CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Philippe GARREL
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   La Cicatrice intérieur Fr. 1972 57’ ; R. Sc. P. Garrel ; Pr. P. Garrel, Sylvina Boissonnas ; M. Nico ; Int. Nico (la femme), Pierre Clementi (l'homme), Daniel Pommereulle (le berger), Philippe Garel (premier homme), Balthazar Clementi (premier enfant), Ari Boulogne (deuxième enfant). 

   Le film ne devrait pas se raconter, car il ne raconte rien (voir découpage). En voici néanmoins les grands traits : à une époque indéterminée, en des lieux naturels inhospitaliers, non identifiables, des personnages portant plus ou moins des marques de civilisation se croisent, échangeant parfois des signes énigmatiques par gestes, actes ou paroles, sans que pointe jamais la moindre ébauche de communauté humaine. Il y a bien des enfants, mais pas de foyer. Tout tourne autour de la douloureuse quête d'une femme en robe longue écrue. Elle rencontre successivement quatre hommes. Le premier, qu'elle appelle Philippe (Philippe Garrel) est éconduit. Le second un cavalier portant un étendard blanc passe outre. Le troisième est un berger qui lui fait don d'un agneau noir. Le quatrième, un archer nu vêtu du seul carquois, sorte de magicien monté à cru sur des petits chevaux, donateur du feu aux mortels, maintes fois la croise qui lance des formules étranges en des postures rituelles auxquelles il répond à sa manière. Une sorte de Walkyrie en émerge finalement comme issue de la quête, ce dont l'homme semble reconnaître la suprématie, à disparaître après lui avoir remis l'épée.      

   Ce film d'une rare singularité : 
   1) Crée un univers inconnu à partir de lambeaux du connu existant : il s'agit davantage de disruption du monde que du signe, de représentation extravagante que d'écriture.
   2) Conjure les procédures narratives (ce qui revient finalement au même).
   3) Y fait jouer un imaginaire questionnant les origines et qui fait appel de sens.
   Les décors naturels, en son direct, sont prélevés dans des parties du monde distantes (Egypte, Islande, Nouveau-Mexique, Italie). Commune mesure : aridité, relief tourmenté, violence des éléments. L'aridité donne lieu à un éventail restreint de matières. Crayeuses, glacées, fuligineuses (volcaniques), les rares zones d'herbe évoquant l'Éden inaccessible qui affole le troupeau de chèvres altérées. Aridité associée au jeu entre les éléments primordiaux : eau, terre, feu. Tout cela relevant de l'imaginaire d'un monde physique élémentaire, en gestation, aux sons tout en souffles, ruissellements, roulements, déferlements, grondements et déflagrations naturelles, sur le fond duquel se détachent des signes de vie tels que pas humains et animaux, ébrouements de cheval, bêlements des chèvres, chants d'oiseaux. 
   Le costume est transhistorique, à la fois primitif comme matière (bure écru de la femme, cuir des hommes quand ce n'est pas la nudité de l'archer monté) et d'un classicisme de théâtre par les fines chemises d'un blanc toujours étudié, de l'éclatant au grisâtre (le berger), en fonction de la polychromie contextuelle. Ainsi les riches gammes de blanc s'inscrivent-elles plus largement dans la diversité minérale qu'enrichissent les blancs neigeux ou glacés, composition des couleurs affirmant à chaque fois une forte unité de l'espace, se jouant comme forme de crédibilité de l'incroyable.
   La conception des rôles et de leurs rapports prend le contrepied du code narratif. Les données de la sainte famille sont bien là, mais dissociées. La femme aux gestes de plus en plus solennels traverse divers états : gémissements, larmes, imprécations et harangues. La parole poétique témoigne d'un détachement progressif des contingences humaines. Enfin, elle se stabilise en espèce de Walkyrie armée de l'épée que lui remet l'archer avant de disparaître dans un trou caverneux. Le premier homme croisé l'entraîne, mais elle le chasse. Elle tente d'arrêter un cavalier à bannière, qui reste à distance puis disparaît très vite du film. Par l'offrande solennelle d'un agneau noir, le berger creuse la distance de l'hommage rituel. Seul l'archer monté semble avoir la chance de quelque rapprochement. Mais il est lui-même pris dans une activité intense et mystérieuse, comme s'il veillait au fragile équilibre du monde - monde originaire, dont les enjeux nous échappent - en commandant à certains éléments de la nature. C'est lui, ce Sisyphe, qui fait aux hommes l'offrande du feu. La multiplicité de ses montures lui confère une forme d'ubiquité. Il ne fait finalement que servir les fins de la femme-déesse. Point de sexualité par conséquent, et les enfants viennent de nulle part, à moins de  naître de la terre, comme celui qui surgit de la paroi d'une grotte en photographie fixe.    
   Rôles, situations et actions restent donc aléatoires et dispersés. La musique et les chants de Nico, tout en s'accordant à cet univers par leur âpreté, maintiennent une tension suspensive, écartant toute résolution possible.    
   Un imaginaire des commencements fondateurs, de l'ordre du sacré, imprègne jusqu'au mode de filmage. Tout est ritualisé, jusqu'au maniement de la caméra. Par sa durée et la minutieuse attention requise à des faits dépourvus de finalité apparente, voire absurdes (image-temps de Deleuze), le plan séquence, qu'il soit fixe ou mobile, ou les deux à la fois, relève de la méditation métaphysique. 29/12/13 Retour titres