CINÉMATOGRAPHE 

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Andreï TARKOVSKI
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Stalker (Stalker) URSS VO N&B/couleur 1979 155' ; R. A. Tarkovski ; Sc. Arcadi et Boris Strougatski ; Ph. Alexandre Kniajinski ; M. Edouard Artemiev ; Pr. Mosfilm ; Int. Alexandre Kaïdanovski (Stalker), Anatoli Solonitsyne (l'Écrivain), Nicolaï Grinko (le Professeur), Natacha Avramova (la fille de Stalker), Alissa Freindlikh (la mère).

   Le Stalker est un passeur de la Zone, enclave interdite en proie à des phénomènes inexplicables et dangereux à la suite de la chute d'une météorite vingt ans auparavant, mais qui recèle une chambre exauçant tous les désirs. Le visage aux plis anxieux du Stalker, fortement mis en relief par l'éclairage, ses limites intellectuelles, son accoutrement loqueteux, un logement délabré, une fille infirme, le classent parmi les déshérités, ceux qui n'étant pas corrompus par un monde futile et destructeur sont capables de donner un sens à la vie. Il n'est du reste nullement démuni spirituellement, avec sa foi en Dieu et l'amour d'une femme entourée de livres tout en étant consciente de l'infériorité intellectuelle de son homme. Non que Tarkovski fasse l'apologie de la foi religieuse, mais plutôt celle de la foi en quelque chose, de la nécessité d'un espoir, d'un horizon spirituel.
   Deux individus le chargent de les guider dans la zone, des intellectuels plus ou moins sympathiques incarnant au contraire le scepticisme. L'écrivain, un esthète cynique, tourne tout en dérision et bafoue les règles sacrées de l'expédition, à tout le moins en son début. Le professeur a une idée derrière son petit crâne rond et glacé. Une subtile tonalité burlesque les décale légèrement de l'intrigue. L'écrivain voit disparaître son chapeau posé sur le toit de la voiture d'une jeune femme snob, démarrant rageusement au prologue, furieuse de n'être pas admise à les accompagner.
   Bien qu'il faille prendre des précautions infinies et modeler son parcours sur les accidents du terrain correspondant à des risques inconnus considérables, bien que Stalker ait clairement averti que la ligne droite n'était pas ici le plus court chemin entre deux points, l'écrivain traverse avec désinvolture au plus court en sifflotant. Le professeur - bille de clown sous petit bonnet à
pompon - de même refuse l'interdiction de rebrousser chemin, allant récupérer le sac à dos contenant probablement avec son casse-croûte le détonateur d'une bombe destinée à la destruction de la Chambre, importune aux rationalistes. Et contre toute attente, tandis que les deux autres, qui le croyaient peut-être perdu à jamais, ont eu à franchir de possibles abîmes, ils le retrouvent devant un feu de bois à l'endroit même où il avait oublié son sac, mastiquant placidement un sandwich. Par conséquent les lois physiques de l'espace-temps ne reposent pas sur les catégories euclidiennes. La draisine qui les transporte depuis les barrières de la Zone fait entendre d'insolites échos rythmés préfigurant cette étrangeté radicale.

   Alors que dans
Le Miroir, il filmait les intérieurs de façon à en brouiller la topographie, si bien que l'insolite provenait du filmage, Tarkovski propose ici un lieu par lui-même insolite, propre à concrétiser les difficultés d'un cheminement intérieur que peut seule surmonter la méthode. D'où ces gestes ritualisés comme le lancer de rubans lestés d'un écrou, ces règles strictes : ne pas revenir en arrière, désigner un éclaireur, passer un par un, ne pas consommer d'alcool, ne pas porter d'arme, etc.
