CINÉMATOGRAPHE 

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Kenji MIZOGUCHI
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Oyuki la Vierge (Maria no Oyuki) Jap. VO N&B 1935 78' ; R. K. Mizoguchi ; Sc. Matsutaro Kawaguchi et Tatsunosuke Takashima d'apr. Boule de suif de Maupassant ; Ph. Minoru Miki ; Mont. Junkichi Ishigi ; Son Junichi Murota ; Lum. Tatsuro Horikoshi ; M. Koichi Takagi ; Pr. Daiichi Eiga ; Int. Isuzu Yamada (Oyuki), Komako Hara (Okin), Daijio Natsukawa (général Asakura), Eiji Nakano (Kensuke Sadohara, le rebelle), Kinue Utagawa (Ochie), Kasuke Koizumi (Gisuke, le cocher).

   
En 1877, dans une des rares diligences ayant échappé aux réquisitions, des notables fuient la ville de Hitoyoshi assiégée par l'armée impériale combattant le clan samouraï Satsuma en rébellion. Les passagers expriment leur mépris aux deux courtisanes qui se sont jointes à eux. Une roue cassée dans la hâte du franchissement des lignes force les voyageurs à attendre la réparation, et la faim met à rude épreuve les estomacs. Une jeune fille appelée Ochie s'évanouit d'inanition. Les femmes vénales seules avaient prévu des provisions. Okin refuse de céder son panier contre de l'argent, tandis qu'Oyuki partage avec la compagnie.
   Ils sont capturés par les forces gouvernementales victorieuses des rebelles, tandis qu'arrêté comme espion à la solde de Satsuma,
un faux-prêtre recueilli en route par le cocher mais ayant pris le large à la suite de l'avarie est rattrapé et fusillé. Le général Asakura exige qu'Ochie, le rejoigne dans sa chambre. Les autres passagers dont ses parents, soucieux avant tout de leur propre sauvegarde, la pressent. "Il faut obéir aux ordres" lui intime la femme à lunettes sévères, et son mari se prosternant : "Nous vous supplions". Mais Gisuke, le cocher : "Quelle honte!". Asakura déclare le rebelle digne d'estime au contraire de ces poltrons en son pouvoir, ajoutant : "Vous avez voulu sacrifier votre propre fille, pleutres !" La proposition d'Okin de prendre la place de celle-ci est pourtant déclinée. Oyuki à son tour le trouble mais un ordre de retraite de l'état-major y coupe court. Asakura exhorte la jeune femme à se mettre en sûreté et exprime ses regrets quant à ses prétentions au droit de cuissage puis ils échangent leurs noms.
   La diligence gagne un port de mer pour embarquement sur un vapeur, d'où les deux indésirables sont refoulées sans que nul ne daigne prendre leur défense. Elles
retournent à Hitoyoshi dans l'établissement abandonné où elles exerçaient. Vaincu à son tour et blessé, Asakura s'y est réfugié. Oyuki le soigne mais Okin, toujours sous le coup de l'humiliation de son offre repoussée, est résolue à le livrer aux rebelles. Oyuki fait valoir à l'encontre que, toutes deux amoureuses, et la victoire de l'armée impériale étant inéluctable, les paysannes qu'elles sont n'ont aucun avenir avec un samouraï promis à de hautes fonctions. Elles restent avec leurs regrets après avoir aidé le guerrier à s'échapper.
     
