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Leos CARAX
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Pola X Fr.-All.-Jap. 1999 130' ; R. L. Carax ; Adapt. Dial. L. Carax, Lauren Sedofsky, Jean-Pol Fargeau, d'après Pierre ou les ambiguïtés de Hermann Melville (1852) ; Ph. Éric Gautier ; Mont. Nelly Queltier ; Int. Catherine Deneuve (Marie (Galerie des Bobines)), Guillaume Depardieu (Pierre), Katerina Golubeva (Isabelle), Delphine Chuillot (Lucie), Pedruta Catana (Ruzerta), Laurent Lucas (Thibault), Sharunas Bartas (le chef du groupe des réfugiés).

   Si la beauté filmique est bien proportionnelle à la méchanceté de la critique, comme cela s'est déjà maintes fois vérifié, notamment pour Le Sacrifice de Tarkovski, le 4e long-métrage de Carax est un film resplendissant.

   Le destin sourit à Pierre Valambreuse, fils d'un grand diplomate décédé, et jeune auteur d'un roman-culte de la nouvelle génération. Il vit avec sa blonde maman Marie dans un château normand et doit épouser Lucie, blonde du château voisin. Mais une jeune inconnue aux longs cheveux sombres venue de l'Est et dont le visage hantait étrangement ses rêves se trouve soudain sur son chemin. Rejeton secret du diplomate livrée à une vie instable et misérable en compagnie de sa tante tzigane flanquée d'une fillette, Isabelle n'aspire qu'à rejoindre son demi-frère, qui en est bouleversé. Il entraîne le trio à Paris où il espère vivre de sa plume dans un appartement proposé par son cousin Thibault, qui est aussi l'ami d'enfance de Lucie. Mais le sieur Thibault fait mine de ne pas le connaître.
   Après quelques rebuffades xénophobiques, ils échouent dans un hôtel minable où la petite meurt de la brutalité d'un passant innocemment insulté. En raison de la police et du manque d'argent, les trois vagabonds se replient dans une usine désaffectée servant en même temps d'atelier d'expérimentation musicale et de camp d'entraînement à des compatriotes de l'Est réfugiés. L'amour fraternel tourne à l'inceste, Pierre, qui renie la facilité, travaille à un "livre vrai", Marie se suicide à moto et Lucie débarque un jour, talonnée par Thibault qui la séquestre. Elle s'installe avec eux mais Thibault dévoile à Isabelle la nature des liens passés. Estropié par les brutalités physiques de Thibault, Pierre dont le roman est refusé est à bout. Il "emprunte" deux pistolets à ses hôtes et file à Paris abattre Thibault en pleine rue. Isabelle accourue sur le lieu du drame le trouve entre les mains de la police. Elle se jette sous le fourgon des pompiers.

   Il s'agit donc d'une vie qui bascule sous l'effet de l'amour, emportant les fausses valeurs liées à l'image idyllique de la vie de château, amplement soulignée par un accompagnement musical Grand-siècle. D'où, ironie des heureux fiancés dévalant joyeusement la prairie jusqu'à la rivière !
   Dans la même séquence, Lucie est prise de doutes à propos des rêves de Pierre. Tandis qu'il la rassure, passe en contrebas, anticipé par le son hors champ du plan précédent, un train prémonitoire. Il participe de la force de ce bouleversement, si grande que la psychologie n'y saurait suffire. La transformation est parallèle à la dégradation progressive de la moto paternelle, culminant dans le suicide de la mère.
   De nuit sans éclairage, au fond des bois où Pierre apprend la vérité, la voix particulière d'Isabelle au ton incantatoire assorti de cris d'animaux nocturnes évoque la sorcière. Sa première manifestation est traitée en présence invisible. Attablé à la terrasse d'un café le dos à la rue, Pierre est entouré de plantes vertes agitées par un souffle imperceptible que souligne off un léger frémissement de cordes. Puis on le voit en plan large depuis le trottoir en face, ce qui représente le point de vue d'Isabelle embusquée derrière un arbre. Elle semble émerger du royaume des morts. Appliqué dans le cou de Pierre, son premier baiser est vampirique. La chambre murée qu'elle a occupée au château au début de sa vie appartient à un autre âge. Après avoir démantelé à la masse le mur de moellons, Pierre s'étonne de n'y rien trouver, lui qui cherchait des traces du secret. Mais l'antique ampoule électrique du plafond grille et la présence d'un poêle témoigne d'une occupation ancienne. On croirait une désaffection de trois quarts de siècle. "Cette fille n'existe pas, elle est sans âge" disait Pierre à Lucie pour la rassurer sur ses rêves.
   Après la rupture avec son ancienne vie, Pierre semble projeté dans un lointain passé. Non seulement l'architectonique lugubre de l'usine, mais aussi les lunettes rectangulaires, les cheveux tombant sur un long manteau prune, les bottillons et la claudication de Pierre évoquent le dix-neuvième siècle et le Diable boiteux, grand voyageur temporel. Enveloppé d'une couverture comme le Balzac de Rodin, il fait grincer son stylo en gros plan sonore, plume d'oie trempée au fleuve noir du temps dans un geste occulte. Le titre du livre trouvé sur les quais (lieu balzacien)
Splendeurs et Misères d'un diplomate parodie assurément Balzac (Splendeur et misère des courtisanes) de même que relativement à Flaubert le nom des Valambreuse (Dambreuse). Bref, on se trouve plongé dans un monde imaginaire à la mesure du feu passionnel dévorant la pellicule.
   Monde où l'amour se trouve d'étranges connexions avec la création artistique
(1). L'art et l'amour assurément se rejoignent dans le sacré. La scène érotique est filmée dans sa crudité sans complaisance parce qu'elle donne à entendre que le sexe est véritablement ce qui meut l'âme. La violence animale des organes affichés n'est honteuse que pour ceux qui la conçoivent comme un scandaleux supplément de spectacle. C'est peut être la première fois dans un film que le sexe apparaît pour ce qu'il est : l'émergence physique de la phylogenèse, ce par quoi l'amour dépasse infiniment la sphère humaine. Comment est-ce possible ? Serait-ce l'attitude d'abandon total de la vulve exposée après l'amour, a tergo, au plus tendre du corps, comme l'organe d'accomplissement d'une mission obscure antérieure à l'invention de l'inceste ?
   Mais monde total surtout, où "les hommes puent" - comme ose le dire dans une parodie ducassienne la fillette tzigane qui le paye de sa vie - et se font la guerre. Non seulement Isabelle en a connu à l'Est l'horreur, mais la guerre les a rattrapés dans cette usine-prison-caserne-laboratoire au bord de l'eau, sorte d'Arche antédiluvienne peuplée
de  bêtes, où semble se préparer la sauvegarde du futur en même temps que celle du présent. Le concert tout en percussions sourdes et grincements électroniques crie à la fois les souffrances et affirme la force de l'homme. Les musiciens dans la fosse profonde lèvent une face idolâtre. Le geste criminel de Pierre prend tout son sens d'être dirigé contre un monde délétère, que la musique des squatters dénonce en s'opposant à celle du monde idyllique du début. Thibault, dont les yeux de vampire injectés de sang préfigurent la mort, s'écroule entre deux statuettes d'un classicisme stérile et une balle fait exploser un téléviseur, emblème d'un monde frelaté qui hait l'art.
   Le métier de critique de presse étant de guider les spectateurs qui commanditent et donc contrôlent celle-ci, on comprend ses difficultés à s'exercer en telle
terra incognita. 27/08/01 
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