   Ce lieu d'exclusion dont il embrasse étroitement la terre détrempée représente tout particulièrement la foi du Stalker. Le jeune chien est l'élément biologique vivant qui - surgi miraculeusement de nulle part - s'en détache et se donne au Stalker en tant que lien d'amour. Le
lait débordant généreusement de l'écuelle sur le plancher en est la contre-offrande. La foi est bien à entendre au sens anthropologique de cette passion vitale pour l'action qui donne sens à la vie. La ritualisation (la méthode) est ce qui permet d'organiser et de canaliser cette force nécessaire au dépassement, condition de l'épanouissement humain (dans l'amour). Le sérieux et la naïveté du Stalker sont ceux de l'amour : il n'y a que de l'amour que l'on ne puisse rire. Sa fille infirme parée d'étoffes d'or comme l'effigie d'une sainte possède des pouvoirs télékinésiques démontrant la préséance de l'esprit sur la matière, de même que le chien semble être la matérialisation d'une intentionnalité d'amour.
   Bref il n'y a ni esthétique ni éthique
(1) mais une seule et même chose : tel est le vrai critère de l'œuvre d'art. La beauté artistique atteint ici à des sommets car, excluant toute esthétique préexistante, elle se construit sur de la laideur. Des paysages souillés par les usines, des déchets, des ruines. La morbidité frappe les personnages spirituellement les plus actifs : Stalker et sa fille. Des béquilles - jamais utilisées dans le récit - sont appuyées au mur de la chambre au début, puis à la fin dressées devant le lac pollué où la petite est juchée sur les épaules de son père : image d'espoir parce qu'elle est d'abord accompagnée en plan rapproché comme si elle se tenait sur ses jambes, le père étant rejeté hors champ. Le motif de l'hôpital accompagne les visiteurs de la zone par la présence de vestiges de murs et de sol blancs carrelés, ces derniers parsemés de seringues et autres instruments immergés dans l'eau ruisselante. Le téléphone ayant sonné dans l'édifice désaffecté abritant la Chambre, on demande l'hôpital. Est-ce vraiment une erreur comme le croient l'Ecrivain et le Professeur, qui ne font pas le rapprochement avec la présence en ce lieu de somnifères introuvables dans le commerce ?
   Catastrophe et morbidité ne sont que les points de départ d'une réévaluation éthique impossible chez des êtres comblés, qui n'éprouvent pas le besoin de douter, de même qu'il n'y aurait pas de philosophie si nous n'étions mortels. On voit bien, du reste, que la catastrophe n'est pas un phénomène étranger à la vie psychique des personnages. Non seulement l'hôpital est une institution familière à Stalker (qui a connu des mutilations), dont les carrelages de l'appartement semblables à ceux de la Zone sont
l'écho symbolique(2), mais encore cette maison désaffectée porte-t-elle encore les traces d'une occupation à une époque à la fois proche et lointaine comme l'est celle des défunts qui nous sont chers : téléphone et électricité - ampoule usée grillant à la première sollicitation - et aussi porte battante qui claque en grinçant avec, en outre, la suggestion de la vie dans cette eau courant sous le plancher.
   Enfin surtout il y a les cadavres d'un couple enlacé sur lequel semble veiller le chien. On découvre comme un lieu familier où vécut la génération précédente. Cet élément d'enracinement est nécessaire au travail de l'esprit en quête d'une nouvelle assiette dans un monde vacillant. La plante prenant racine sur les cadavres représente avec le chien la possibilité de ce renouveau vital que Stalker cherche tout d'abord dans son contact avec la terre et l'eau dès son entrée dans la zone. Le poisson qui vient frôler l'élément de la bombe dont le professeur s'est débarrassé est une telle manifestation de la vie reprenant ses droits. Les lacis d'un filet de sang maculant l'eau claire sont l'affirmation ambivalente du principe de vie.
   Car l'esprit humain est cette merveille qui, pourvu qu'elle sache se donner l'espérance et la foi dans le Bien, est capable d'élever un Eden dans un enfer. Les sceptiques voyageurs de la zone n'entrent pas dans la Chambre, ce qui prouve que leur esprit est ébranlé. Du coup, leur est délivré un signe d'espoir : précédée de chants d'oiseaux, une averse vient agiter la surface de l'eau du sol noyé tout en réverbérant la lumière du plafond sans doute effondré - le haut étant caché dans le hors champ - de sorte que l'on croirait un frémissement
d'or, lequel rappelle le motif du foulard de la petite de Stalker.
