CINÉMATOGRAPHE 

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Béla TARR
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Les Harmonies Werckmeister (Werckmeister Harmóniák) H.-It.-All.-Fr. VO N&B 2000 136' ; R. B. Tarr, Agnès Hranitzky ; Sc. B. Tarr, Gyorgy Feher, Gyuri Dosa Kiss, Peter Dobai, László Krasznahorkai, d'après le roman de ce dernier La Mélancolie de la résistance ; Ph. Emil Novák, Erwin Lanzensberger, Jörg Widmer, Gábor Medvigy, Miklós Gurbán, Patrick de Ranter, Rob Tregenza ; M. Mihály Vig ; Son György Kovács ; Pr. 13 Production, Goëss Film, Von Vietinghoff Film Produktion, Arte, ZDF, RAI 3, Studio Babelsberg, Magyar Televizió, Magyar Mozgókép Kösalapitvány, ORTT, Nemzeti Kulturális Alapprogram, Fondazione Montecinemaveritá, Eurimages ; Int. Lars Rudolph (János Valushka), Peter Fitz (György Eszter), Hanna Schygulla (Tünde Eszter), Alfréd Járai (Lajos Harrer), Irén Szajki (son épouse).

   Le simple d'esprit János Valushka, met en scène une éclipse de soleil avec des buveurs éméchés en guise de corps célestes avant la fermeture du bistro, prend soin du musicologue György Eszter dont l'obsession est un piano accordé sur la gamme antérieure à la loi de Werckmeister (qui a faussé selon lui l'harmonie naturelle), rend service à tout le monde, distribue les journaux, est fasciné sur la place du marché par l'attraction foraine d'une baleine, signe divin selon lui.
   Mais le prince, monstre minuscule censé accompagner la baleine, ne paraît pas, bien qu'il semble être à l'origine des attroupements sur la place, d'hommes au bord de l'émeute. On parle de pillages et de brutalités. Tünde, l'épouse séparée d'Eszter, menace de revenir vivre avec lui s'il ne recueille des signatures de notables en faveur du "front de propreté", qu'elle a fondé avec le sous-préfet. János le pousse à accepter pour apaiser les tensions.
   Une émeute éclate, l'hôpital est saccagé, les pensionnaires molestés. János n'ose pas annoncer à Mme Harrer la mort de Lajos le savetier, son époux. L'armée, guidée par Tünde intervient. János suspecté s'enfuit, mais rattrapé par l'hélicoptère militaire devient fou. Chassé de sa maison par le préfet de police et Tünde, Eszter, qui a réaccordé le piano pour le vendre, prend soin de lui désormais à l'hôpital.

