CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Erich von STROHEIM
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La Reine Kelly (Queen Kelly) USA Muet N&B 1928 96' ; R., Sc. E. von Stroheim ; Ph. Ben Reynolds, Paul Ivano, Cordon Pollock ; Cart. Marian Ainslee ; Déc. Gordon Wiles ; Cost. Max Ree ; M. Adolf Tandler ; Pr. UA (Joseph P. Kennedy)/Gloria Production (Gloria Swanson) ; Int. Gloria Swanson (Patricia Kelly), Walter Byron (le prince Wolfram von Hohenberg-Falsenstein), Seena Owen (la reine Regina V), Wilhelm von Brincken (l'aide de camp de Wolfram), Tully Marshall (Jan Vryheid), Sydney Bracey (le valet de chambre du prince), Lucille van Lent (la femme de chambre), Madge Hunt (la mère supérieure), Florence Gibson (tante de Kitty kelly), Mmr Sul Te Wan (Kali, prostituée noire), Ray Dagget (Coughdrops, prostituée blanche).

   Un royaume d'opérette quelque part en Europe centrale. Séduisant noceur impénitent près d'épouser la reine Regina V, sa cousine, le prince Wolfram ne renonce guère à ses plaisirs, puisant dans le vivier des servantes du château quand il ne s'affiche pas avec des créatures. Maladivement possessive, Regina le surveille, quitte à assister nue du balcon au retour matinal de son fiancé ivre-mort flanqué d'un bouquet d'hétaïres. La souveraine lui ordonne à titre disciplinaire une parade militaire. À la tête de la cavalerie, il croise les pensionnaires d'un couvent en promenade. Parmi elles, Patricia, celle avec laquelle il se trouve avoir échangé des regards, perd sa
culotte (peu conforme à ce qu'on peut s'imaginer d'un sous-vêtement pieux). De fureur de le voir s'amuser d'elle, elle jette le linge intime à la figure du prince qui le conserve par-devers lui, puis le restitue en secret sur les muettes supplications de la conventuelle.
   Patricia est punie au retour au cloître, tandis que Wolfram, dont le désir s'exacerbe à l'annonce de l'avancement du mariage au lendemain, décide une expédition nocturne en compagnie de son aide de camp. Ils enfument l'intérieur du couvent en consumant de vieux tissus, brisent la vitre d'une alarme électrique, et dans la confusion générale emportent Patricia évanouie de frayeur. Au palais, le souper fin en tête à tête est idyllique, mais au moment où la jeune fille
s'abandonne, la reine surgit brandissant une cravache.
   La découverte de l'engagement nuptial de son prince suivie d'une séance de
flagellation de la main de la reine, amène la jeune fille au suicide, manqué. Wolfram est, lui, jeté au fond d'une geôle militaire. Patricia s'embarque pour l'Afrique à la suite d'un télégramme annonçant la mort prochaine de sa tante et tutrice. La moribonde, qui tient un bordel, lui fait épouser Jan Vryheid, vieux planteur lubrique qui bientôt disparaît lui aussi, lui laissant sa fortune. Celle qui partagea la vie des bonnes sœurs administre consciencieusement la maison de passe sous l'affectueux sobriquet de "Queen Kelly" en raison de son port de reine. Entre-temps libéré, le prince se fait transférer dans un régiment d'Afrique. Mais la reine est assassinée, on le réclame sur le trône. Il consent à condition que Patricia, qu'il vient d'épouser, soit acceptée comme reine. Elle finit donc vraiment sur un trône. 