   Soulignons que le thème du plafond effondré chez Tarkovski s'associe à l'église, en rapport peut-être avec une expérience qui, enfant, l'avait profondément troublé : le démantèlement des coupoles d'une église (on retrouve une réminiscence directe de ce souvenir d'enfance dans
Andreï Roublev). Le lien entre la chambre et la fillette enfin se concrétise : l'espoir se concentre dans ses pouvoirs télékinésiques. Les verres se déplacent par la force de l'esprit pendant que des flocons blancs de spores printanières, voltigent alentour. Leur douceur et leur rôle dans le cycle de la nature invoquent le monde d'amour qui est l'enjeu de la quête du film.
   Cette description est évidemment d'autant plus réductrice que l'aspect proprement filmique y est à peine envisagé. Images et son paraissent soumis à un projet impossible qui pourtant prend corps : donner la sensation d'une expérience spirituelle. Cela se commence et se termine par les effets d'un voyage en train rêvé dans le sommeil de Stalker : bruits et vibrations. Ces dernières suggèrent le branle du questionnement, tandis que le rythme des rails lance la marche de la quête.
   La caméra en plongée passe en travelling latéral sur l'assise d'une chaise Thonet où repose une seringue et du coton, secouée de vibrations ferroviaires, pour déboucher sur le
dormeur. Le sommeil installe en effet la paix de l'âme nécessaire au recueillement. Le caractère hallucinant de la photo en noir et blanc à éclairage rasant ou conjuguant un noir mat profond avec un jeu de reflets fonde le monde du rêve. On peut alors accéder à l'espace impalpable de l'âme méditative. Celui-ci se matérialise filmiquement :
   À l'image, par la douceur extrême des mouvements d'une caméra qui semble pénétrer dans l'esprit en serrant imperceptiblement du plan d'ensemble au plan
rapproché.
   Au son ; la bande-son est composée à partir d'un matériau aussi insolite que varié : sirènes de navires, rumeurs lointaines, ruissellements, souffle de Stalker en gros plan sonore, bruitages métalliques réverbérés, souffle du vent, hurlements de chien, battements d'aile, point d'orgue au timbre incertain, crissements stridents, le tout entrecoupé de brefs fragments de chœurs ou de plages de silence total et repris à intervalles par la composition méditative d'Artémiev.
   Le son est bien chez Tarkovski le matériau privilégié de l'expression de l'invisible, qui trouvera sa plénitude dans son dernier film. Il s'est efforcé de film en film de réduire la part de la musique illustrative. Pour que celle-ci ne vienne pas se substituer à la filmicité
(3), il eut l'idée de la mêler aux sons diégétiques : la crise d'hystérie de l'épouse se combine avec Wagner et le sifflement sinistre d'un bombardier en piqué de même que le bruit cadencé du train à la fin s'entrelace brièvement avec le Boléro de Ravel.
   Au total, tout effet complaisant étant rigoureusement banni, on peut mesurer dans Stalker l'impitoyable travail d'épurement esthétique accompli en dix-sept ans de carrière soviétique. Les deux derniers films sont l'aboutissement de cette rigueur. Car sans cesser d'expérimenter les possibilités du langage filmique, Tarkovski accomplit de mieux en mieux son idéal artistique. On peut donc affirmer, même si chacun de ses films représente un achèvement indépassable en soi, qu'il y a accomplissement artistique au regard de l'ensemble de l'œuvre. 22/09/03  

   Rajouté le 6/02/08. Film inclassable. Ni divertissement (qui doit falsifier pour flatter le désir d'avoir et de toute-puissance du spectateur), ni science-fiction (reposant sur la fascination technologique avec un imaginaire du même ordre que le divertissement), ni porteur de message (d'une vérité achevée, péremptoire), c'est un poème spirituel, invitant le spectateur à méditer sur son univers intérieur, à découvrir ses ressources véritables, à s'y confronter de façon positive. Le film en effet n'impose pas de conclusion, mais, avec des moyens sensori-émotionnels, dévoile une puissance, celle de l'esprit humain, en tant que ce qui a rendu possible la civilisation et qui doit être réévalué pour porter l'avenir. Plutôt que d'un récit, il s'agit d'un parcours initiatique (thème sonore du train…) à travers un espace animé d'une intentionnalité dont on ignore les lois. Il convient de se référer à des règles établies empiriquement par les Stalkers successifs pour ne pas y laisser la vie. Extrêmement sensible et en perpétuelle transformation, ce monde inquiétant semble receler une puissance antérieure à la fixation de la loi primordiale avec tout le système qui en découle. Il représente pourtant un moment régressif de l'histoire à en juger d'après les ruines, déchets et cadavres composant le décor. Non sans germes d'espoir : le jeune chien qui figure dans le rêve du Stalker avant de surgir en chair et en os, la pousse végétale sur les cadavres reposant près de la Chambre, et la petite infirme aux pouvoirs télékinésiques. Il requiert, quoi qu'il en soit, des hommes qui ne soient pas passifs face à leur destin. C'est à eux que revient la tâche d'en canaliser l'énergie dans le sens du Bien, qui n'est pas donné d'avance mais reste à réévaluer indéfiniment.
