CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Karl GRUNE
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La Rue (Die Straße) 1923 N&B Muet 90' ; R. K. Grune ; Sc. K. Grune, Julius Urgiss, d'ap. Carl Mayer ; Ph. Karl Hasselmann ; Pr. Stern-Film ; Int. Eugen Klöpfer (le petit-bourgeois), Lucie Hoflich (son épouse), Aud Egede Nisson (la prostituée), Leonhard Haskel (le vieux fêtard), Anton Edthofer (le souteneur), Hans Trautner (son complice), Max Schreck (l'aveugle, père du souteneur).
 

   Inspiré
à l'heure du souper par deux ombres portées de la rue au plafond évoquant une rencontre amoureuse, un petit-bourgeois claque la porte du domicile conjugal et s'engloutit dans le flot vénéneux de la foule en quête de sensations plus ou moins troubles. Aux trousses d'une prostituée qui, ayant flairé le portefeuille, l'encourage, il pénètre dans un dancing, osant l'aborder puis s'asseoir à sa table. Mais ils sont rejoints par le proxénète et son complice, attentifs de loin au racolage. Un provincial décati en goguette est également appâté, émoustillé de table à table par les œillades de la fille. Jaloux, notre homme pousse ce rival à déguerpir en l'agressant. Pour ne pas perdre un client le souteneur propose une partie de cartes. Le vieux d'abord gagne, au point que le héros en est réduit à abandonner un chèque qui ne lui appartenait pas. Mais disposé à sacrifier son alliance, il regagne le tout, lessivant ses partenaires.
   Proxénète et prostituée cependant manœuvrent pour capter la manne. Les deux proies sont attirées
chacune dans une chambre séparée au domicile à deux entrées où vit le proxénète avec son jeune fils et son père aveugle. Pendant que le pantouflard flirte avec la prostituée, le proxénète et son complice surviennent pour dévaliser le vieux qui, ayant braqué un revolver, se trouve poignardé à mort. Les deux larrons auxquels se joint la prostituée prennent la fuite. Réveillé par le bruit dans la chambre voisine, l'enfant tente de rattraper son père. Il est ramené par un policier qui tombe sur le cadavre. Le petit-bourgeois est traîné au commissariat où la prostituée venue déclarer le meurtre l'accuse. L'aveugle et son petit-fils y sont conduits également, suivis du fils qui prétend n'avoir pas passé la nuit chez lui. Mais le garçonnet le trahit en lui demandant pourquoi il s'est enfui. La prostituée et son mac sont emprisonnés ; le protagoniste libéré alors qu'il allait se pendre dans sa cellule. Rentré au bercail il s'abandonne tout piteux à l'inaltérable tendresse de l'épouse.  

   E
ntre Kammerspiel et expressionnisme, sur la base d'un fantasme petit-bourgeois de folle aventure noctambule dans la grande cité (inaugurant le genre dit du Straßenfilm), un drame très moral se concluant par la punition des méchants et par la soumission totale du protagoniste à l'ordre domestique. Dans son fameux livre De Caligari à Hitler, Kracauer y voyait (Flammarion, "Champs Contre-champs", pp. 131 sq.) l'allégorie d'un peuple pris entre désir du chaos et de l'autorité mais au profit de cette dernière.
   L'expressionnisme des effets de lumière convient du reste à un enjeu dramaturgique oscillant entre rêve et réalité de se réduire à l'espace d'une seule nuit (unité de temps du Kammerspiel) commencée étendu sous un plafond dont les ombres animées semblent sortir de la tête du rêveur éveillé, pour se terminer sous la forme d'un  brutal
réveil à la réalité marqué par le contraste entre la rue de la veille et celle déserte du petit-matin blême qu'emprunte seul en profondeur de champ, minuscule, le héros de l'histoire.
   Il n'en va pas de même de l'outrance expressive, de la gesticulation tétanique, superfétatoire et donc nuisible à l'expression du véritable risque moral inhérent à la situation, qui se suffisait à elle-même d'être développée avec le soin d'une sociologie de noctambulisme urbain. Le contrepoint burlesque, effectif avec le vieux fêtard, eût suffit à la part d'indécision, non manichéenne, assurée d'autre façon par l'épisode de l'aveugle qu'abandonne étourdiment dans la rue
son petit-fils attiré par un chien errant.
   Ce dernier point appartient comme mise en abyme à la filmicité, qui revêt, elle, un intérêt véritable. Le film se présente en effet comme devenir aveugle, en butte à l'indétermination du hors-champ au fur et à mesure qu'il se détermine. Témoin, en abyme, le paradoxe de la chaise au dossier blasonné d'un cœur dans la cellule du malheureux noctambule. On peut distinguer deux sortes de montages en association avec le cadrage : narratif et cognitif. La narration monte en parallèle les parcours finalement convergents de l'aveugle, du vieux et du petit-bourgeois, sur le fond réaliste de la nuit urbaine. Elle prémédite un cheminement réglant le désir du spectateur. Le montage cognitif cependant, tout en assurant la continuité diégétique et la cohérence logique nécessaires au narratif, joue du hors-champ comme réserve des possibles. L'épouse sort de la cuisine droite-cadre mais rentre face à l'arrière-plan au centre dans la salle à manger comme si la pièce avait pivoté de 90° dans le sens horaire entre les deux plans. Faux-raccord. En tant que tel, il exonère le spectateur de l'identification à l'action, il lui épargne la réduction pragmatique de la liberté spirituelle. Le hors-champ est même intégré au champ par la translation, par ex., du bord vertical du cadre sur un coin de rue parallèle, limite de hors-champ reportée à l'intérieur du cadre et permettant apparition et disparition des personnages. Ou bien par travelling latéral, un personnage glisse dans le hors-champ par le bord-cadre gauche, raccordé au bord opposé du plan suivant. C'est dans cette prise en compte de l'artifice langagier sans concession aux dérivés (pas d'intertitre) qu'on reconnaît une écriture. Économie filmique soumise dans l'espace au cadre, et dans le temps à la discontinuité constitutive de la pellicule.
06/11/17 Retour titres