CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Robert CAHEN
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Voyage d'hiver Fr.-Chili 1992 18' vidéo ; R. R. Cahen ; Ph. (vidéo) R. Cahen, Angela Riesco ; Maqu. Roland Mathis; Mont. et eff. spé. Patrick Zanoli ; Son R. Cahen ; M. Christine Groult ; Pr. Les Films du tambour de soie/La Sept.


   Entre cristaux et duvet, un blanc substantiel diffusant de l'intérieur une lumière qui serait aveuglante venant de l'extérieur, ponctue par plans d'insert ce parcours marin en travelling latéral, pourtant non-linéaire car imperceptiblement dévié par telle subreptice et attentive courbure panoramique et changeant de direction le long du littoral antarctique, puis, laissant, en une autre figure de ponctuation, s'interpénétrer les deux mouvements contraires dont les sillages s'accrochant au passage provoquent des perturbations oscillatoires tel qu'un encéphalogramme tergiversant.
   Sur un autre plan de cette blancheur en devenir vient s'inscrire en filigrane de très doux gris, le visage photographique d'une fillette d'autrefois pris de trois-quarts droite puis gauche.
   À d'autres moments, dans le même évasif camaïeu de blancs, des plissements encore abstraits semblent se chercher une forme palpable. La quête mentale s'avère donc, dans un premier temps, mémorielle. De la mémoire d'un passé en-deçà de la naissance, celui de la petite fille-modèle, d'une génération évanouie mais encore proche, qui adresse en retour comme une question muette au voyageur d'un hiver futur hors de sa portée.
   Icebergs, glaces, neiges et ciels polaires forment cependant le matériau concret offert au travail de l'esprit par la médiation des sens. Car un vidéogramme blanc captant des ombres blanches dont il garde un moment l'empreinte, est le produit de complexes transformations paradoxales dont on pense trouver la clé dans les neiges éternelles où pourtant rien n'est blanc. L'anamnèse est sous-tendue par une quête cognitive qui est initiation à une richesse de teintes inouïes - supposant littéralement un dépassement de la distinction entre l'œil et l'oreille - comme s'il s'agissait de trouver le secret de la structure moléculaire qui fait le lien entre l'ici-bas et l'au-delà.
   Les raccords de fondu et d'ouverture au blanc marquent cette interaction entre les deux mondes. Du bleu-glacier bien nommé, tirant parfois sur le cyan, à des violacés et des gris anthracite où l'on retrouve l'antithèse initiale de la dureté minérale et de la douceur, qui se fait ici velouté. La confusion par permutation du ciel et de la mer affirme la précellence du dynamisme chromatique sur l'identité euclidienne du monde, cela n'excluant nullement la vie, qui se manifeste dans la présence imperceptible d'un oiseau de mer posé sur les eaux, puis par des vols fulgurants traversant le champ de part en part comme des flèches indicatrices. L'apparition de barques, premier artefact visuel dont le rouge carmin valorise en la contrepointant l'extraordinaire unité dans la variabilité des couleurs du paysage naturel.
   La métaphore de l'ouïe n'est pas faite au hasard, ce cheminement d'esprit médiatisé par la matière terrestre étant porté par la matérielle apesanteur de la bande-son. L'accompagnement électroacoustique souligne le mouvement par un point d'orgue à l'impossible timbre de souffle mate, que rythment à plusieurs niveaux décalés des tintinnabulis légers répondant à l'ordre cristallin, ou des battements doux implosifs, irréguliers et décroissants mais distribués par paquets réguliers.
   Sur le continent cependant la présence humaine d'abord restreinte aux passagers des barques rouges se concrétise dans deux personnages pris de dos au ralenti, vêtus de cirés jaunes à capuche et se dirigeant vers une cabane du même rouge carminé que les embarcations. Le plus grand guidant le petit par la main, ils évoluent avec des gestes cotonneux d'explorateurs lunaires décadrés droite-cadre comme sur le point d'atteindre un but concrétisé par le bord droit, qui se déplace cependant avec le mouvement de caméra. Un plan blanc de huit silhouettes grises anamorphosées par diffraction et comme dissoutes dans l'atmosphère saturée alterne avec la patiente et malaisée progression du couple jaune, s'approchant du groupe d'ombres, qu'il n'atteindra jamais.
   Au total, une logique rigoureuse sous-tend l'action apparentée à une quête relative à la mort. Mission
a priori impossible, consistant à trouver le principe du passage entre deux mondes incommensurables. Le discours sur la mort ne peut que manquer son objet, car il se réfère nécessairement aux catégories de ce monde-ci. Les "repos éternels" ou autres "paix du Seigneur" accusent une impuissance à représenter autrement la mort que par la vie. Seule une figure inouïe pourrait en approcher peut-être.
   Ainsi, la combinaison oxymorique de l'impénétrabilité minérale ou cristalline et de l'extrême douceur du duvet. De même que le caractère intense d'une source lumineuse diffuse et interne émanant de cette matière indécise et pourtant évidente, combinant scintillement glacé et effusion tiède. Le mystère du blanc provient de ce que la pure blanchité n'existe pas et qu'il faut compter non seulement avec la nature de la lumière, mais aussi avec celle du support, car il n'y a pas plus de blanc sans matière que sans lumière : l'idée du blanc pur est une vaine abstraction. La richesse du blanc ne vient pas seulement des variétés de nuances, mais de ce qu'il est à la fois plénitude de la couleur et désaturation. Il y a donc une profondeur du blanc, un monde à explorer.
   Dans une telle logique, ce serait une erreur que d'associer la mort au froid polaire. Le blanc de la quête est aussi brûlant que glacé, étant fait de rapports générateurs d'énergie. Prenez cet iceberg : la sensualité de sa texture d'émulsion, ses cassures physiques et ses dégradés de ton dont l'intensité culmine, entre aigue-marine et cyan, par transparence dans la partie immergée.
   Loin donc de nous entraîner dans l'idolâtrie du fantasme
(1) initial qui conduisit son travail, Cahen s'engage passionnément dans une aventure langagière redistribuant radicalement les données du monde rationnel: traitement prométhéen d'une singularité incommunicable en une production de l'esprit accessible sans reposer sur les codes ordinaires de l'intercompréhension.
   Ce qui est offert par conséquent, est une entité
démontée (au double sens du terme), à reconstruire à chaque lecture. 16/03/05 Retour titres