   Il n'y avait dans Boule de suif qu'une seule et unique prostituée, enjeu du chantage de l'officier prussien, trivialement surnommée (suif = graisse) en rapport avec le physique, au lieu de deux charmantes ici, mais point de jeune innocente à la merci du vainqueur magnifique, ni question d'amour dudit avec une courtisane. La nouvelle de Maupassant dont le film est l'adaptation est ainsi transformée de façon à conférer une sainte humanité à l'héroïne en la personne d'Oyuki, comparée à la Vierge Marie. Elle est à cette fin flanquée comme faire-valoir d'un alter ego humainement inférieur. Accepter de coucher avec un soldat pour sauver une pure jeune fille de la profanation est d'autant plus moral que le sentiment amoureux exclut l'instrumentalisation du corps.    
   Corrélativement, point la critique sociale renversant la notion d'immoralité de ces femmes en responsabilité des hommes qui les achètent. La classe des nantis s'oppose du coup à celle des pauvres, qui font bloc par la solidarité. Le cocher refuse, à la demande des passagers, d'expulser de la diligence ces "catins" qui, à son instar, d'origine paysanne,
partagent avec lui seul leur repas avant qu'Oyuki ne prenne en pitié les affamés. La peinture chez Maupassant de la lâcheté des bourgeois se mue en réhabilitation de celles réduites à vendre leur corps en raison des conditions sociales. Bien que l'adoration vouée au grand samouraï, associée à la résignation des deux femmes, laisse percer une note fataliste d'esprit patriarcal : "Puisque toutes deux nous l'aimons, plaide Oyuki, nous devrions lui souhaiter tout le bonheur possible à chaque jour qui passe. Voila ce que les femmes devraient faire."

   La réalisation présente la même indécision entre le cliché et la liberté de manœuvre, qui se limite à quelques fugitifs moments de grâce, tel ce plan des prostituées qui, bloquées sur la passerelle d'embarquement, sont animées d'un mouvement vertical alternatif de roulis provenant en réalité de la caméra placée à bord ou censée l'être. Voilà de la vraie filmicité, une détresse exprimée autrement que par le dialogue ou l'expression des visages. De même que, déclenché par le bombardement qui l'a projeté dans la rue, un phonographe à pavillon avoisinant une paire de socques désaffectés, par l'amère dérision de l'accordéon qui résonne en pleine désolation, produit plus d'émotion qu'un fracas suivi de ruines fumantes. Ou bien encore, croquant des racines fourragères, Gisuke se nourrit comme les animaux sous les yeux des bourgeois, affamés mais incapables d'y goûter. Ce qui, sans phrase, indique l'inadaptabilité d'une classe présentée comme parasitaire, méprisant ceux dont ils se servent, qui sont réduits à l'état de bêtes. "Ce ne sont pas des êtres humains" dit dans la diligence la religieuse des deux filles. Mais devant ces bassesses Gisuke montre du doigt une truie allaitant ses petits : "Ma parole, ces bêtes sont plus affectueuses et humaines qu'eux."
   Il y a bien aussi un joli plan d'Oyuki, le visage éclairé, adossée à une roue de moulin qui l'iradie comme un soleil environné d'arbres en fleurs. Mais ce genre d'image relève du portrait d'art, bref d'une surcharge de l'image. Voir aussi Asakura sublimé
par le cadrage et l'éclairage en statue héroïque, le sabre laissé au prisonnier renvoyant de glorieux reflets. Les éclairages sont ici généralement des accents dramaturgiques dédiés à la valeur des personnages. Psychologie plutôt qu'écriture, laquelle ne reconnaît pas l'ordonnancement à l'homme de la valeur des choses de son univers. Comme si l'écriture interrogeait l'être plutôt que l'étant. Mizoguchi semble pourtant toujours sur le point d'en être conscient. Notamment dans le maniement de la métonymie.
   Suivons l'épisodique parcours de la casquette de l'officier. Celui-ci s'en décoiffe et la tend à un soldat avant de s'adresser à Sadohara, le rebelle qu'on vient d'arrêter, probable signe de reconnaissance de sa bravoure : "Je l'admire" confiera-t-il aux voyageurs de la diligence. Okin humiliée s'en couvre les yeux après l'avoir coiffée par provocation. Un soldat la tend au général comme pour le séparer d'Oyuki au moment de la retraite. Elle est entre la main des rebelles quand la fuite de son propriétaire est protégée par les deux amoureuses qui les retiennent avec du saké et des promesses. Ce n'est pas seulement un attribut de personnage, c'est surtout un matériau en transformation.