   Inachevé en raison de la réserve morale des producteurs qui prétextèrent l'arrivée du parlant et firent d'ailleurs tourner par Gregg Toland (Irving Thalberg selon d'autres) un épisode décent où le prince mettait fin à ses jours à la suite du suicide - réussi - de Patricia, le film a été restauré après la mort en 1983 de Gloria Swanson par Denis Doros à l'aide de bobines retrouvées en 1965. Bien que passé par d'autres mains au montage et mutilé, il demeure un joyau du cinéma (ce n'est point l'avis de Sternberg qui, pourtant grand admirateur de Stroheim, juge ce "film si lamentable qu'il ne put être achevé", in Souvenirs d'un montreur d'ombres, Laffont, p. 50), à la fois digne aboutissement du fil rouge traversant tout l'œuvre et singularité irréductible. Les raisons à ceci relèvent à la fois de l'éthique
(1) et de l'esthétique - inséparables en art, mais que l'on doit distinguer pour la commodité de l'analyse.
   Éthique comme écriture et non injonction, requérant la liberté du spectateur. Ainsi, la pureté ne peut s'accomplir en dehors de la pourriture ambiante. Le titre original du scénario,
Swamp "marécage", fut censuré par la production car à l'évidence trop révélateur de cet enjeu profond ("Poto-Poto", le nom du bordel situé au 69 rue de Poto-Poto, qui sera le titre du roman publié en 1956, a la même signification) d'un film qui conjugue dangereusement les choses les plus antinomiques. Ce qui se traduit par de forts contrastes plastiques illustrés notamment par le jeu oppositionnel du noir et du blanc, à l'exclusion de tout manichéisme : le noir symbolise le mal certes, mais sans le déterminer. Que la salle de bain de la reine ressemble à un tombeau de marbre noir à frises blanches sied à son rôle maléfique, ce qui ne veut pas dire - rappel dialectique notamment de sa robe couventine - que la mère maquerelle Patricia somptueusement parée de noir soit mauvaise, mais qu'au contraire l'apparence ni la fonction n'ont d'incidence sur l'innocence fondamentale du personnage.
   Réciproquement, lorsque la reine inspectant les reliefs du festin est environnée de
chandelles comme Patricia précédemment, cela ne figure plus l'amour, mais uniquement la jalousie morbide. Si bien que la lumière sublime nimbant par ailleurs la reine comme dans une superproduction du temps favorable aux reines, revêt un sens sarcastique. Le chat blanc de Regina n'exprimera jamais l'émergence de quelque once de bonté. Dans un contexte à dominante noire, il désigne comme élément de contraste la violence des conflits. Il n'y a pas opposition ni parallélisme, mais dialectique de la complexité. Le prêtre noir, qu'expurgea le fameux censeur en chef William Hays, est effrayant, mais sans racisme parce qu'il s'agit de caméra subjective d'une part et que son personnage se rattache à un système de la dérision, qui n'est pas davantage anticlérical ; qu'il suffise d'évoquer l'excellente mère supérieure. La figure symétrique au mariage des deux prostituées, une Noire et une Blanche, l'atteste en poussant le trait.
   Les données de la réalité ne sont ni bonnes ni mauvaises étant toujours susceptibles d'être instrumentalisées. C'est pourquoi les analogies entre Patricia et Regina ne peuvent que basculer dans la critique du mal. En régnant sur un bordel, Patricia Kelly fait du royaume un bordel et réciproquement. "J'ai voulu et je veux toujours montrer au cinéma la vraie vie avec sa crasse, sa noirceur, sa violence, sa sensualité et - singulier contraste - au milieu de cette fange : la pureté" déclarait l'auteur (in
Ciné-club n°7, cité par Freddy Buache, Seghers).
   Ce que souligne cette profession de foi énoncée en 1949, c'est que la vérité est indivisible, et qu'éluder un atome de mal possible c'est adultérer le bien. Aussi la frontière olfactive entre la puanteur et la suavité est-elle indéterminée. Les odeurs du sous-vêtement puis du foin coupé
humé respectivement par Patricia et par Wolfram, ne sont qu'un avatar sublimé de la puanteur du marécage d'où, selon une prostituée, sort ce "vieux crocodile" de Vryheid. Le vrai principe artistique n'est pas l'antithèse mais le paradoxe tendant à l'oxymore, tel qu'il anéantit dans l'œuf le poncif. Qu'une mère supérieure s'amuse de l'épisode de la culotte en affichant un air de profonde bonté est totalement scandaleux au regard de ce qui est admis au cinéma, qu'il soit respectueux de l'église ou anticlérical.
