CINÉMATOGRAHE 

ÉCRITURE

sommaire contact auteur titre année nationalité




Yasujiro OZU
liste auteurs

Les Frères et sœurs Toda (Todake no kyodai) Jap. VO N&B 1941 106' ; R. Y. Ozu ; Sc. Y. Ozu et Tadao Ikeda ; Ph. Yūharu Atsuta ; Cadr. Kozuo Suzuki ; Mont. Yoshiyasu Hamamura ; M. Senji Ito ; Pr. Shochiku ; Int. Mieko Takamine (Setsuko Toda), Michiko Kuwano (Tokiko, l'amie de Setsuko), Shin Saburi (Shojio Toda, frère cadet), Hideo Fujino (Père), Fumiko Katsuragi (Mère), Mitsuko Yoshikawa (Chizuru, fille aînée), Tatsuo Saito (Soichiro Toda, fils aîné), Kuniko Miyake (Kazuko, son épouse), Masao Hayama (Ryokichi, leur fils), Yoshika Tsubouchi (Ayako Toda, sœur), Toshiaki Konoe (son époux),  Choko Iida (Kiyo, servante de la mère et de Setsuko), Chishū Ryū (Inoue, un ami), Reikichi Kawamura (Suzuki).

     À soixante-neuf ans, l'industriel Shintaro Toda succombe à un infarctus, laissant des dettes imputables à son honnêteté en affaires. Les enfants, décident pour rembourser de vendre la maison, quittes, pour les trois aînés mariés et installés, Soichiro, Chizuru et Ayako, à héberger à tour de rôle la mère et Setsuko, la cadette encore à charge, tandis que  Shojiro
, le cadet, s'expatrie pour un job en Chine à Tanjin, en zone d'occupation japonaise. Mais, reçues à contre-cœur, Setsuko et sa mère vont s'installer avec Kiyo, leur domestique, dans la villa familiale assez délabrée du littoral, au grand soulagement d'Akiko et de son mari, chez lesquels elles devaient séjourner en dernier. 

   Après un an Shojiro revient pour la cérémonie en mémoire du père. Au repas faisant suite, il prend violemment à partie la fratrie pour n'avoir pas rempli ses devoirs à l'égard de la mère et de la cadette, puis propose à celles-ci, qui acceptent, de les emmener avec lui à Tanjin. Setsuko s'est quant à elle mis en tête de marier son frère avec sa meilleure amie Akiko, une fille d'un milieu modeste. Le fier justicier s'avère alors comiquement d'une timidité extrême.  

   Fine satire, sociale et psychologique, d'un milieu bourgeois, ce long métrage cependant pâtit quelque peu de la prépondérance sur l'écriture, de la pensée. D'où l'abondance des dialogues entraînant tout le jeu de champs-contrechamps et autres figures du montage dédiées aux interlocutions. Même si c'est plus subtil quand figure à l'arrière-plan, ou déporté sur un bord, un motif déplaçant la logique des mots vers un ressenti. Ainsi le visage piteusement baissé d'Amamiya, l'époux d'Ayako, placé systématiquement en amorce latéralement dans le plan fixe réitéré et son contrechamp de Shojiro admonestant son indigne fratrie. Cependant, les sorties de champ des plans fixes s'associent à un montage se fondant sur une topologie du hors-champ contre-productrice du logocentrisme. On sait que chez Ozu, les raccords admettent des changements d'axe déroutants, et que le cadrage en amorce et les plans fixes après sortie de champ mettent à égalité champ et hors-champ. Témoin, le mourant déjà enfoncé dans la bas-cadre (voir plus bas au sujet de la ceinture). 
   Néanmoins le flot de paroles entraîne la nécessité d'un complément musical supradiégétique sous la forme de transitions mélancoliques dédiées au patriarche défunt et au calvaire des deux femmes humiliées par leur propre famille. Heureusement l'écriture, c'est-à-dire les procédés proprement filmiques ni calqués sur la grammaire de la langue ni sur l'ontologie, entraînant des solutions inouïes, ne perd pas vraiment ses droits. Sans doute est-ce ce qui motive la restriction, tout de même, de l'apport musical non diégétique à un total d'environ trente-cinq minutes distribuées sur une dizaine de plages courtes séparées par des intervalles allant de quatre à trente-cinq minutes. 

