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Le Cheval de Turin (A Torinóri ló) H.-All.-Fr.-Sui.-USA 2011 146’ ; R. Béla Tarr ; Sc. B. Tarr, László Krasznahorkai ; Ph. Fred Kelemen ; M. Mihály Vig ; Son Gábor Erdélyi ; Déc. Sandor Kállay ; Cost. János Breki ; Pr. Produktion T.T. Filmmühely (Hongrie)/MPM FILM, Paris (France)/Zero Fiction Film/Berlin Vega Film/Zürich Werk Works/Minneapolis ; Int. Erika Bók (la fille), János Derzsi (Ohlsdorfer, le père), Mihály Kormos (le visiteur).
Telle une genèse inversée, récit en six jours de la dégradation progressive des conditions vitales d'existence dans une ferme isolée au milieu d'un aride paysage battu par la tempête hivernale, qu'habitent le vieil Ohldorfer et sa fille. Ils ne possèdent outre la maison qu'une jument et peut-être quelques maigres cultures alentour dont témoignent les pommes de terre conservées dans un coffre - constituant l'ordinaire biquotidien, et les bidons de pálinka supposant récolte de quelques fruits pour distillerie clandestine. Un puits à un jet de pierre de la maison fournit l'eau. Le père est privé de l'usage d'un bras, ce qui ne l'empêche pas de manier la hachette pour le bois de chauffage. Il conduit chaque jour on ne sait où la charrette que tire la jument. Dès le deuxième jour celle-ci refuse d'avancer puis se laissera mourir de faim.
La fille aide le père à se vêtir et dévêtir, à atteler/dételer, se lève la première, va puiser l'eau au puits en luttant contre la tempête, fait la lessive et la couture, bouillir les patates deux fois par jour, entretient le feu. Apparemment tous les jours se ressemblent et les gestes se répètent identiquement. En réalité on observe des variations, par exemple dans les vêtements sous l'apparence immuable de l'habillage/déshabillage quotidien, et les mêmes actions répétées ne sont jamais filmées de même. En outre des événements troublent la routine visible. Un homme altéré de pálinka débarque avec sa bouteille vide pour s'approvisionner et se lance interminablement dans une sibylline harangue contre une mystérieuse clique de vainqueurs qui a tout dévasté. Une famille tzigane entassée sur une charrette à deux chevaux fait une brève étape au puits avant d'être chassée brutalement. Après le silence des vers rongeurs ("je les entends depuis 58 ans mais maintenant, rien !"), le refus du cheval d'avancer, de manger puis de boire, l'assèchement du puits, les Ohldorfer quittent leur foyer... pour revenir dare-dare. Bientôt le jour s'assombrit, les lampes puis le foyer s'éteignent. Les voilà réduits au régime des patates crues dans la pénombre.
Tous les films de Tarr, à partir de Damnation en tout cas, présentent une caractéristique majeure : un solide univers de facture hyperréaliste, dominé par la technique (artefacts, paroles, savoir-faire, etc.) et sous-tendu par un mystérieux principe d'entropie (ce qui est en fait d'une profonde vérité), sous la forme d'un jeu de forces s'ignorant totalement l'une l'autre. De sorte que s'attacher à un côté plutôt qu'à l'autre, conclure par exemple d'une dégradation d'allure eschatologique au pessimisme fondamental relève d'une lecture naïve, qui s'invente une résolution en fonction de la tendance qui l'emporte a priori, là où le libre jeu commandait un questionnement bien au-delà. Car cela ne tue nullement la vitalité spirituelle qui est dans l'âpre beauté du film. Et ceux qui hurlent au déversement somnifère sont ceux qui, identifiant ce cinéma au naturalisme pur et simple du cinéma narratif, perdent leurs repères et, désorientés, préfèrent se laisser glisser dans la douce indolence des plumes.
Il y va d'une méprise découlant d'un besoin frénétique de représentation. Pas assez mûr pour comprendre que ce qui se déroule à l'écran relève du total artifice, l'on réagit avec son cerveau reptilien comme dans une situation d'urgence pratique. Alors qu'il s'agit d'idéalités tirant leur valeur de sens d'une combinatoire langagière dont les lois sont tout autres. Reste à apprendre à lire. On reconnaît le langage à ce que la signification y varie en fonction des contraintes contextuelles et communicationnelles. Seul un enfant peut trouver obscène le langage de l'anatomiste car il le confond avec son vécu. Et le spectateur somnolent s'est fourvoyé à construire le film sur ses propres réflexes cognitifs. Cela soulève la question de l'écriture telle que la définit Derrida : ni auteur, ni lecteur assignés, ni hors-texte en général.
Que l'image filmique ne soit pas ce qu'elle paraît, qu'elle ne nous adresse pas un univoque message sur la base de l'action représentée, on peut avec Le Cheval de Turin s'en convaincre par la présence particulière d'une caméra qui, loin de s'effacer pour préserver l'illusion d'une réalité autonome dévoilée par l'image filmique, compose ostensiblement avec les événements de champ. Elle accentue à cet effet le cadrage par des contre-plongées qui soulignent l'effort des mortels luttant pour la vie au quotidien, les accompagnant en décalant sa vitesse pour rendre sensible le mouvement, composant des symétries bilatérales et des surcadrages, se signalant par des corrections et des vacillements incessants, voire par une impossible position (par ex., cadrage de la marmite sur le feu depuis le mur), ou faux raccord dans un même plan-séquence (petite charrette lourdement chargée et arrimée par la fille, le temps - à peine deux minutes - pour le père d'aller chercher le cheval. Il en faudra plus de trois pour décharger à deux). Ou encore, sous la férule générale d'une diabolique économie, la caméra règle sa trajectoire de façon à ramasser la dispersion des choses et êtres et, par une impeccable géométrie de l'espace-temps, saisir les actions indépendantes en les croisant. L'éclairage provient des fenêtres et des lampes du logis. Pas un qui ne soit justifié par la révélation de sa source diégétique. Du reste, le site naturel qui sert de plateau de filmage précéda la construction en dur du décor en fonction du concept du film. Ce qui paraît préexister en droit au filmage, une ferme en dur transmise de génération en génération, n'est qu'un accessoire soumis à la fiction. De même que le moulinage obsédant de la musique d'accompagnement alterne avec les sons naturels par des transitions graduelles ou s'y superpose, réglant à sa manière le monde sonore comme la caméra le visuel.