   Réciproquement le bien pur n'est que de l'angélisme. On le sait, les bons sentiments au cinéma font les beaux clichés. C'est pourquoi le bien et le beau dans
Queen Kelly se développent selon un ordre invisible. Le lieu de la rencontre du prince et de Patricia est environné d'arbres en fleurs, avatar faste de ce bain olfactif indistinct où la vérité est mise en jeu à chaque instant. On revoit significativement un arbre en fleur à l'extérieur, encadré dans la fenêtre du couvent par où s'introduisent les deux complices. Les fleurs conduisent, en passant par la cellule du prince ornée de fleurs en pots, prisonnières elles-aussi (d'autant que les battants ouverts des fenêtres évoquent l'échelle du rapt), à la noce obscène où sous la forme d'une orchidée elles rappellent à Patricia la soirée passée avec le prince.
   Davantage, il y a étroite parenté de forme entre les flammes des cierges ou des chandelles et les pétales des fleurs. Le feu de la passion illustré dans la scène du souper où les visages palpitent sous l'éclat des flammes, où les cheveux de Patricia, le dos à la cheminée, semblent s'embraser par transparence, où enfin en se cambrant en arrière elle paraît se plonger tout entière dans le foyer incandescent si bien montré
auparavant, est donc associé aux fragrances florales de la sensualité.
   Bougie, chandelle ou cierge ont un sens érotique très net. Le cierge qui
goutte sous l'œil de Patricia suppliant la sainte vierge de lui permettre de revoir le prince donne le ton. Il est relayé par la chandelle à l'aide de laquelle le complice du prince allume une cigarette en lui rappelant l'aventure du foin. La métaphore de la cire rigide exsudant une blanche liqueur brûlante n'est pas seulement corroborée par des variations sur le même thème, mais aussi par le contrepoint négatif du goulot noir émergeant de la poche de l'ignoble Jan. La figure de l'organe virile se conjugue avec celle de la toison pubienne que représente le foin, surtout lorsque, combiné à un linge blanc (renvoyant, lui, à la culotte), il affecte une forme triangulaire, proposée à l'odorat du prince. Mais de même que la chandelle a son antithèse dialectique, de même le thème de la sensualité olfactive a sa contrepartie dans la scène du mariage sordide, dans l'équivoque du mouchoir dont Kelly en larmes se tamponne le nez, tandis que derrière elle Jan renifle ses cheveux.
   Il y a toujours un rapport ludique, d'où s'engendrent tous les registres de l'humour. Le rapt de Patricia est ironiquement présenté comme une entrée solennelle au palais, respectueusement saluée par les
gardes. Un gros plan sur les pieds de Kelly se haussant pour le baiser du prince est un écho de la perte du sous-vêtement. Lorsque l'on brise la vitre d'un vieux cadre rond surplombant la moribonde pour en extraire la couronne de mariée de Patricia, c'est une allusion au rapt amoureux associé à la vitre brisée de l'alarme d'incendie. Dans le registre noir, les préparatifs du mariage se déroulent dans une pièce contiguë à celle où agonise la tante. Il y a un jeu sur la porte de séparation livrant passage au prêtre qui fait signe de l'urgence à passer à côté, le décès étant imminent. De sorte qu'on fait d'une pierre deux coups : extrême onction et sacrement du mariage.
   Ce qui compte davantage que la continuité narrative donc, est le lien associatif, et c'est pourquoi la substance artistique du film est indemne : les figures ne relèvent pas directement de la compétence du monteur, surtout attentif à la causalité, d'obédience cognitive, mais s'imposent
par-dessus le marché, au fil des plans. En bref il faut bien admettre que ceux qui firent de Stroheim un des grands initiateurs du cinéma artistique à l'égal d'un Griffith et d'un Chaplin, ne s'étaient pas trompés. 7/01/05 Retour titres