   L'intrigue donc est ce qui s'ordonne à une pensée et satisfait à une morale. La famille se divise en deux camps opposés. Ceux qui appartiennent à un milieu se définissant lui-même par l'importance de la fortune, tout en la déniant à affecter le mépris de l'argent. Setsuko s'étonne du coût en gaspillage du luxueux buffet gastronomique de Kazuko, sa belle-sœur, dont elle et sa mère ont été écartées. En revanche les lois impitoyables des élites bourgeoises peuvent se retourner contre elles-mêmes : le mariage de Setsuko est annulé en raison de la déchéance économique que représente la mort du patriarche. Haut social avant tout imbu de ses prérogatives, refusant d'être dérangé dans son confort. Raison pour laquelle la fraction concernée de la fratrie entend légitimer ses valeurs en les imposant aux autres. Kazuko interdit donc à Setsuko de travailler comme vendeuse, une honte pour la famille. Ce qui ne l'empêche pas de la laisser mettre la main à la pâte dans le ménage. Une vraie peste, qui humilie la cadette sous de fallacieux prétextes. Alors que celle-ci s'est levée la nuit pour la prier de cesser de jouer du piano, évidente provocation, elle se venge en l'accusant injustement, sous la forme de cette injonction contradictoire : n'être pas venue avec sa mère saluer ses invitées pour lesquelles elle les avait priées de disparaître la journée durant.  

   La sœur Ayako cependant n'est pas en reste. Que Setsuko lui fasse part de leur désir, à elle et sa mère, d'aller s'installer à la villa, et elle commence par protester : "Pourquoi aller là-bas. il ne manque pas de place ici !" Puis, très vite, dérape : "je pensais que vous vous plaisiez ici... Ce n'est pas très loin, vous pourrez venir nous voir. C'est au bord de la mer. Vous allez aimer ça. C'est pour quand ?"

   L'autre camp comprend ceux qui ont gardé des sentiments humains : Shojiro, Setsuko et la mère. Il est bien observé que Shojiro fut considéré par le père comme la brebis galeuse, et que son comportement en général perturbe les aînés, dont il rejette l'oisiveté, la suffisance et l'égoïsme. La meilleure amie de Setsuko, Tokiko, jeune personne de modeste extraction, gagne sa vie. La mère tient pour égale sa servante Kiyo, alors que les domestiques sont traités comme des chiens par les autres, par le jeune Ryokichi même, le petit-fils, qui profère à l'adresse d'une servante pénétrant chargée d'un plateau dans sa chambre : "Encore ? ça suffit !" Sans manichéisme toutefois, Shojiro restant, à cet égard, marqué par cette culture des dominants rompus à la soumission des subalternes. Ne témoigne-t-il pas de quelques petits réflexes de l'accapareur, ayant dérobé à son père une montre et un télescope? Mais le héros du film est d'autant plus humain qu'il est contradictoire comme le souligne plaisamment le dernier plan du film, Shojiro fuyant éperdument la rencontre avec Tokiko, sur fond de vaste mer, comme si la terre ne suffisait pas.

   L'autre aspect, marque insigne de l'art d'Ozu, porte sur le traitement d'éléments quelconques traités en relais sensibles des enjeux cruciaux. Des murs d'enceinte, des plantes en pot, un mainate, une ceinture, une pendule, des chapeaux, des trophées de chasse décoratifs, un objet indéterminé lancé en l'air...  

   Un plan extérieur du vaste mur d'enceinte précédant les scènes de la maison Toda et de la villa du littoral marquent à la fois la puissance économique et la séparation de classe. Les massacres de cerfs aux murs de l'aîné dénotent les adeptes du noble loisir de la chasse, avec tout ce que ce trophée, marque de classe, peut par sa configuration suggérer de menaçant. 

