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Yasujiro OZU
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Récit d'un propriétaire (Nagaya Shinshi Roku) ou Chronique des gens ordinaires Jap. VO N&B 1947 72' ; R. Y. Ozu ; Sc. Tadao Ikeda, Y. Ozu ; Ph. Yuuharu Atsuta ; Son Yoshisaburo Senoo ; Lum. Akio Isono ; M. Ichiro Sato ; Mont. Yoshi Sugihara ; Déc. Tatsuo Hamada ; Pr. Shochiku ; Int. Choko Iida (O-Tané dite Kayan), Hohi Aoki (Kohei, le garçonnet), Eitaro Ozawa (son père), M. Yoshikawa (Kiku, la copine de O-Tané), Rikichi Kawamura (Tamekichi, l'artiste), Hidero Munura (Yukiko, sa fille) Chishū Ryū (Tashiro, le chiromancien), Takeshi Sakamoto (Kawayoshi, le teinturier).

   Enfant trouvé d'environ six ans, le petit Kohei, est hébergé à contrecœur par
O-Tané, une veuve d'âge mûr au tempérament bourru. Elle n'est pourtant pas mécontente de le retrouver après une fugue. Elle avait même fini par l'adopter en esprit quand survient le père, qui n'avait pas abandonné l'enfant contrairement aux apparences. Restée seule, la bougonne laisse éclater son chagrin, puis décide d'adopter un orphelin.

    Le son comme donnée physique plus concrète que le champ optique, semble prendre le pas sur le cadrage, ce dernier s'effaçant au profit de l'action elle-même. Il est à remarquer notamment, en l'occurrence, que les droites dans le champ sont rarement rapportées aux bords du cadre, et que les plans en extérieur se déploient magnifiquement avec une belle amplitude
optique en usant de la profondeur de champ (question de focale), indépendamment donc de la bidimensionnalité du cadre. Si l'espace "quadratique" (voir glossaire), en effet, figure une transition entre la salle obscure et le champ optique, le son enregistré, on le sait par le travail et la réflexion de Bresson, même s'il faut nuancer, a puissance de restituer la matière même du son réel, contrairement à l'image, qui n'est que le reflet appauvri d'une apparence. Il peut donc jouer en médiateur sensoriel entre la réalité du spectateur et le caractère hallucinatoire de l'effet optique.
   Le premier plan, en extérieur-nuit, du lieu de l'intrigue donne une sensation de forte présence grâce au battement sonore rythmé lointain d'un moteur de bateau sans doute. Le bruit se prolonge dans le plan suivant, intérieur, où fume une bouilloire, manifestation énergétique apparentée à la source imaginaire du battement. Celui-ci s'atténue tandis qu'une voix retentit qui s'avère être au changement de plan celle de Tamekichi, l'artiste en train de converser, semble-t-il, avec sa défunte épouse. Il monologue donc, jusqu'à l'arrivée de son colocataire, le chiromancien Tashiro, qui a ramassé l'enfant. Le dialogue prend le relais tandis que le battement s'éteint. On est donc entré progressivement dans le monde de la parole.
   Il ne faut pas croire toutefois que celle-ci va malencontreusement prendre la place des actions. Son rôle tient plutôt à tout ce qu'elle peut dévoiler relativement au contexte social, de même que le battement initial avec sa réverbération particulière est l'indice d'une heure, d'une saison, d'un lieu, d'un milieu social, etc. Le spectateur est invité en tout cas à prendre les paroles au second degré. Lorsque O-Tané évoque avec regret Kohei pendant la fugue, elle se prend à imaginer qu'il pourrait devenir plus tard un homme important. "Il paraît souvent que les grands hommes n'étaient pas des gamins futés", ajoute-t-elle. Ces paroles pointent une naïveté populaire qui complète la peinture sociale. Au cœur de l'intrigue, les colocataires : la boutiquière O-Tané, l'artiste Tamekichi qui fait aussi du commerce, le chiromancien Tashiro et le teinturier Kawayoshi, formant une petite association privée qui se réunit périodiquement et dont Kawayoshi est le président. Cela donne lieu à des conversations et autres manifestations qui sont de véritables témoignages culturels, sans le sérieux du documentaire, comme l'indique l'ironie du titre, attribuant au narrateur le rôle de propriétaire.