Tout nous invite donc à aborder images et sons en tant que phénomènes filmiques, qu'artifices de langage. C'est aussi évident de ce que nous avons appelé hyperréalisme. On ne peut qualifier de réaliste une photo où le détail n'est pas fonction de la grosseur de plan mais appartient à la qualité même de la pellicule noir et blanc et aux jeux d'éclairage. C'est-à-dire que la texture profonde de la matière saute aux yeux là où elle devrait se fondre dans l'approche massive, photographie et microphotographie confondues, mais aussi jeux du son, qui ne se proportionne pas à ses sources visuelles, qu'il y ait gros plan sonore sans raison, où que s'entende ce qui ne le devrait pas.
Du reste, la voix off imperceptiblement sarcastique qui prend le relais à intervalles nous replace, sur le mode littéraire, dans un cadre fictionnel. "Elle se recouche et tire la couverture sur elle. Ohlsdorfer se tourne sur le côté et fixe les fenêtres du regard. La fille regarde le plafond, son père, lui, les fenêtres. De temps à autre on entend une tuile tomber du toit à grand fracas. La tempête continue de se déchaîner au-dessus de la maison", commente le narrateur anonyme à la fin du premier jour. Suit, d'abord en sourdine, la grinçante ritournelle qui fait transition avec les sons de l'intrigue. L'artifice s'affiche, au point qu'à un moment, par l'entrée dans le cadre en mouvement d'un montant de carreau, la caméra en pano-travelling adapté au mouvement lointain de la charrette tzigane se révèle être derrière la fenêtre, puis elle continue de se régler sur le mouvement du véhicule. Mais soudain c'est le cadre de la fenêtre qui s'avance, laquelle se volatilise dans la suite du plan-séquence où, en accord avec le son extérieur déjà audible, l'on se trouve dehors avec les voyageurs (de même que dans L'Homme de Londres un mouvement d'appareil est relayé insensiblement par celui de la cabine à l'intérieure de laquelle se tient la caméra). Finalement c'est le monde de celluloïd qui l'emporte sur son référent supposé. Père et fille qui voulaient déserter ces lieux devenus impossibles reviennent sur le plateau pour terminer le film, qui se meurt : plus d'eau, bientôt plus de cheval, plus de lumière, ni feu ni tempête ; les caisses de la production sont vides. De même que le docteur de Satantango cloue des planches à la fenêtre, de sorte que le film se termine dans le noir.
Artifice et hyperréalisme. Mais pourtant, déroulée par le plan-séquence, une dimension patiente et minutieuse du faire/défaire qui s'apparente au réalisme, ainsi qu'une conception du décor inspirée par l'idée du réel en tant qu'implacable mais toujours déjà entamé par la technique qui ne cesse de le pacifier en le transformant : il n'est que de voir le moindre petit ourlet, fait-main, du tablier de la fille. C'est là, contre toute attente, dans cet aspect technique qui signe l'hominisation, que réside l'espoir. Car d'un côté tout semble s'éteindre, mais d'un autre la surprésence hallucinante de la matière s'offre à la main de l'homme dont le réalisme des travaux et des jours souligne les ressources infinies.
Est-il censé en être conscient, le père ? Il ne le semble pas, lui qui ne jure que par sa pálinka, la sacro-sainte eau-de-vie inhibitrice de l'action de l'homme. Les substantielles patates-mêmes passent après, à en croire cet ordre étrange lancé une fois la réserve d'alcool rassemblée pour le départ : "Les patates aussi !". S'il y a déchéance elle est avant tout humaine et donc réparable. Le vieux ronchon s'apparente au cocher du prologue qui, à Turin, fouette le cheval, dont le martyre entraîna Nietzsche dans la folie. Cette même violence s'exerce contre sa fille. Il la bouscule physiquement dans le passage trop étroit de la porte d'entrée, ou bien l'apostrophe durement ("Hé ! toi!"). Décroché du mur au-dessus de son lit, le portrait photographique encadré qu'elle cache sous le linge de la malle au départ laisse deviner la mère défunte. Pathétique solitude (dédramatisée par le jeu filmique) de jeune femme sacrifiée au service d'un infirme, identifiable, elle, au portrait photographique de la disparue quand, à la fin du quatrième jour, la caméra serre de l'extérieur sur son visage blafard et figé encadré par un carreau.
On aura beau faire remarquer que Le Cheval de Turin n'a pas la profondeur ni l'ampleur du chef-d'œuvre Satantango, il n'en demeure pas moins l'ultime, désespéré plaidoyer pour ce grand inconnu qu'est l'art du cinéma. Questionner les esprits capables de prendre le relais après chaque renaissance du film à l'écran, tel est l'enjeu véritable. Faut-il encore préciser que c'est à ce prix, au prix de cette abolition de l'habitude mortifère des pratiques dominantes, que le cinéma trouve sa juste vocation d'art, consistant à s'inscrire de façon décisive dans la vie de l'esprit ? 13/08/13 Retour titres