Maurice GLEIZE
liste auteursLe Récif de corail Fr. N&B 1938 95' ; R. M. Gleize ; Sc., Dial. Charles Spaak d'après Jean Martet ; Ph. Marc Fossard ; M. Henri Tomasi ; Pr. Georges Lampin ; Int. Jean Gabin (Ted Lennard), Michèle Morgan (Lilian White), Saturnin Fabre (Hobson), Pierre Renoir (Abboy), Gina Manes (Maria), Louis Florencie (capitaine Jolif), Carette (le cuisinier-médecin (Galerie des Bobines)).
Meurtrier à Brisbane d'un malfrat par malchance, Ted Lennard n'ayant rien à perdre accepte un mystérieux contrat avec un certain Jolif, commandant le Portland en partance confidentielle pour le Mexique. L'aventurier doit simplement donner sa parole d'honneur d'obéir au moment voulu. Après l'escale sur une île où règne la paix mythique des Origines, le Portland est attaqué par un torpilleur. Ted est informé alors qu'il doit en cas d'interception porter la casquette de commandant du trafiquant d'armes Jolif, pour être pendu à sa place. Mais le cargo échappe à ses poursuivants gouvernementaux et va livrer les armes au parti révolutionnaire mexicain. Accusé cependant d'avoir volé l'argent de la transaction, Ted est mis aux fers. Lorsque le vrai coupable est découvert on se trouve déjà en pleine mer sur le chemin du retour.
Le fugitif se retrouve donc à la case départ australienne où il vagabonde de boulot en boulot, échappant de justesse à chaque fois au détective Abboy. Au hasard de ces pérégrinations il rencontre Lilian, jeune fille habitant une cabane perdue en pleine nature pour échapper à un mariage arrangé. Elle accepte, en tout bien tout honneur, de l'héberger et le bonheur s'installe en douce, jusqu'à l'arrivée du détective, qui provoque la fuite de Lilian. Ted apprend que c'est elle qui est recherchée pour meurtre, d'autres s'étant accusés de son crime à lui pour toucher une prime dont il ignorait l'existence. Il retrouve la jeune femme en ville, terrassée par une épidémie qui pardonne rarement. Les médecins ne se déplacent pas et le transport à l'hôpital est exclu à cause d'Abboy toujours au aguets. Elle est pourtant sauvée grâce à ce dernier qui, venu pour l'arrêter, a décidé de réquisitionner un médecin. Après s'être déclarés leurs sentiments, les deux amoureux projettent de gagner l'île enchanteresse avec l'aide du commandant Jolif. Hélas, l'acharné détective les attend à l'embarcadère. Avant d'être découverts cependant, ils entendent celui-ci expliquer à Jolif que la femme recherchée a succombé à l'épidémie. Il ne leur reste qu'à lui serrer la main avant d'embarquer.
Œuvre d'une fraîcheur inattendue, qui ne méritait guère l'oubli où elle est tenue. La marche du récit trace un parcours si libre qu'il semble indifférent aux valeurs ultimes du film tout en les servant rigoureusement. On est trompé de ce que la rencontre amoureuse se produise si tard. Ce qui ne fait que l'enrichir, comme si elle ne pouvait advenir qu'en conclusion d'une longue quête aventureuse.
Tout se passe comme si le long épisode dilatoire du trafic d'armes était un leurre alors qu'il est nécessaire à l'intrigue : c'est au cours du voyage qu'est découverte l'île, et c'est le Portland qui y transportera à titre gracieux les amoureux, rebouclant étroitement le récit. Il constitue d'autre part une longue préparation à l'éclosion de l'amour en développant la tragédie humaine du manque d'amour, en contraste avec la capacité d'aimer du personnage principal. Manque souligné par le ton monocorde à peine audible de Gabin (Galerie des Bobines) et par son jeu désabusé, mais capacité que révèle le caractère généreux de son comportement dans l'épreuve.
La mise en exergue sonore des trépidations des machines dans le ventre du navire, puis le croisement répété des mille sons naturels aux alentours de la cabane semblent le travail obscur d'un potentiel destinal qui ne cesse de se dérober jusqu'au dénouement. C'est à l'image de cette scène en abyme (métaphorisant tout le film) où dans un bazar de la ville le vendeur débite une liste hétéroclite d'ustensiles pour aider à la mémoire défaillante de Ted, qui devait rapporter à Lilian une bouilloire. Il finit par se la rappeler, y joignant, avec tout un chargement, une robe. De même que le personnage d'Abboy est celui qui maintient les protagonistes aux abois, dans un suspens dramatique différant un happy end d'autant plus mérité qu'il ne paraît pas gagné d'avance.
C'est merveille que ce concours du récit, du décor et du son à développer une temporalité à la fois aveugle et déterminée comme le veut dans la réalité la dialectique du réel extérieur et de la passion intérieure. La relégation de la musique auxiliaire au rôle de liant épisodique laisse donc place à un univers à la fois sonore et visuel, que la perfection simplement technique rend encore plus crédible.
Mais le spectateur n'est pas seulement touché par l'arrangement manifeste d'une intrigue émouvante par l'ambiance, le thème et les personnages. Il est encore émotionnellement stimulé par l'enjeu symbolique(1) qui le sous-tend. La bouilloire n'est-elle pas métaphore de la passion charnelle qui doit se concrétiser dans une véritable Cythère ? Ted n'est-il pas l'initiateur qui va transfigurer cette gamine à salopette en lui faisant don d'une robe. C'est vêtue de cette dernière qu'en prenant la fuite elle affronte l'épreuve du passage à la vie sexuelle sous la violente forme d'une atteinte mortelle écartée de justesse. Impassible et portant un ciré noir en toutes circonstances comme un symbole obscur, Abboy est une figure de ce destin particulier qui se doit de rester secret pour laisser du jeu aux virtualités de l'intrigue.
Au total, film trop différent de la production moyenne mais pas assez artistiquement audacieux pour sortir du rang comme il le méritait. 29/01/05 Retour titres