CINÉMATOGRAPHE 

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Pedro ALMODOVAR
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Parle avec elle (Hable con ella) Esp. VF 2002 112' ; R., Sc., P. Almodovar ; Ph. Javier Aguirresarobe ; Mont. José Salcedo ; M. Alberto Iglesias ; Int. Javier Camara (Benigno), Dario Grandinetti (Marco), Leonor Watling (Alicia), Rosario Flores (Lydia), Géraldine Chaplin (Katerina Bilova).

   L'infirmier Benigno passe nuits et jours au chevet d'Alicia, hospitalisée dans le coma depuis quatre ans. Parallèlement, après rupture douloureuse chacun de son côté, le publiciste Marco et la torrero Lydia réapprennent ensemble à aimer. Par malheur encornée, Lydia se retrouve dans le même hôpital et le même état qu'Alicia. Marco qui ne quitte pas son chevet apprend par ailleurs qu'elle avait renoué avec son ancien amant. Le hasard le pousse dans la chambre d'Alicia, par laquelle il se sent immédiatement attiré. Benigno lui montre comment il ne cesse de communiquer avec elle et l'invite en vain à faire de même avec Lydia. Une amitié se noue entre les deux hommes. Benigno parle de Marco à sa patiente.
   S'étant enfin décidé à se remettre au travail, ce dernier, en mission à l'étranger, apprend la mort de Lydia et l'emprisonnement de Benigno pour le viol suivi de grossesse d'Alicia. Il se rapatrie aussitôt et rend visite avec émotion au détenu. Celui-ci le supplie de s'informer d'Alicia et du bébé. Marco s'installe dans l'appartement de son ami en face de l'école de danse d'Alicia, dont Benigno s'était secrètement épris avant l'accident de voiture qui l'avait mise en son pouvoir. Ayant appris que l'enfant était mort-né, il a la stupeur à travers les vitrages d'y voir Alicia guérie. Entre-temps, Benigno lui écrit son intention de s'évader. Pris d'un pressentiment, Marco arrive trop tard : il s'est suicidé. Par la suite, la façon dont les circonstances font se croiser regards et paroles avec Alicia laisse entendre qu'ils s'aiment déjà. 

   Malgré le recours à de superbes apports esthétiques extrinsèques (péché almodovarien, aussi mignon que casse-gueule) redevables à Pinna Baush et Caetano Veloso, la qualité incontestable du film tient à ce que, sur la base d'un authentique fantasme artistique
(1), les données du récit amoureux libérées de l'anthropomorphisme, se redistribuent dans un réseau langagier. Ce qui permet à l'enjeu émotionnel, en constant déplacement, de ne jamais se figer en quelques variations sur une seule et même image.
   L'amour véritable, qui est mouvement, ne saurait en effet se mettre en conserve. C'est d'abord le passé amoureux encore douloureux qu'évoquent Marco et Lydia. Mais celle-ci meurt d'avoir renoué, alors que l'état amoureux de Marco va pouvoir se transformer. Elle meurt en effet de ce que Marco ne peut communiquer avec elle en lui parlant à tout moment, comme Benigno avec Alicia. On comprendra que c'est Benigno qui a sauvé Alicia, en maintenant l'activité cérébrale et sensorielle. C'est par l'amitié d'un homme que Marco va parvenir jusqu'à Alicia. Il reconnaît à Benigno d'abord un droit prioritaire sur la jeune femme, mettant en réserve ses propres sentiments.
   Au point d'accepter implicitement le viol qui, dans le contexte, est un acte d'amour.
Il est inspiré par un film muet connu de Benigno grâce à la cinéphilie d'Alicia, pourvu donc d'emblée d'une valeur affective : une scientifique a inventé une mixture qui rapetisse son amant. Celui-ci pénètre tout entier dans le corps de sa bien-aimée par le vagin. Bouleversé par cette idée, Benigno se l'approprie à sa façon en engrossant Alicia, ce qui contribue à la sauver. Plus on réunit les fils épars du contexte, moins on peut condamner moralement l'infirmier amoureux.
   C'est un des privilèges de la préséance de la mécanique du langage sur le donné de la représentation que de refonder ainsi les valeurs morales en déconstruisant, au nom d'une valeur intangible - l'amour - les catégories sur lesquelles repose la moralité publique. Il fallait donc le renoncement de Lydia et l'entremise de l'amour de Benigno pour que Marco pût aimer Alicia vivante. Mais cet amour libéré, qu'exalte en conclusion un spectacle chorégraphique, restera implicite. L'érotisme est donc totalement intériorisé, gage de vérité au cinéma où toute représentation de cet ordre tombe dans le cliché.
   Cette source imaginaire inspire des images sobres, dépourvues de voyeurisme. Il faut donc regretter le caractère rassurant du chromatisme bien léché en référence au monde extérieur davantage qu'intérieur, pourtant la véritable visée du film. Le filmage très conventionnel, ne s'accorde du reste aucune des libertés, distorsions et pour tout dire anomalies, qui signent toujours l'aventure artistique. Bref, il y a un confort de l'image qui ne s'accorde guère avec le fond de violence qui caractérise toujours la quête amoureuse chez Almodovar, véritable fou du roi soumis à l'étiquette.
   Mais en renonçant à l'hystérie, il redécouvre la sobriété et l'intimisme qui nous avaient valu en 1989
Attache moi, film de la même veine, mis à part le lyrisme. Un même fantasme l'inspirait, qui participe ici du fantasme central : celui de disposer à discrétion d'un corps de femme pour la bonne cause, d'atteindre à un bonheur qui amende a posteriori une grave transgression. Quelque chose de l'ordre du sentiment incestueux préœdipien, d'autant que l'amour y est toujours mis à l'épreuve de la disparition maternelle, drame permanent du nourrisson, qui ne discerne pas entre sortie momentanée du champ sensoriel et disparition de ce monde. Moins chanceux que l'homme rétréci retourné à la félicité utérine, Benigno se délègue une armée de spermatozoïdes puis sacrifie la figure maternelle en se suicidant.
   Ce qui intègre parfaitement l'obsession almodovarienne du corps féminin privé de volonté, est en définitive, exalté par une certaine beauté lyrique, le dépassement de l'inceste, aboutissement des avatars d'une seule et même idylle en gestation finissant par trouver la voie de son plein accomplissement. 22/05/05
 
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