CINÉMATOGRAPHE 

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Abel GANCE
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La Roue (affiche, générique) Fr. Muet N&B 1922 179' ; R., Sc., A. Gance ; Ph. Léonce-Henry Burel, Marc Bujard, Maurice Duverger ; M. Arthur Honneger ; Pr. Pathé ; Int. Séverin Mars (Sisif), Gabriel de Gravone (Elie), Ivy Close (Norma), Pierre Magnier (Hersan), George Terof (Machefer).

   À la suite d'une catastrophe ferroviaire, Sisif, le chauffeur de locomotive, recueille la petite orpheline Norma, qui a le même âge que son fils Elie avec lequel il partage sa vie. Quinze années plus tard, Elie est devenu luthier, Norma rayon de soleil du logis. Ensemble ils rêvent de situations imaginaires dans un moyen âge courtois, s'ignorant amoureux l'un de l'autre. Mais, maladivement jaloux, Sisif comprend qu'il désire sa fille adoptive. Il proscrit les jupes courtes, interdit à ses deux enfants les tête-à-tête, casse la gueule à un collègue et s'empêche au moyen de cordages d'accéder la nuit à l'escalier qui mène à la chambre de la jeune fille. Car, veillant tard, il met au point de nouvelles techniques sur des maquettes de locomotive pour le compte de Jacques de Hersan, inspecteur aux devis doté d'une grosse fortune personnelle.
   Ce dernier courtise Norma, qui gentiment décline ses propositions. Un soir, à bout de forces, Sisif confie son secret à Hersan, qui entend l'utiliser comme chantage, tout en faisant miroiter à Norma l'aspect financier qui tirerait son père d'affaires. Mais Elie la dissuade, certain de redécouvrir le vernis crémonais qui fera sa fortune. Elle finit par céder à la suite d'une tentative de suicide du "père", lequel sous le coup des pressions d'Hersan, accorde la main de Norma.
   Mais, résolu à mourir avec elle, il tente de faire dérailler le train dans lequel elle a pris place. Après le mariage, Elie découvre que Norma n'est pas sa sœur. Il demande des comptes à son père avec des mots très durs : "Je ne te pardonnerai jamais de m'avoir fait manquer mon bonheur avec Norma". Celle-ci lui ayant en outre confié par lettre l'échec de son mariage.
   Le malheur n'aura de cesse de s'acharner sur le père, ébouillanté par un jet de vapeur en pleine face
, la vue en sursis, puis manquant son suicide ferroviaire. Tenue pour responsable, Norma est bannie de sa vie. Sisif est rétrogradé de chauffeur de rapide à conducteur de funiculaire au Mont Blanc où ils s'installent, son fils et lui, avec un chien.
   Ayant retrouvé la composition du fameux vernis cependant, Elie fait un glorieux récital dans un palace voisin où séjournent les Hersan. Il offre à sa sœur un violon contenant un secret message d'amour. Hersan, qui l'a découvert en brisant l'instrument, vient défier son rival. Ils s'éloignent dans la montagne puis Hersan se traîne jusqu'au chalet pour annoncer avant de mourir à Sisif et à Norma accourue en catastrophe qu'à la suite d'une chute Elie est suspendu au-dessus d'un précipice. Ils se hâtent tous deux. Norma arrive la première pour voir son frère à bout de force faire la chute fatale.
   Le jour anniversaire du drame, Norma, qui est ruinée, fait un pèlerinage. Elle découvre son père complètement aveugle et, guidé par le chien, planter une grande croix de bois au bord du précipice. Errant autour du chalet dont l'entrée lui demeure interdite, elle se décide à entrer vivre dans l'ombre de l'aveugle à son insu. Il meurt apaisé par son retour enfin connu et accepté, pendant que Norma est entraînée au loin dans la ronde de la fête des Guides.