   Les plantes en pot, modeste et paisible présence végétale dont prend soin la mère, s'opposent au pouvoir et à l'arrogance des hôtes. Elles entourent le mainate, petit siffleur que les deux femmes forcées au nomadisme transportent partout avec elles, occupant toujours les passages et qui cristallise les conflits. "Setsuko a apporté plein d'affaires et la domestique. Elles vont également amener ce mainate" déplore Kazuko à l'intention de son mari. Puis, avant l'arrivée de ses amies, elle prie Setsuko de "monter l'oiseau à l'étage". Plus tard à propos de l'installation chez elle des deux itinérantes : "Ensuite elles pourraient aller chez Ayato. - La domestique aussi ? - Oui, elles auront plein de bagages. - Sans oublier l'oiseau [rires]" À la fin, dans une plaisante contre-plongée, Shojiro fait savoir à l'oiseau qu'il pourra se montrer. Il n'est sans doute si gênant ce volatile que parce qu'il remplit le rôle d'un animal totem, toujours associé à Setsuko dans les moments difficiles. Il représente la force de celle qui plie mais ne rompt pas. La cage du mainate se profile notamment derrière elle en arrière-plan lorsque sa mère doit de façon humiliante se justifier auprès de Kazuko d'avoir couvert l'école buissonnière de Ryokichi. Setsuko fait ainsi corps avec sa mère dans l'adversité. L'oiseau est aussi signe d'espoir. Setsuko à sa mère : "tu crois que Shojiro viendra pour l'anniversaire de la mort de père ?Je ne sais pas." Suit un plan du mainate et des plantes accompagné d'un sifflement. Un autre sifflement précède aussi la démarche de Tetsuko auprès de son frère en vue du mariage avec Akiko, comme signe faste d'encouragement légèrement ironique. 

    Après quoi, tout en faisant sauter un objet non identifié dans sa main, la jeune fille répète à sa mère : "J'espère qu'il pourra venir - Qui sait s'il le peut - Tu crois ?". L'objet est lancé plusieurs fois en l'air, comme un oiseau reprenant son envol. Suit en raccord le portrait du père fixé en hauteur au-dessus d'une porte. Les percussions de la cérémonie résonnent en prospection du plan suivant du temple, où Shojiro arrive en retard, le tout comme jailli du geste figurant les chances d'accomplissement du désir.

   C'est le détail de la ceinture qui exprime l'amour de Shojiro, le mal aimé, pour son père, quand il défait sa ceinture (à environ 96' du début) pour le repas après le "procès" de la fratrie : un rappel de la crise du père, qui prie sa femme de desserrer sa ceinture. Elle s'exécute, le mari étant en amorce au bord inférieur.  

    La pendule semble concentrer tout ce temps dont il est dit qu'il passe vite sans préciser que la mort approche d'autant. Celui du père est déjà compté quand il réalise que dix ans ont passé depuis leur promenade au parc Hibiya. "Le temps passe vite, voilà déjà un an que M. Toda nous a quittés" reprendra en écho Kiya à l'adresse de la Mère quand elles sont installées dans la villa.

   Une horloge à balancier est la seule réponse à l'appel du téléphone chez le médecin à la suite de l'infarctus. Après l'annonce de la crise, alors qu'Amamiya chez lui fait observer philosophiquement à son épouse Ayako : " Un chinois a dit que l'homme commence à comprendre la vie à cinquante ans et en profite à soixante-dix", un âge que le père n'atteindra jamais, une pendule trône sur la cheminée à l'arrière-plan. Plan serré sur celle-ci dont le tic-tac résonne, suivi de l'antichambre du temple où les percussions funèbres rituelles enchaînent sur le battement du balancier. La présence de l'assemblée à l'intérieure est signalée par des rangées de chapeaux. On voit que Bresson avait un prédécesseur dans la pratique du montage elliptique fulgurant.     

   Le chapeau se charge du même sens faste que l'oiseau à partir de la cérémonie funéraire. Shojiro coiffe sa petite sœur de son propre couvre-chef après lui avoir recommandé de ne pas pleurer. C'est chapeauté qu'il arrive au temple un an plus tard comme un sauveur. À la fin, le frère et la sœur s'étant mutuellement choisi un conjoint, Setsuko ramasse par terre le chapeau de Shojiro, et l'époussette avant de l'accrocher à la patère. 
   Un grand artiste se cachait donc derrière l'enquête psycho-sociologique du moraliste. 25/08/20
Retour titres