CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE

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Kenji MIZOGUCHI
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Miss O-Yu (O-Yu-sama) Jap. VO N&B 1951 89' ; R. K. Mizoguchi ; Sc. Yoshikata Yoda d'apr. Le Coupeur de roseaux de Jun'ichiro Tanizaki (1932) ; Ph. Kazuo Miyagawa ; Mont. Mitsuzo Miyata ; Son Iwao Ôtani ; Lum. Ken'ichi Okamoto ; Déc. Hiroshi Mizutani ; M. Fumio Hayasaka ; Pr. Daeiei ; Int. Kinuyo Tanaka (Madame O-Yu), Nabuko Otawa (O-Shizu), Yuji Horie (Shinnosuke), Eijiro Vanagi (le frère aîné), Eitaro Shindo (le beau-père), Shozo Nambu (le médecin), Kiyoko Hirai (Kae, la tante).

   
Le jeune maître d'art floral Shinnosuke s'éprend d'O-Yu venue lui présenter sa sœur cadette O-Shizu en vue d'un mariage. Les sentiments sont réciproques sans être déclarés. Shinnosuke diffère donc sa réponse concernant O-Shizu. En vain, car veuve et mère d'un enfant, O-Yu est vouée par tradition au célibat pour élever son enfant au domicile des grands-parents paternels. Quant à O-Shizu, qui a deviné cet amour, déclinant d'abord le mariage, elle se laisse convaincre par sa sœur que cette union ne les séparera pas, elles, le domicile de l'époux étant à proximité. Argument déjà exposé à Shinnosuke pour le décider, sorte d'arrangement légitimant, au fond, sourdement la relation triangulaire, thème du film.
   Le soir des noces, la jeune femme, supplie de rester fraternel son mari, ayant percé leur cœur à O-Yu et à lui-même, elle l'invite avec force à partager le lit de sa s
œur : "Je vous en prie, rendez O-Yu heureuse." Shinnosuke avoue être fou de celle-ci mais ne saurait la tenir pour rien d'autre que sœur. De sorte qu'il n'y a que relation fraternelle au sein du trio, à l'insu d'O-Yu. Cependant la belle-famille renvoie O-Yu chez ses parents, officiellement en raison de la mort par maladie de son fils, mais surtout car convaincue de relations "lubriques" avec son beau-frère dès avant le mariage. Les parents d'O-Yu lui proposent, pour faire taire les ragots, d'épouser un riche négociant en saké. De son côté, O-Shizu l'invite à venir vivre avec eux. Lors d'une de ces villégiatures à trois dont ils sont coutumiers, O-Shizu avoue à sa sœur la chasteté maritale, l'invitant à être la femme de Shinnosuke. O-Yu tranche en épousant son négociant, et laisse au couple en souvenir un sien kimono.
   Trois ans plus tard, sans nouvelles d'O-Yu, les époux maintenant effectifs vivent dans la banlieue pauvre de Tokyo, elle enceinte, lui gagnant la vie du foyer dans un modeste
emploi. Au plus mal après l'accouchement, O-Shizu déplore tenir la place de sa sœur auprès de Shinnosuke. Elle demande à enfiler le kimono de ladite, jugé "trop lourd" à porter et expire en s'effondrant. Sunnosuke erre solitaire entre les roseaux du littoral après avoir abandonné avec une lettre, sans se montrer, le bébé à O-Yu, qui l'accepte avec émotion.   

   D
u récit emboité (récit dans le récit), tout en retenue d'autant, du court roman de Tanizaki (Folio, Gallimard), l'adaptation fait un mélodrame direct. La fin est exemplaire à cet égard. L'adoption de l'enfant de la morte par sa sœur aînée est de l'initiative de Mizoguchi. L'épisode du kimono trop pesant d'O-Yu dans lequel expire O-Shizu est l'avatar de la chemise en crêpe de soie, tissu de facture ancienne plus lourd que les fabrications actuelles, à signification érotique dans le roman, où O-Yu n'est nullement chaste.
   Ces libertés prises avec la source littéraire sont symptomatiques d'un goût de la surenchère. Ainsi la qualité de maître d'art floral de Shinnosuke, autre initiative du cinéaste, voudrait imposer un apriorisme de personnage raffiné, court-circuitant la possibilité d'une découverte proprement filmique à travers les indices.  