   Film plastiquement admirable, d'un lyrisme démesuré, quoique
démonstratif, jusqu'à fétichiser sa propre imagerie, au lieu de l'inscrire dans un jeu de rapports qui diffèrerait toute conclusion prématurée, comme on peut l'attendre de l'art(1).
   Très actif, le montage fait honneur à l'ubiquité et à la multiplicité des points de vue, par l'usage du montage parallèle et des variations de grosseur, ne laissant jamais en repos l'angle, confrontant inlassablement les mondes intérieur et extérieur, en une véritable fièvre de la quête émotionnelle. Non sans quelque exagération, comme le montage hyper court, alors procédé d'avant-garde, admiré notamment par Renoir qui hélas y viendra dans
La Fille de l'eau (1924).
   La lumière est le matériau de prédilection. C'est elle qui magnifie Norma en ange ou surligne les stigmates de la souffrance sur le visage de Sisif, avec le concours éventuel de caches ronds ou ovales comme concentrateurs. Elle est commentée par la figure cardinale du noir et blanc, qui structure le récit : noir pour le cheminot, blanc pour la jeune fille, avec un parcours symbolique
(2) du noir au blanc, relayé par le couple bas-haut, et la progression du charbon de la plaine à la neige des sommets, de la poussière noire collant aux choses, au badigeon blanc appliqué uniformément sur la totalité des surfaces intérieures dans le chalet de montagne. Le jeu d'opposition sur les caches blancs et les caches noirs, combinés avec les gros plans de visages clairs ou foncés en contraste, relèvent de la même inspiration.
   De ce point de vue, chaque prise est l'aboutissement d'un magnifique travail, au point que le plan est valeur en soi, répétée en tant que telle, davantage qu'émergence d'une force diffuse. L'insistance à cet égard sur les yeux
blancs de l'aveugle par des plans fixes multipliés est à la limite de la complaisance. A fortiori quand la lumière vient se surajouter, en redondance, à des valeurs préexistantes. Parmi celles-ci, la figure du Christ est généreusement dispensée, non seulement dans l'expression de la souffrance adressée au ciel, mais par la mise en valeur de configurations cruciformes, le tout culminant dans une parodie assez lourde de la Passion avec chemin de croix, Stations, Chutes, etc.
   Ce dogmatisme esthétique, qui met l'accent sur la littéralité, sur la valeur en soi d'un thème (l'ange, le Christ) est néanmoins loin d'être général. Ainsi, la véritable pénitence de Sisif/Sisyphe est dans l'ambivalence du personnage de Norma qui, porteuse d'un trivial nom de locomotive, représente aussi la Tentation, et pourtant dispense la pureté et le bonheur, auxquels Sisif n'aura droit qu'ayant perdu la vue, organe de la concupiscence sexuelle. Le thème de la tentation se traduit dans le personnage de Sisif par sa transfiguration incidente en
diable au moyen du cadrage et de la lumière. Il y a bien dialectique du noir et du blanc, mais se résolvant en faveur de celui-ci avec cette fin rédemptrice empreinte de pureté morale, d'apaisement des consciences, non sans tomber dans un certain angélisme.
   L'intérêt artistique cependant s'accentue avec des événements survenant à l'image, pour autant qu'ils figurent un enjeu dramatique. Il y a d'une part ceux qui ont une valeur symbolique de référence comme les fleurs et la montagne, ou bien une valeur symbolique interne comme la roue (roue de locomotive, roue de rouet trônant sur un meuble,
ronde des guides, etc.). Si bien que ces éléments peuvent même se combiner entre eux comme les mots dans une phrase : on aura par exemple une roue fleurie au mariage de Norma. Mais d'autre part et surtout, ceux qui sont totalement indifférents par eux-mêmes, qu'on ne remarque pas au premier abord : ce sont ces derniers qui témoignent d'une véritable écriture.
   Une locomotive glissant lentement à l'arrière-plan et entrevue à travers la porte où s'encadre Norma ; un courant d'air animant doucement les cheveux, les vêtements, les feuillages en rapport avec le drame intérieur ; des personnages circulant tout au loin à travers un
carreau de la fenêtre pendant une scène tendue entre père et fils ; le rideau que soulève Sisif comme une robe après avoir voulu l'interposer entre ses yeux et l'indécente balançoire qui bascule Norma, jambes en l'air ; la corde au bout de laquelle est attachée la chèvre tenue par Elie sur le quai après les adieux à Norma, paraissant haler une tractrice électrique qui circule à l'arrière-plan en parallèle, à la mesure du fardeau de la séparation ; ou encore, la stalactite de glace suspendue dans l'encadrement de la porte d'entrée, qui s'égoutte lentement quand Norma est chassée du chalet par son "père".
   De même que le lyrisme est plus fort dans le traitement du décor par le cadrage que dans un événement
ad hoc ou une photo émouvante. Voyez la courbure des voies pointant sur l'objectif où vient foncer un train venant de la gauche à angle droit en profondeur dans un mouvement sinueux presque impossible (résultant visiblement d'un truquage). On reconnaît la même sinuosité dans le montant sur lequel s'appuie Sisif lors de la confidence à Hersan. Elle a un rapport évident avec le corps de Norma.
   Certaines figures sont accablantes de force tragique. Pendant la catastrophe initiale, deux femmes, l'une suspendue la tête en bas, l'autre dont la voilette suggère l'effacement de la vie avec celui de la figure, sorte d'instrument mythologique de
torture fatale. Ce tragique insoutenable concernant la mort féminine est à mettre en rapport avec la dédicace de Gance au générique, en souvenir de son épouse disparue à ving-sept ans. Elle nourrit intensément la violente figure de Norma.
   Devant de telles fulgurances, certaines naïvetés ou procédés rudimentaires jurent atrocement, comme la séquence de l'amour courtois en costumes ou encore la vision hallucinatoire des richesses qui conduisent Norma à se marier pour sauver les siens. Il semblerait que la mise en scène pèche toujours par excès de sérieux, mettant l'accent sur le signifié au lieu de doper la dynamique de la suggestion.
   Aussi ce chef-d'
œuvre inégal, ne surmonte-t-il que tout juste le registre du mélodrame grâce surtout à la présence d'un matériel burlesque propre à transcender les genres. 13/02/05 
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