironiquement qualifié de "nouveau locataire", sous-entendu : du palais de Tauride à Petrograd où siège le gouvernement provisoire, Alexandre Fiodorovitch incarne un leader contre-révolutionnaire incitant à la guerre pour briser les grèves. Mais ce, sans nulle déclaration dogmatique, par le truchement du jeu filmique. Préfiguration de la chute du gouvernement provisoire, l'accident de la carriole en raison de la fragilité d'un ouvrage provisoire de la chaussée qui s'effondre sous lui. En écho, l'individu qui se casse la figure après glissade sur le parquet de la tribune officielle avant le discours belliciste du "locataire".
Sans oublier l'ironie latente de la scène où Alexandre Fiodorovitch indique à Müller la sortie. De même que le patriote enragé à béquilles survient de façon faussement incidente à la suite de la déclaration faite à Manka d'un regard lubrique : "pas de pitié pour l'ennemi", le discours belliciste au cocher conduit par un jeu de parallélisme au tabassage de Müller par quatre ivrognes : dérision de la guerre, aussi bien qu'avec la crécelle du début ou bien que cette vieille impotante soutenue par deux hommes, figure du vieux régime à l'évidence, clopinant loin derrière la foule enthousiaste qui se rue à la gare du départ au front
La casquette

   La casquette de l'ouvrier, Lénine même la portait, c'est déjà une métonymie de la révolution. Elle révèle l'état de conscience de son propriétaire.  Kolia s'en coiffe au saut du lit. Mitkine et Alexandre Fiodorovitch pour un discours public, par opportunité. Mais il y a aussi le petit-bourgeois qui en a la mentalité tout en restant éducable. Grechine paraît en casquette, encadré par le fameux rideau, signalant qu'on est dans la représentation, qu'encore faudrait-il savoir assumer la solidarité prolétarienne. Il offre cependant une casquette à son locataire allemand, qui a égaré son chapeau. À la déclaration de guerre, le propriétaire s'écrie, hors de lui : "Ils boufferont nos casquettes !" Bref, il tente de fraterniser et sait la guerre contre-révolutionnaire en tant qu'elle se joue contre l'intérêt des ouvriers et la reconnaissance de leurs droits, ce qui prouve une vague lueur de conscience politique. Ce à quoi Robert Karlovitch répond : "Inutile : nous avons déjà des casquettes !" Il y a aussi des casquettes en Allemagne, et même le Spartakisme ! Finalement l'Allemand partira nu-tête, et Grechine retournera de plus belle à sa conscience petite-bourgeoise, qui l'amène à cracher au visage d'un des prisonniers arrivés en masse du front. Quant au patron Mitkine, il commence en casquette et finit en chapeau melon !

Rôle des femmes
   Amoureuse d'un
cordonnier allemand, la fille du propriétaire balaye d'un revers de main le damier de son père. Belle métaphore de la contribution des femmes au renversement du tsar et à la chute du gouvernement provisoire, mise en cause de l'échiquier politique à la hauteur de l'hommage rendu à des figures révolutionnaires féminines telles que Maria Spiridonova ou Alexandra Kollantaï.
   Manka donne la mesure de l'apport féminin. 
À ne pas faire de différence entre les Russes et les Allemands, jusqu'à affronter quatre ivrognes en fureur contre Müller, elle illustre le versant féminin de la fraternité socialiste. Elle occupe donc une place essentielle dans le mouvement du film. Avec un peu d'effort on peut s'apercevoir que la petite chronique de la vie de la bourgade qui inaugure le film est en caméra subjective au point de vue de la jeune fille postée sur un banc. Son personnage se transforme comme le mouvement social. De passif au début il finit décisivement offensif après s'être émancipé du rôle de "vraie jeune fille" que lui imposait son père. Rôle dont la facticité est dénoncée quand elle s'échappe de sa chambre en douce, dans un plan préfigurant celui de l'apparition du locataire "étudiant", avec rideau et bâton dans un coin, où elle salue comme sur une scène de théâtre.
Industrie de guerre

    Pourvoyeuse de l'armée, la fabrique représente l'enjeu économique de la guerre s'opposant à la paix préconisée par les Bolcheviks dans l'intérêt de la révolution. "Que faire ? Demande Alexandre Fiodorovitch singeant un titre célèbre de Lénine en bon opportuniste lors de la déclaration de guerre devant la foule réunie. La réponse à cette question se trouve dans le cœur de chaque Russe." Et de passer son bâton d'Arlequin au fabricant Mitkine à ses côtés sur la tribune.
   La botte avec ses implications contextuelles est le relai
 factuel et métonymique de toutes les forces de l'enjeu politique : industrie de guerre (Mitkine), chair à canon (les cordonniers Senka et Kolia), contre-révolution (Alexandre Fiodorovitch et son propriétaire), mouvement ouvrier (les cordonniers), fraternité internationale de classe (le rapport aux Allemands), et rôle des femmes (Manka). 

Botte indécidable
   Tout semble se concentrer davantage dans la figure de la botte unique. Au début le contremaître de la fabrique prend les mesures d'un pied de femme, suggérant que l'action révolutionnaire n'est pas réservée aux hommes (on se souvient des bataillons de femmes d'Octobre).
   Un soldat déchaussé d'un pied et dont Kolia était occupé à réparer la botte dans la tranchée est fauché par un éclat d'obus. Reste la botte qui, projetée très haut en l'air par Kolia, retombe au plan suivant sur le plancher de la fabrique, à l'endroit où viennent atterrir celles, de provenances diverses, que Mitkine
, qui a signé son contrat avec l'armée, est en train d'apparier. 
   Il en lance une hors-champ qui devient un impact d'obus au plan suivant, provoquant une pluie de terre sur les frères Kadkine et leurs camarades dans la tranchée. 
L'industrie a bien partie liée avec l'hécatombe. L'opération d'appariement suggère des paires reconstituées en prenant sur la botte inutile des mutilés (pourvu que le hasard des mutilations soit quand même soucieux de la symétrie bilatérale et la parité des pointures  !). La mitrailleuse allemande en action est montée en parallèle avec la machine à bottes, à laquelle elle s'apparente. 
   Après le passage à tabac, Manka tient entre ses mains la casquette militaire et l'une des bottes de Müller. Alors qu'on l'emporte au camp des prisonniers elle lui chausse l'une et l'autre. Associée à l'amour pour l'Allemand, la botte est alors signe de fraternité révolutionnaire.
   Même registre quand
Senka use de sa botte comme d'un soufflet pour attiser les braises du samovar ; on songe à l'embrasement insurrectionnel. Nous avons là le surfil d'un raccourcis saisissant en son ambivalence. Les bottes sont à la fois signe de violence et de compassion, de guerre maudite et de révolution émancipatrice. 

Conclusion
   En bref, il apparaît que les personnages les plus importants sont la révolution, dont Manka s'avère une figure inattendue (sachant qu'en russe aussi "révolution" est au féminin), la contre-révolution représentée par le trouble Alexandre Fiodorovitch ; et la botte où se condensent les deux forces antagonistes. L'on atteint par-là au régime d'une écriture, qui fait du film lui-même une valeur au lieu d'illustrer des valeurs.

   En tant que tel, ça ne vaut pas Dovjenko mais c'est, si l'on peut me permettre, plus libre d'esprit qu'Eisenstein et nettement supérieur à Poudovkine. 04/01/20 Retour titre