CINÉMATOGRAPHE 

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Manoel DE OLIVEIRA
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Le Val Abraham (Vale Abraão) Port. VO 1992 181' ; R., Dial. M. de Oliveira ; Ph. Mario Marroso ; Son Henri Maikoff ; Mont. M. de Oliveira et Valérie Loiseleux ; Déc. Maria José Branco ; M. Beethoven, Fauré, Debussy, Schuman, Chopin ; Int. Leonor Silveira (Ema), Cecile de Alba (Ema jeune), Luis Miguel Cintra (Carlos Païva), Rui de Carvalho (Paulino Cardeano), Luis Lima Barreto (Pedro Luminares), Dioco Doria (Fernando Osorio), Jose Pinto (Caïnes), Isabel Ruth (Ritinha).

   Le docteur Païva épouse Ema, qu'il aime depuis qu'il l'a rencontrée alors âgée de quatorze ans. Par faiblesse et intérêt à la fois cependant, il lui laisse fréquenter les notables et s'entourer de luxe, fermant les yeux sur ses aventures. Bien que faisant preuve d'un caractère en apparence positif dans sa quête atypique du bonheur, Ema finit par se suicider dans ce fleuve qui revêt une forte signification symbolique(1)

   Œuvre évidemment magistrale. Tout y est parfaitement pensé et mis en place, orchestré par le réalisateur, responsable aussi bien du dialogue que du montage. Il suffit de voir le travail de la couleur, de la direction d'acteurs (notamment de Leonor Silveira), et la façon dont la photo traduit l'amour des choses du pays, ainsi que le rythme calme mais frémissant imprimé aux images. Ces variations sur Mme Bovary sont le fait d'un maître qui affirme son originalité. Le personnage d'Ema est paradoxal à souhait, il ne se laisse emprisonner dans aucun schéma psychologique. Le récit est conduit de manière quasiment polyphonique. Ainsi, la mort de la tante est constitutive d'un triple événement : la mort elle-même, la maturité d'Ema, qui est incarnée pour la première fois par l'actrice Leonor Silveira après l'avoir été par Cecile de Alba, et l'avortement de Branca la servante séduite par l'ancien séminariste amoureux d'Ema. C'est avec la même habileté que se mêle le thème de Madame Bovary au mythe d'Abraham et à la saga des familles associées au lieu de l'action, un petit paradis baigné par le Douro que domine les fameux vignobles en terrasses de Porto.
   L
es commentaires narratif et musical ne sont-il pas cependant quelque peu encombrants ? On aimerait parfois oublier Chopin ou Beethoven pour se laisser entraîner dans la vision contemplative en plans d'ensemble de ces paysages riches de sens, irradiant l'univers entier du film. Le commentaire verbal aussi tend à occulter l'image à vouloir trop, peut-être, concurrencer Flaubert par des effets littéraires. Voici par exemple un plan fixe sur l'ensemble du domaine familial d'Osorio se reflétant dans les eaux mouvantes du fleuve au premier plan. Seule action, le hors-bord, minuscule, à l'extrême droite venant de la rive opposée se dirige vers la caméra dans une gerbe d'écume, le ronronnement assez étouffé du moteur s'enflant progressivement. Durée : environ quarante secondes.
   Commentaire
off : [Osorio, l'amant d'Ema, est en voyage] "Ema disparaissait un jour ou deux avant qu'il [Osorio] ne s'annonce. Même quand ils avaient des relations plus intimes leurs baisers étaient légers et détachés d'effet érotique. Seul avec Fortunato elle se défit de cette obligation platonique. Elle connut avec lui une mystérieuse exigence, pas seulement sexuelle, et surtout une rancœur dans son évasion. Ce fut avec une férocité parfois tendre, parfois cruelle qu'Ema se jeta dans les bras de Fortunato épiés par Caïnes, dévoré d'une gale qui le rendait fou. Ema et Fortunato sentaient leur plaisir redoubler." Certes la traduction est bien confuse, mais que d'effets littéraires et quel luxe d'informations verbales sur l'intrigue, jurant totalement avec les données de l'image ! Pourquoi ne pas laisser place à l'effet de hors-bord qui s'inscrit si bien dans l'intrigue, à ce murmure menaçant dans sa montée graduelle et latérale ?
   De deux choses l'une, ou bien l'image se suffit à elle-même et par conséquent le commentaire est redondant, ou bien le commentaire comble une lacune du récit filmique, et alors deux processus concurrents se contrarient. Certes de place en place, des scènes se racontent d'elles-mêmes magnifiquement par l'image, le son et le dialogue sans la surcharge du double commentaire verbal et musical. Mais paraissent dévitalisées par cette forme d'isolation. La scène où les yeux d'Ema ont l'air de se dédoubler par une ressemblance frappante avec ceux du chat siamois qu'elle caresse sur ses genoux, (vingt secondes durant, par quel prodige de mise en scène ?) ne fait pas exception. Ne se rattachant pas organiquement à l'ensemble, elle perd sa valeur profonde pressentie seulement par une sensation de frustration.
   Dans l'ensemble, trop de perfection par manque d'audace ! 21/07/00 Retour titres