CINÉMATOGRAPHE 

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Alexandre DOVJENKO
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Zvenigora, URSS Muet N&B 1928 91' ; R. A. Dovjenko ; Sc. A. Dovjenko d'après le poème cinématographique de Mikhail Ioganson et Yuri Tyutyunik ;  Ph. Boris ZaelevMont. A. DovjenkoPr. VUFKU, Odessa ; Int. Nikolaï Nademski (le grand-père), Semen Svachenko (Timosch, petit-fils), Alexandre Podorojny (Pavel, petit-fils), Polina Skliar-Otava (Oxana), Leonid Barbe (le moine), Maria Parchina (fiancée de Timosch).  


   La trace du mythique trésor de l'Ukraine enterré à Zvenigora est perdue. À sa recherche, son gardien pluricentenaire, grand-père atemporel, participe à l'histoire du pays en traversant diverses époques sur douze épisodes. Avec les Haïdamaks, nationalistes ukrainiens qui l'adoptent comme l'un des leurs au XVIIe siècle, il chasse les Polonais qui convoitaient le trésor.
   Autre époque, lors de la nuit de Kupala à la Saint-Jean, le vieil homme brise les espoirs d'une jeune fille appelée Oxana en interceptant la couronne de fleurs qu'elle avait abandonnée au fil de l'eau pour tracer sa destinée
selon le rituel consacré : coulée c'est la mort, échouée sur les bords, pas de mariage.
   En 1914, la Mort qui l'avait terrorisé avec ses compagnons
haïdamaks d'autrefois en surgissant de plus en plus grande d'un caveau susceptible de cacher le trésor, apparaît en rêve au grand-père. Il invite Pavel et Timosch, ses deux petits-fils, à se signer. Ce qui intéresse très peu le second, futur révolutionnaire, alors que l'autre fait des bulles de savon. 

   Suivent des scènes bucoliques de moisson, de lavandières au fleuve et de troupeaux du XVIIIe siècle.
   Tocsin de la mobilisation générale.
Les femmes pleurent tandis que les hommes sur le départ se livrent à des danses frénétiques. Haranguant la foule le grand-père déplore la guerre. Des meules à l'image se transforment en faisceaux de fusils. Avec Pavel, le grand-père croit savoir trouver l'emplacement du trésor au pied d'une vieille souche. Il exhorte les ouvriers des chantiers à cesser la construction de routes sur l'emplacement des trésors. Alors qu'ils creusent la fosse, dénoncés par une femme, le grand-père et son petit-fils sont chassés par un officier.
   En 1917, guerre de tranchées. Timosch fraternise avec trois soldats allemands. Un général russe froussard et gâteux salue comiquement la troupe alignée : "
À la vôtre les jeunes !", par deux fois puis, plus fort : "À la vôtre les aigles !"  Pour avoir quitté le rang et répliqué insolemment "À la tienne l'aigle !", Timosch est dégradé puis livré au peloton d'exécution, qui abaisse les armes. Le général en fait un malaise mortel. Timosch embrasse la cause de la révolution.

   Sur une pente herbue, le grand-père raconte à Pavel l'histoire d'une autre Oxana, héroïne des premiers temps.

   Au IXe siècle, celle-ci appelle  à la résistance contre l'invasion varèghe en refusant de verser les tributs de guerre. Le grand-père endosse lui-même le rôle de guide des résistants.  Oxana projette un poignard sur le tyran qui se contente de retirer l'arme plantée dans sa poitrine sans en être affecté. Il épouse son assaillante. Celle-ci l'aime mais ne peut supporter de voir ses compatriotes captifs. Elle étrangle l'époux. Ce qui ne n'empêche pas celui-ci de décapiter grand-père.  Mais le récit à Pavel se poursuit. En mourant Oxana s'est métamorphosée : ses tresses en roseaux et ses yeux en puits qui rendent le trésor invisible.

    1917. Pavel est maintenant un bandit qui possède Zvenigora. Timosch enfourche son cheval pour rallier une offensive bolchevik. Sa fiancée veut le retenir. "Tue-moi plutôt !" D'un coup de fusil il l'abat après l'avoir embrassée et rejoint les autres cavaliers. 

   1921. Les prolétaires sont invités à redoubler d'effort pour sauver la révolution, qui est menacée, soit en enfourchant leurs montures pour combattre, soit en mettant les bouchées doubles dans la production industrielle et agricole.

   Grand-père trouve un sabre rongé de rouille dans une fosse tandis qu'affublé en Cosaque Pavel se pavane à Prague et que Timosch fait de la recherche à l'université pour trouver le secret du trésor de Zvenigora.

