CINÉMATOGRAPHE 

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Leos CARAX
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Les Amants du Pont-Neuf Fr. 1991 120' Scope-Dolby ; R. L. Carax ; Ph. Jean-Yves Escoffier ; Son Henri Morelle ; Mont. Nelly Quettier ; Déc. Michel Vandestien ; Pr. Christian Fechner ; Int. Juliette Binoche (Galerie des Bobines), Denis Lavant, Klaus-Michael Grüber.

   Film d'un lyrisme démentiel à la mesure d'un budget démesuré avec tournage problématique étiré sur trois ans.

   Sur un boulevard du Paris nocturne bordé en pointillé comme une pellicule, Michèle, artiste vagabonde, brosse le portrait d'un homme renversé par une voiture, gisant bouche ouverte, aux yeux révulsés de cadavre, sur la chaussée. C'est le saltimbanque Alex, acrobate et cracheur de feu, gîtant sur le Pont-Neuf, fermé pour consolidation. Il y retrouvera son portrait dans les bagages de Michèle endormie, réfugiée là par hasard. Le locataire principal du pont, Hans le clochard, sorte d'occulte devin plein d'autorité à long manteau, qui possède des réserves de narcotiques (nécessaires avant l'arrivée de Michèle au sommeil d'Alex) et les clés du Louvre, l'expulse. Alex obtient un sursis qui se prolonge et, pris de passion, enquête sur la vie de la jeune femme dont un œil est hors d'usage et l'autre en passe de l'être.
   Finalement apprivoisé, Hans ira jusqu'à introduire de nuit la Borgne dans le Louvre pour contempler un tableau une dernière fois avant la cécité. Elle le rétribue d'une étreinte sexuelle mais il se suicidera dans la Seine. Alex tente de forcer le destin pour la garder toute à soi en l'empêchant d'une part de rejoindre Julien, son ancien amant, dont elle se libère en rêve en l'assassinant, d'autre part de contacter sa famille qui fait partout apposer des avis de recherche pour, en urgence, la faire opérer. Il purge trois ans de prison pour avoir tué le colleur en boutant le feu aux affiches préalablement imbibées d'essence. Michèle, ayant entre-temps entendu l'appel de ses parents à la radio, s'est enfuie après avoir neutralisé Alex avec la drogue de Hans, qui leur servait à détrousser des nantis dans les cafés.
   Ils se retrouvent après trois ans sur un Pont-Neuf neigeux et rétabli tout comme la jambe d'Alex mais, apprenant à trois heures du matin que Michèle, guérie, a refait sa vie et doit rentrer au bercail, il l'entraîne avec lui longuement dans les profondeurs de la Seine glacée. Ils sont recueillis indemnes sur la péniche d'un vieux couple de marchands de sable qui acceptent de les emmener jusqu'au Havre.

   Ce film incandescent ne peut se comprendre sans accepter son potentiel symbolique
(1), c'est-à-dire sa capacité à renvoyer chaque fragment à des valeurs internes gisant dans les limbes de l'œuvre. On parle-là d'écriture.
   Ainsi, au sein du présent chronologique s'unissent d'autres temps. La Renaissance par le traitement grünewaldien des chairs mendiantes que souligne la visite nocturne du Louvre à la bougie, mais aussi comme thème des tableaux ; le temps du Christ dont Alex porte, du reste, au côté les stigmates ; le XVII
e siècle par les allusions du même ordre à Rembrandt et par le choix du Pont-Neuf. Mais, avec les échafaudages de celui-ci cadrés comme des colombages, le saltimbanque nous reporte au Moyen Âge et incarne des figures grimaçantes de l'imagerie religieuse : sa silhouette noire claudiquant dans le flou évoque une gargouille ou un démon de chapiteau approchant, pour le neutraliser, le violoncelliste Julien à l'avant-plan.
   Boiterie qui n'est pas sans rapport avec les piles malades du pont. Davantage, associée au feu elle conduit, au-delà de la figure du Satan médiéval, aux mythes antiques des maîtres du feu : Héphaïstos (et aussi Varuna, Tyr, Odin et Alfördr). Soudeur en prison, le cracheur de feu façonne le métal. Il dispose donc de pouvoirs à la mesure de cet amour surhumain. Ceux de détruire, de purifier, de construire.
   La nuit parisienne éclatant de mille feux d'artifices au sein d'un sublime pot pourri musical n'est-elle pas la célébration de l'accomplissement par le feu de l'œuvre amoureux. C'est à éblouir l'œil unique et fragile de Michèle par les flammes jaillissant de sa bouche qu'Alex la convainc de l'aimer, thème insistant sur une affiche déchirée où ne subsiste que l'œil dévoré par la flamme.
   Mais la puissance du feu doit se concilier celle de l'eau comme principe fécondant, féminin. Pour s'engloutir dans la Seine, Hans se jette sur le reflet ardent d'un réverbère scintillant en surface. "Il n'y a pas le feu au lac" plaisante pourtant Michèle incidemment à un autre moment. Tirée à skis nautiques par Alex aux commandes de la vedette des pompiers, Michèle sillonnant la Seine essuie des embruns pareils aux étincelles du feu d'artifice. La Samaritaine tout illuminée de feux électriques au-dessus du Pont-Neuf doit son nom à la fontaine (féminine) qui se trouvait jadis à son emplacement. Les vagues immenses et tumultueuses de la mer lors de l'escapade des amants, semblent devoir remuer de gigantesques cœurs incandescents. Et l'immersion amniotique dans la Seine figure la renaissance plénière de cet amour en hommage à un autre grand amour, celui de
L'Atalante. Enfin, Michèle et Alex adoptent la position incommode d'une proue de navire pointée vers le large d'un destin tellement plus vaste que nature, qu'il requiert la péniche du Marchand de sables, salutaire viatique remplaçant désormais les somnifères de Hans.
   Autant d'effets non séparables de la bande-son, bien entendu. Un appel de sirène de péniche accompagne la découverte par Alex de son portrait, comme un cri de mouette l'évanouissement de Michèle dont la pupille épuisée se refuse à l'effort d'un second portrait. Le rythme hors champ des pas du cracheur de feu disent mieux la passion qui l'anime que l'intensité de la lumière agressant les cellules rétiniennes de sa borgne pyrolâtre. Le vacarme de la Patrouille de France crachant son feu dans le ciel au plan suivant en propulse l'effet. Quand ce n'est l'hyperbole, c'est la distorsion qui fait le lyrisme. Le violoncelle suraigu et dissonant à force d'être réverbéré dans le lacis des couloirs du métro dit l'intensité passionnelle de Michèle en quête éperdue du bourreau de son cœur. Puis le grondement crescendo du métro démarrant interminablement accompagne hors champ le meurtre fantasmé de l'ancien amant, suivi d'un crissement dans une courbe qui se confond avec un cri humain puis se mue au plan suivant dans les appels d'une multitude de martinets obscurcissant le ciel. Et c'est, assourdis par les moteurs d'un bateau mouche dont la lumière en même temps les surexpose, que les amants du Pont-Neuf font pour la première fois l'amour.
   Qu'on ne s'étonne donc pas si Carax tourne si peu. Cela témoigne d'une exigence artistique
(2) extrême, fatalement en conflit avec le robinet à finance indispensable. 29/03/02
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