   Le réalisateur en outre traquant toute
opportunité de la caméra, distanciant ses personnages et les décentrant dans une moité latérale, au bas ou au coin-cadre, en amorce, les soumet à la possibilité d'un jeu dans l'espace du cadre qui ne doive rien à quelque projection psychologique. Ce qui n'empêche le centrage appuyé, surtout quand c'est esthétisant comme le romantisme de pique-nique de carte postale avec champ fleuri, arbres en fleur au son de Dans les steppes de l'Asie centrale de Borodine. Apothéose : la barque sur un lac étal au clair de lune de studio, emportant Asakura sous les yeux d'Oyuki dos-caméra, tableau gratifié à l'ouïe d'une version mélancolique du Prélude en ut majeur de Bach.
   La surenchère esthétique qui sévit surtout dans certaines œuvres d'après-guerre est déjà sensible également dans les déplacements de caméra superflus.
Le mouvement d'appareil descriptif, celui qui ne fait qu'accompagner le trajet d'un personnage sans aucune autre fonction est en excès sur le mouvement, non seulement parce qu'il ajoute du mouvement au mouvement, mais aussi que, privant le mouvement diégétique de son autonomie et donc de sa crédibilité, il attire l'attention sur la machinerie hors-cadre autant qu'il pèse sur l'action. Surtout, la caméra mobile au service des déplacements de l'acteur dénie l'artifice du cadre et la dialectique du champ et du hors-champ. Elle présuppose un champ déroulable à l'infini. Disqualifiant le hors-champ, sa toute-puissance donne la primauté au continuum supposé de l'espace-temps référentiel sur la rupture absolue du montage. Elle entraîne un fétichisme de la caméra, alors volontiers qualifiée de "fluide" ou de "virtuose", que sais-je ? Sont certes utiles les déplacements pour faire défiler un paysage dans un véhicule, ou ceux de la caméra subjective, en raccord avec le mouvement des yeux d'un personnage. Mieux, l'accentuation d'un événement brusque comme s'il retentissait sur le comportement de la caméra et non l'inverse. C'est le cas lorsque Ochie s'évanouit en plan serré-taille et qu'un panoramique haut-bas accompagne en deux temps sa chute par terre. Mais nécessaires seuls sont ceux qui déterminent un tournant dans la marche du film, à découvrir par exemple une donnée encore inconnue déterminante, ou un détail surprenant qui se tenaient hors-champ. En dehors de cela, étant donné une majorité de plans fixes on peut se demander parfois quelle mouche pique la caméra. Précédé de huit plans fixes et suivi de quatre, à moins de 8' du début, un plan-séquence en pano-travelling part en extérieur-nuit des sentinelles, longe un mur, gagné de vitesse par la silhouette filant de gauche à droite à l'avant-plan de deux employés qui s'engouffrent dos-caméra sous une porte basse avant de se retrouver au changement de plan face-caméra prosternés, interpellant le patron en contrechamp avec son épouse. Pour être techniquement superbe il n'en semble pas moins excessif simplement pour dramatiser l'annonce d'une pénurie des transports dans une situation d'urgence, voire arbitraire comme tout ce qui exhibe ses moyens en vue des effets.

   L'ensemble relève en général plutôt de l'expérimentation, qui passe par toutes sortes d'options. Celles du passé coexistent avec les plans-séquence et la distanciation de la caméra du futur excluant le gros-plan et le montage champ-contrechamp. Ce qui entraîne quelque excès de technicité. La sobriété en la matière amène d'elle-même, au contraire, les solutions les plus appropriées, celles découlant du matériau-même. Le lieu clos de la diligence est riche d'effets sonores et visuels triviaux interférant avec le monde intérieur. Tels que, questionnant la hiérarchie sociale, les secousses où sont pris indistinctement tous les passagers, le trot de l'unique cheval résonnant comme le décompte des minutes avant la crise inéluctable, le flottement des rideaux dénotant avec les secousses la vitesse du véhicule sans qu'il soit besoin d'un plan d'ensemble extérieur. Bref, l'univers s'élargissant à partir de détails insignifiants s'avère plus conforme aux conditions du cinématographe que la multiplication des descriptions d'un monde somme toute fabriqué de toutes pièces. 22/11/21 Retour titre