   À Paris, un prince ukrainien prononce une conférence censée se conclure par son propre suicide devant un public avide de sensation. Mais il est arrêté à l'ultime instant. Ce n'est qu'une escroquerie de Pavel et d'un complice, en fuite avec les six mille dollars de la recette. Dans la forêt nocturne, assisté de sa bande, Pavel confie au grand-père l'argent pour financer la recherche du trésor, avec mission de faire sauter le "serpent de feu", le train de la révolution supposée s'en emparer. Grand-père allant poser une bombe sous un rail se ravise. Brandissant la bombe, ll court en démence dans la nuit à la rencontre du train en poussant des imprécations avant de s'abattre sur les rails. Le train pile miraculeusement in extremisTimosch et des bolcheviks font monter le grand-père dans le train où lui est servi un thé. Pavel se suicide en mimant le final de la conférence parisienne. Le train repart frontalement filmé en contre-plongée par en-dessous. 

  
    Extraordinaire foisonnement de personnages, de situations et d'actions aussi historiques que légendaires, mêlant naturalisme, cruauté, merveilleux, cocasserie et autres dans un récit qui se rit de la logique causale et de la vraisemblance. il se propose
 au contraire, à juxtaposer des traits hétérogènes, de faire jouer des écarts différentiels. On reconnaît bien Dovjenko dans cette audace à mettre en rapport par contiguïté pelliculaire des segments en apparence étrangers les uns aux autres. Le développement de l'action qui s'ensuit ne semble répondre à aucune finalité morale, à nulle injonction de conscience. 

   La logique globale et diffuse oppose toutefois à la quête du trésor la révolution bolchevik, dont le train légendaire sort du film par-dessus les spectateurs afin de poursuivre son œuvre dans le futur. Mais que penser de Timosch, héros de la révolution dans toute la trilogie (Zvenigora, Arsenal et La Terre) qui, soudain universitaire, cherche la formule à résoudre le mystère du trésor, ou bien sacrifie sa fiancée pour la cause ? Et, encore plus déconcertant, quoi du grand-père, personnage multiforme et intempestif qui, notamment, temporise par une pirouette en répondant à la question du chef haïdamak : "les cachettes sont là où est le trésor..." comme si, détenteur du secret, il cherchait à le protéger. L'aspect didactique n'exclut donc pas l'indécidable. Impossible de concilier l'épisode de la Saint-Jean avec le reste, et pourtant c'est cohérent en profondeur ! Dans un tel tournoiement kaléidoscopique il faut toujours s'en remettre au mouvement d'ensemble pour attribuer un sens au détail. Si bien que le détail peut représenter le risque absolu. Le film ne s'intitule pas pour rien "poème cinématographique". 
   
Au strict plan narratif, celui-ci a l'ambition d'une épopée ukrainienne qui dépasserait le nationalisme en faveur d'une œuvre de justice sociale de portée plus large. Mais que peut-être au cinéma la transfiguration épique du destin d'un peuple ? Il ne suffit pas en tout cas du montage court pour rendre l'action plus énergique, fût-ce en alternant des changements d'axe à 180°. D'autre part les séquences en costume du passé comme imagerie de légende, d'une fausseté légitimement calculée, en recourant au ralenti, à la surimpression, au flou, prétendent, dans d'interminables séquences, à une valeur propre de l'image mythique, compromettant du même coup tout jeu d'écriture. Autant d'effets spéciaux signant un doute quant aux possibilités du cadre et du montage. Tous ces efforts purement techniques ne font qu'affaiblir la force initiale du dessein. 

   Et pourtant, davantage que dans la représentation de l'action héroïque, la démesure de l'épopée est bien là, dans un certain grotesque de cadres impossibles. Un homme se signe, mais c'est un visage barbu en très gros plan et contre-plongée aiguë, sur lequel passe en éclair l'ombre d'une main de haut en bas. Un officier surplombe en contre-plongée outrée la fosse où le grand-père se livre à des fouilles. Le général falot fait face à la troupe, assis sur du vide. Multiplié en écho par d'autres globes occulaires, l'œil avide d'une femme à la conférence de Paris s'exorbite littéralement par l'effet de déformation d'un verre grossissant de face-à-main, lui-même répercuté dans le miroitement d'une paire de lunette à l'arrière-plan

   Il faut dans l'ensemble, je crois, faire grâce à cette espèce de chantier filmique d'une extraordinaire vitalité. Ce que ne semblait pas avoir compris en 1973 la restauratrice du film, Ioulia Solntseva, actrice et épouse du réalisateur, en y plaquant un accompagnement symphonique composé et dirigé par Vladimir Ovchinnikov, qui prétend unifier sous une chappe solennelle et pompeuse la splendide diversité de ton de l'œuvre. 10/03/20 Retour titre