   C'est la tragédie d'un destin singulier dans un monde trop sombre et trop violent pour ne pas se trouver dialectiquement recentré sur ses ressources d'humanité. Le rythme de course de fond imprimé par les quelque quarante plans séquences est à la mesure de l'ampleur de l'accomplissement d'une série de trajectoires inspirées de l'espace cosmique, comme l'indique la première séquence où un ramassis de poivrots mime sous la direction de János une éclipse de soleil.
   Grâce au plan séquence et à la profondeur de champ, on peut partir de très loin pour atteindre l'autre bord, et du vaste élan imprimé balayant tout le champ des possibles, potentialiser dans le même mouvement des forces neuves capables de faire tant soit peu bouger les éternelles tendances massives en présence : inamovible pouvoir institutionnel se nourrissant en les absorbant des contre-pouvoirs informels et transitoires, toujours en quête de leurs marques (la foule masculine endoctrinée par le prince aussi bien que les alcooliques). Le filmage use de la profondeur de champ et de sa mesure temporelle pour se donner l'ampleur nécessaire dans l'axe d'investigation de la caméra.
   Véritable Christ dans l'arène, János a envers Eszter des gestes
maternels. Il gratifie tous ses compatriotes adultes du titre d'oncle ou tante. Y compris l'intrigante Tünde sur la demande de laquelle il devra mettre au lit les insupportables garnements du capitaine pendant qu'elle fait avec ce dernier la noce. Le désir d'apaisement conduit János à faire accepter à Eszter les conditions de son épouse.
   Absorbé par l'importance de sa tâche de musicologue ce dernier se ferme au monde. Il refuse aussi à János de venir contempler la baleine en tant que monstre mythologique témoin de la puissance divine. Ainsi tout le parcours du jeune homme est-il en butte à un monde qui lui est contraire. Seule issue possible : la folie.
   Cependant l'étincelle d'humanité se rallume chez les émeutiers à la vue d'un chétif vieillard nu à l'hôpital. Après s'être livrés à la violence extrême dans son absurdité, consistant à s'attaquer à des malades et des blessés, ils repartent dans un jeu nocturne d'éclairages compliqués à l'image de l'ébranlement
subi. Il a fallu aussi à Eszter tout perdre pour ressentir un besoin d'altruisme et se décider à rendre hommage à la baleine comme le recommandait János. En réaccordant son piano selon la gamme tempérée pour le revendre, il prend ses distances avec une convention musicale figurant le dangereux consensus social.
   On peut reconnaître dans ce récit allégorique aux repères spatio-temporels indéterminés tout en étant identifiables les enjeux d'une réalité transhistorique. Le discours du prince, dont on ne voit, entre le forain et le représentant des émeutiers, que l'ombre portée d'une tête contrefaite de
profil, a des accents totalitaires de tous bords. Les émeutiers représentent la force brute cédant à la séduction de la première idéologie venue. Le forain a beau affirmer que le prince est une invention commerciale, son interlocuteur fait la sourde oreille car ça ne l'arrange pas. Tünde incarne, elle, la conquête égoïste du pouvoir par tous les moyens, avec une joviale placidité qui fait froid dans le dos.
   C'est la force de ce film unique de surpasser toute visée dogmatique par le déploiement, sous l'apparence de l'échec, d'une puissance positive émanant de l'image filmique elle-même. Il ne s'agit pas de discours mais d'images sonores proposant un voyage spirituel composé de divers itinéraires dans un espace rythmé. Le dévoilement du réel, l'échec personnel, l'espérance et sa méthode surmontant les deux premiers, auxquels ce serait un contresens que de limiter la lecture.
   Avec son ample caban, ses lourdes bottines et sa grande serviette de cuir en bandoulière, János incarne le facteur, celui qui, assurant infatigablement la transmission des messages, maintient un lien dans la communauté. C'est donc un témoin privilégié et un des organes du dévoilement. L'
œil est limpide et largement ouvert comme celui d'un enfant. Le basculement dans la folie n'est qu'un échec apparent : il témoigne de ce qu'il n'y a pas de synthèse possible entre la pureté et la bassesse. C'est le prix à payer pour maintenir intact l'écart et préserver le discernement éthique : la disparition du soleil dans l'éclipse n'est ni fusion ni anéantissement. Le soleil existe toujours derrière son masque transitoire. C'est bien ce qui se produit lorsque János lui-même s'interpose entre le soleil levant et la caméra.
   La saisie patiente en travelling avant dos-caméra du cheminement de János implique fortement le spectateur dans le processus de dévoilement. S'y ajoute parfois l'interposition d'un témoin (témoin de témoin) en amorce à l'avant-plan de dos également. Alors que la masse en colère est filmée frontalement en travelling arrière. Dans les deux cas, il y a pénétration rythmée c'est-à-dire forte, de la conscience. Il ne s'agit pas de cadence mais de rythme, qui est jeu de cadences. Davantage, dans l'accompagnement, en travelling latéral et cadrés-épaules, de János et Eszter se hâtant pour la collecte des
signatures, le rythme des pas marqué par les bourrasques du vent et les cliquetis de la gamelle contenant les repas du pianiste, se fait grisant d'être combiné avec le retour circulaire en légère accélération des mêmes arrière-plans.
   Au total, Tarr a remarquablement démontré que le rythme est intérieur au plan comme Tarkovski fut le premier à le dire, et qu'après l'ère du montage-roi, le temps est venu d'une élaboration filmique dans le plan considéré comme limite infiniment
surpassable, à condition de disposer d'un souffle suffisant, c'est-à-dire d'un potentiel de sens. C'est alors que le temps devient véritablement matériau du film.
   Tandis que le montage s'avère, du coup, se confondre avec les liens transnarratifs inscrits dans ce potentiel de base, comme l'
œil de János et celui de la baleine, le filet du lit de contention et la baleine, le nom de János et celui du Jonas biblique, la baignoire vide d'Eszter et celle de l'hôpital où se tient nu le vieillard, les foyers ardents de poêle, le plafonnier du bistro et le soleil.
   En tout état de cause on est dans une problématique spécifique du langage, faisant nécessairement éclater la représentation
(1), qui est soumission à un critère extrinsèque, référentiel. Ainsi le détail, loin du rôle de brique dans l'édifice narratif, prend-t-il valeur de son rapport au tout. Son sens est foyer relationnel et non unité enchaînée. Ce qui entraîne un principe d'ubiquité, condition de tout modelage du temps.
   C'est à lire le film sur cette base qu'on peut en jouir comme d'une production directe de l'esprit (telle une
œuvre musicale), dans le dépassement de la contrainte de communication fonctionnelle du langage. Prenons la scène d'amour entre le portier et la cuisinière. Elle ne sert à rien, elle est totalement incidente et pourtant elle rayonne. Le portier est un imbécile éthylique. La cuisinière un rôle accessoire. Ils déclenchent pourtant un courant de formidable sensualité. Comment ? Parce que l'amour n'est pas instrumentalisé. Il est indépendant des autres enjeux. Contre toute attente relative aux orientations éthiques supposées du film, Tünde a raison de coucher avec le capitaine ou le préfet de police.
   Le totalitarisme ce serait de déduire de l'infamie l'inaptitude amoureuse. L'amour - à ne pas dissocier de la sensualité - est un potentiel inaliénable. Il appartient à l'espérance sur un mode impossible à prévoir. Le monde du film est constitué de telles forces libres qui sont à prendre. On a pu tenir
Les Harmonies pour un film pessimiste, à vouloir l'ordonner au motif de l'échec.
   Ce qui laisse supposer qu'il importe de s'éduquer à la liberté de l'esprit avant de se confronter à l'art du cinéma. Mais comme c'est ce dernier qui est voué aujourd'hui à enseigner cette liberté, autant se jeter tout de suite à l'eau, au risque de la baleine. 6/06/05 Retour titres