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Jean EPSTEIN
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La Chute de la maison Usher (générique) Fr. Muet N&B 1928 64' ; R., Sc. J. Epstein d'après Poe ("La Chute de la maison Usher", "Portrait ovale" et "Béatrix") ; Ph. Georges et Jean Lucas ; Déc. Pierre Kéfer ; Pr. Films Jean Epstein ; Int. Marguerite Gance (lady Madeline Usher), Jean Debucourt (lord Roderick Usher), Charles Lamy (l'ami), Pierre Hot, Fournez-Goffard (le médecin), Luc Dartagnan (le domestique), Pierre Kéfer.

   Comme Madeline Usher dépérit inexplicablement depuis que, à l'instar de ses ancêtres mâles pour leurs épouses, il s'est mis à la peindre avec passion, Roderick Usher fait venir un ami. Tandis qu'impuissant à guérir la malade, le médecin constate en observant le tableau : "C'est là qu'elle est vivante", l'ami secourable est déposé prudemment à distance du château par un cocher refusant de pousser outre. Roderick l'accueille à bras ouverts, mais bientôt cherche à l'éloigner pour achever sa tâche. Madeline expire. Le mari s'oppose à ce que l'on cloue le cercueil, qui est déposé dans le caveau. Les éléments naturels se déchaînent avec une rage telle que le cercueil tombe de son socle. Or Madeline avait été inhumée vivante. Délivrée, elle rejoint son époux et le fidèle compagnon qui s'efforce de calmer son épouvante dans le château en proie soudain aux flammes. Tandis que le portrait se consume, tous trois parviennent sains et saufs à l'air libre avant que les murs ne s'effondrent.

   Portant la griffe d'un avant-gardiste et théoricien réputé, ce film fantastique forme avec la musique une symphonie lugubre. Mais l'image en elle-même souffre d'outrance expérimentale, il suffit de couper le son pour s'en aviser. Les arguments des thuriféraires restent d'ailleurs bien froids et convenus. Il s'agit donc moins d'art
(1) que de l'application d'idées esthétiques préconçues.
   Certes, le fantasme
(2) de base ne manque pas de force. On se trouve plongé dans un surnaturel affectant tout l'univers représenté. Il se caractérise par l'instabilité des propriétés : l'ontologie de l'animé et de l'inanimé vacille, hésite entre plusieurs valences. La nature environnante, dont le pouvoir occulte semble émaner de la guitare de Roderick, participe de la malédiction du portrait.
   Porté à la démesure, le décor intérieur stylisé donne la sensation d'une grandeur
révolue, impossible à assumer. Le montage fait alterner le guitariste avec ces figures tourmentées que sont les arbres décharnés contre le ciel, la brume des marécages, l'eau frissonnante de l'étang. Les forces invisibles se manifestent par des sons étranges que s'efforce de capter l'ouïe du visiteur. Tout cela donne lieu à quelques pages d'anthologie. Le vent glacé soulevant les tentures dans un couloir gigantesque, le cortège du cercueil qui, tenu à quatre sur un terrain oscillant, imprime aux porteurs une démarche étrangement chaloupée, le décor féerique de la nuit d'épouvante où la tour à demi-ruinée se confond avec une constellation.
   Mais l'effort porte sur le caractère inquiétant pour lui-même. Les jeux de lumière parfois associés à la coiffure sous le vent, au maquillage et à la lenteur extrême des gestes visent le bizarre pour le
bizarre. Les reflets de lumière sur les lunettes du docteur sont bien trop systématiques pour être vraiment impressionnants : une seule brève occurrence eût suffit. Les verres flamboyants ne sont en effet qu'un attribut de personnage alors que l'art se serait attaché à en faire un point névralgique du film, comme peuvent en témoigner sur le même thème avec une seule occurrence un Kurosawa (Vivre), un Hitchcock (L'Inconnu du Nord-Express) et quelques autres. Le tableau magique n'apparaît que dans un lointain obscur pour favoriser l'équivoque entre l'animé et l'inanimé lorsque les paupières clignent.
   Or on sait bien, comme dans
Laura de Preminger, qu'on peut donner une sensation de vie autrement hallucinante avec des plans serrés sur un tableau inanimé. La surimpression des rangées de chandelles durant le trajet du cercueil porté est un artifice voyant. Idée surréaliste, la longue traîne de mousseline blanche prolongeant la bière telle une mariée est du plus bel effet mais isolé, sans ancrage symbolique(3), de même que l'allusion à Eve et au Serpent au moyen du cadre sinueux de la harpe.
   En bref, le théoricien du cinéma transparaît dans une posture de démonstration confinant à la lourdeur. Voyez les plans de hibou ou ceux de crapauds accouplés, montés en parallèle. Sans parler de l'inévitable chat noir entre les jambes de
l'armure ! Les intertitres eux-mêmes tentent de se substituer à la poésie de l'image dans une prose à prétention littéraire du genre : "l'accablante mélancolie des environs semblait surnaturelle".
   On n'en finirait pas de dénombrer les effets superlatifs au détriment de l'écriture
. Reste que le film témoigne d'une recherche originale, qui ne laisse pas d'étonner. 17/12/04 
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