   Complétant l'état de délabrement de ce faubourg de Tokyo après la guerre où les petits métiers sont révélateurs de la pénurie : tuyaux de caoutchouc introuvables, par exemple. Mais déjà l'activité économique entraîne des mutations sociales. Kiku, l'amie d'O-Tané, désignée comme patronne de quelque établissement, porte des habits chic, offre à Kohei un billet de dix yens, puis un pull-over neuf. Au-delà, on sent émerger une nouvelle classe dont l'aisance est liée à l'occidentalisation. Adulte et indépendante, la fille de Tamekichi débarque sur le coup de midi en pantalons, les yeux cachés derrière des lunettes solaires. Occidentalisation par le costume, mais aussi par les manières, de ce qu'elle pense se faire inviter à déjeuner. À l'autre extrême, c'est la misère de Kohei affublé de guenilles et ramassant mégots et vieux clous pour son père, un charpentier itinérant. Pire, voici les innombrables orphelins, certains pêchant dans le fleuve leur pitance, d'autres désœuvrés traînant tout le jour sur une place, si bien que la femme en mal d'adoption n'aura qu'à piquer dans le tas.
   Ils sont tels des chiens perdus autour de la statue d'un gras notable tenant en laisse un chien dont la queue dressée se détache nettement contre le ciel dans le dernier plan qui s'achève en fondu au
noir avec une emphase comique. La métaphore s'applique très bien à Kohei, accueilli au départ comme un chien dans un jeu de quilles. "Je déteste les enfants" rétorque Tamakichi à qui Toshiro voudrait confier sa trouvaille d'abord, ceci devant l'enfant, comme s'il ignorait le langage humain. "Je déteste les enfants" aboie en écho O-Tané sollicitée à son tour. Le mutisme, les puces et les mains invisibles, enfouies dans les poches du petit, semblent confirmer le petit animal, auquel plus tard pour le chasser O-Tané fera pchtt ! ou mine de jeter des pierres. Les deux protagonistes sont aussi les seuls à être sujets au reniflement, il y a dans le film tout un jeu là-dessus. Kiku explique de plus les raisons de la fugue par des comportements animaux. Le garçonnet aurait une petite queue fine qui peut s'agiter de contentement mais O-Tané est pourvue d'une grosse queue au balancement menaçant. Elle a d'ailleurs le tempérament du bulldog, voire la tête quand elle est fâchée, et ce n'est pas sans humour non plus qu'une figurine de porcelaine représentant un chien la jouxte un moment. L'idée de l'adoption lui vient avec les puces, entraînant des démangeaisons burlesques, avec des contorsions symétriques et alternées avec l'enfant. O-Tané est même comparée à un animal du zoo dans les paroles échangées chez le photographe qui l'immortalise avec son fils adoptif.
   Autant que la communauté des locataires relativement au monde qui l'inclut, il s'agit en fait d'un microcosme, mais celui du grand bestiaire social, qui comporte, au fil du récit, chat, raton,
girafe (à remarquer que le pantalon d'une visiteuse est la réplique en négatif de la robe de la girafe)...
   Comme autant d'étapes de transformations nécessaires. De même que l'on passe de la haine à l'amour des enfants, qui est toujours à redécouvrir. Tamekichi radote, à communiquer avec une morte, et sa fille lui est devenue étrangère. Il a oublié qu'il était père. O-Tané débite des sottises sur l'enfance des grands hommes. L'enjeu éthique relève donc de l'initiation entraînant un progrès humain individuel, qui a une portée collective dans un tel contexte comme le souligne la dernière
séquence.
   Ne pas confondre avec leçon de morale. L'art du film vient de ce que, loin d'être un prêt-à-porter, le sens requiert au contraire un spectateur partenaire. L'image ne se suffit jamais à elle-même. Elle repose sur la capacité du spectateur à découvrir des liens, à l'aide, notamment, de la distance humoristique à laquelle le bestiaire contribue. Considérer pathétique la situation de Kohei boudant dans un coin parce qu'il vient d'essuyer une rebuffade serait donc un contresens de lecture. Non seulement en raison de son côté animal, mais parce qu'en l'occurrence il tient compagnie aux balais de la boutique avec lesquels il s'assortit par la tête que multiplient les faisceaux de
paille. Davantage, il s'agit de liberté, l'humour n'excluant pas le pathétique. Voyez ces vieux journaux entraînés par le vent sur l'esplanade à l'exception d'un seul, resté au sol comme un cadavre alors qu'O-Tané recherche désespérément le fugueur. 11/02/07 Retour titres