   En se confrontant à ce monde de l'esprit, les protagonistes, trahissant leurs faillites intérieures, sont amenés - plus ou moins consciemment - à remettre en cause les valeurs frelatées qui les dominaient. Leur incrédulité est en tout cas battue en brêche face à des phénomènes puissants, auxquels il faut bien croire faute de pouvoir les comprendre. Censée cependant exaucer les désirs les plus sacrés de ceux qui y entrent, la Chambre même n'est-elle pas un mirage, ne représente-t-elle pas l'illusion fétichiste de l'ultime aboutissement qui nous dispense du permanent travail de réévaluation nécessaire à la vitalité du Bien ? Illusion entretenue par ceci que le Stalker n'a pas le droit d'y pénétrer. Bien qu'ils n'aient pas changé en apparence, les deux visiteurs ont obtenu une belle victoire sur eux-mêmes en renonçant l'un à détruire cette chimère, l'autre à y pénétrer. Finalement ce qui fait la grandeur du lieu est la pluie d'or qui l'illumine. Cette ultime vision est l'expression plutôt de la concorde qui règne en même temps et pour une fois entre les trois hommes. Il faut y voir surtout l'expression de cet état de grâce.
   D'autant que la frontière entre le monde de la Zone et l'esprit des protagonistes ne marque pas nettement la séparation entre l'intérieur et l'extérieur. Le traitement de l'image et du son le laisse entendre en brouillant l'identité respective de la Zone, des protagonistes et du spectateur. Un exemple. Tandis que l'Écrivain va rejoindre dos-caméra ses deux compagnons en profondeur de champ, le bouillonnement torrentiel qui s'entendait en gros plan sonore quand il se tenait au premier plan, s'efface au fur et à mesure qu'il s'éloigne, le cadrage, donc le point de vue du spectateur, restant le même : le bruit émanait-il du personnage, ou bien résonnait-il dans sa tête ? Du reste les sons entretiennent des liens mystérieux avec les actions en les ponctuant. Cela traduit en tout cas une indécision quant à la distinction entre intérieur et extérieur, mais aussi entre l'ordre du son et celui de l'image.
   Par ailleurs certains sons s'avèrent liés aux mouvements d'appareil, comme lorsque la caméra parcourt en travelling latéral une rangée de lampes suspendues près du " tunnel sec ". Se superposant au vacarme continu de la chute d'eau, le crissement strident accompagnant le passage de chaque lampe dans le champ s'interrompt quand elle sort du champ. Anomalie qui inclut la prise de vue et de son dans le monde diégétique de la Zone. Il y a donc également indécision entre la diégèse et la fabrication du film. Comme si le comportement de ce lieu instable était affecté par les intentions des protagonistes et des spectateurs. Elle se caractérise donc d'autant mieux comme réalité spirituelle. Mais ce qui signale le mieux le monde de l'esprit dans le film est cette ambiance méditative, ce rythme hors-monde, cette profonde sérénité. Dans, notamment, le déploiement d'une substance sonore inouïe, en constant dialogue avec le silence. Retour titres