CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


sommaire contact auteur titre année nationalité


John Malcolm STAHL
liste auteurs

Péché mortel (Leave Her to Heaven) USA VO Technicolor 1946 111' ; R. J. M. Stahl ; Sc. Jo Swerling, d'après Ben Ames Williams ; Ph. Leon Shamroy ; M. Alfred Newman ; Pr. William A. Bacher, 20th Century Fox ; Int. Gene Tierney (Ellen Berent), Cornel Wilde (Richard Harland), Jeanne Crain (Ruth Berent), Vincent Price (Russell Quinton), Ray Collins (Glen Robie), Reed Hadley (Danny Harland).

   Ellen, qui ne semble pas se consoler de la mort de son père, rompt ses fiançailles avec Russel Quinton pour épouser Richard Harland, jeune écrivain déjà célèbre rencontré à l'occasion de la dispersion des cendres paternelles dans les collines du Nouveau Mexique. Mais torturée par une jalousie morbide, elle laisse se noyer son beau-frère Danny, un infirme à leur charge. Davantage, enceinte et jalouse du fœtus, elle se jette dans l'escalier et avorte. Puis quand elle a compris que Richard a cessé de l'aimer, elle s'empoisonne en adressant à Russel Quinton devenu procureur, des éléments accusant sa cousine Ruth de l'avoir assassinée pour lui prendre Richard. Pendant le procès est en effet dévoilé l'amour jamais déclaré entre Richard et Ruth, qui est néanmoins disculpée. Mais coupable de n'avoir pas révélé les machinations de son épouse, Richard est condamné à deux ans de prison. À sa sortie il retrouve Ruth.

   La violence des tourments est parfaitement motivée par les données psychologiques de l'intrigue. Le traumatisme s'exprime dans un rêve prémonitoire d'Ellen où Richard tient le rôle du noyé. Mais cela va sans doute beaucoup plus loin. Une polychromie étrange et compliquée en nocturne sature l'atmosphère vénéneuse que résume l'allure de poupée chic - paradoxalement dotée d'aptitudes athlétiques - d'Ellen.
   La disparition totale de la musique de Caïn... pardon, d'accompagnement à certains moments instaure une vacuité inquiétante que mesure quelque infime sifflement d'oiseau. L'insolite intrusion de visions de western dans le cadre du Nouveau Mexique suggère le thème de la vengeance.
   L'empoisonnement est, du reste, le résultat d'une rigoureuse logique symbolique
(1). Dans le train où ils se rencontrent, Richard associe Ellen - qui est comme hypnotisée par la ressemblance avec son père - à des parfums végétaux, puissants comme des narcotiques : encens, myrrhe, patchouli. La station de destination au Nouveau Mexique porte un nom de fleur, Jacinto. Les teintes très soutenues et pour ainsi dire capiteuses du décor (des ciels nocturnes variant du bleu d'encre au saphir, des camaïeux orangés à rouges), répondent à l'idée de fortes émanations tropicales. Des fleurs occupent à tout moment les arrière-plans. Elles semblent accompagner Ellen dont le maillot de bain vert s'assortit si bien à l'environnement végétal du lac, quand elle émerge avec lenteur comme une créature des abysses sous les yeux de Richard. Aux compliments de l'époux sur la soupe qu'elle lui a préparé l'épouse répond en plaisantant : "consommé à la patchouli". On peut aussi voir dans la chambre conjugale des gravures de plantes encadrées.
   Mais le pouvoir maléfique semble passer d'Ellen à Ruth en même temps que l'amour de Richard. C'est Ruth qui cultive des fleurs de jardin, Richard lui dédiant son livre en tant que "la jeune femme à la houe". Peu avant l'empoisonnement, Ruth avait projeté un voyage au Mexique, comme pour y collecter les plantes les plus aromatiques.
   En dépit des apparences, nul n'est innocent. Le seul tort d'Ellen, qualifiée au procès de monstre par le veuf, était de trop aimer celui qui ressemblait si fort à son père. Les signes de sa monstruosité, des épaules saillantes s'inscrivant dans le relief des collines violacées la veille de la dispersion des cendres, l'ombre tranchante des cils avant la chute dans l'escalier, sont en fait de pathétiques signaux de détresse.
    Ce sont tous les protagonistes qui sont enveloppés dans une malédiction de conte de fées. Ce que souligne le double encadrement narratif du récit dont le générique et les épisodes sont présentés comme un livre, le récit étant dans un deuxième temps conté en flash-back par Glen Robie, l'avocat de Ruth. La fin ressemble à un happy-end, sombre. Au bord du lac où s'est noyé Danny, Richard et Ruth s'étreignent dans le soir tombant. Sans le commentaire stéréotypé des chœurs "de fosse"
ad hoc, la force tragique du film serait décuplée.
   En bref, un film atypique, dont les authentiques impulsions artistiques font éclater - par quel miracle ? - le strict cadre hollywoodien. 18/02/03
Retour titres