   La sursignification sévit dans le drame. "Tu n'as pas très bonne mine, prends soin de toi, surtout dans ton état" fait remarquer l'époux en un beau cliché de mauvais augure, à l'instar de la toux de la jeune beauté tragique de tout bon mélodrame hollywoodien. Ou bien, au hurlement du chemin de fer à vapeur traversant le champ à l'arrière-plan, succèdent les sanglots de la nourrice, nouveau-né de la défunte aux bras, brisant par un lourd anthropomorphisme (sortez les mouchoirs) l'effet d'écriture.

      Surenchère du jeu des acteurs mimant théâtralement les paroles de tout le corps, dont l'agitation non proportionnée au cadre entraîne un gaspillage en déplacements de caméra. À moins que, nonobstant ce régime signalétique, il ne soit par bonheur tiré parti du plan séquence pour jouer des complications de l'espace intérieur, à chaque nouvelle station correspondant une nouvelle configuration des cloisonnements, avec des escamotages hors-champ, participant du dédale psychologique dans lequel le personnage se débat. Voir l'épisode de la nuit de noces où O-Shizu déclare se sacrifier pour O-Yu, en un long plan-séquence de plus de cinq minutes, totalement déserté par la musique auxiliaire par ailleurs omniprésente, écrasant la bande-son.

   Musique élégiaque florissant les arbres en fleur, déjà gratifiés de chants d'oiseaux, à quoi s'ajoute l'exclamation : "quelle beauté!", en des cadrage lyriques à distance où les personnages se perdent dans un idyllique décor. Musique de style extrême-oriental à la sauce hollywoodienne (violons et vibraphone) pour nous convaincre de l'authenticité du décor comme si les accents des Koto, kokyu et shamisen (conformément au roman) du récital qui se déroule au pavillon de thé n'en étaient pas dignes. Accompagnement dramatisant (violons et harpe) les pensées coupables de Shinnosuke penché sur O-Yu sans connaissance. Renfort musical tragique, d'abord pressant pour l'urgence puis sombre au pied de la couche du petit mourant. Air lénifiant, compatissant aux sanglots d'O-Yu abattue à terre du chagrin de quitter ses chéris, violons, harpe, puis, avec fondu au noir, chorus déchirant de trompettes. Et quand à l'agonie d'O-Shizu le médecin prononce  "si vous avez quelqu'un à prévenir, faites-le vite", heureusement que d'invisibles violons viennent donner un sens à cet obscur propos, etc. 
   Ce doute pourtant qui entraîne les exploits expressifs cache bien un authentique cinéaste comme on l'a vu pour la maîtrise du plan séquence. On le constate aussi dans les figures de l'angoisse ou de l'aliénation, tels les surcadrages ou l'interposition de barreaux incidents. Le besoin d'intensité élimine d'ailleurs automatiquement les superfluités. Dans l'érotisme par exemple : O-Yu prise d'un coup de chaleur est secourue par Shinnosuke. Après un bref solo de flûte invisible, extradiégétique ou pas, on n'entend plus que l'entrechoc du bois des getas et les soupirs de la femme défaillante conduite à grand peine dans la maison de l'amie, qui enjoint de desserrer les vêtements, l'homme ayant calé sur une couche ce corps adoré dans un état d'abandon total, s'écoulant comme du sable fin. Il s'exécute dans certaines limites dictées par la bienséance. C'est l'amie qui achève de dégager la poitrine alors qu'il court chercher le médecin. Trois minutes intenses toutes dévolues à la seule diégèse. Plus tard la musique reprend grossièrement le pouvoir dans l'expression du dilemme de la tentation, la femme étant à la merci du mâle qui l'évente inconsciente. Il finit par se pousser, dos tourné, à l'écart. Mais on oublie le dictat musical dès le regard intense qu'elle lui jette en coulisse en reprenant conscience, suivi d'un contrechamp de Sunnosuke de dos, puis d'un autre regard douloureusement pensif tourné de l'autre côté.

   Il reste que l'image reste toujours littérale, rivée au sens immédiat, privée de la trace des autres, de la différance qui fait le jeu, celui de l'écriture.   

   On a coutume, quand on ne le place pas au-dessus, de mesurer Mizoguchi à Ozu et Kurosawa, voire à le tenir pour le plus grand, à tout le moins pour certains opus*. Cela semble discutable quant à la liberté d'écriture. 15/08/21 Retour titre


 

* "je dirai que le Mizoguchi des Sœurs de Gion, du Conte des chrysanthèmes tardifs, et peut-être encore d'autres films de cette période, est sans conteste le plus grand des cinéastes japonais, au sens où nous, Occidentaux, jugeons de ces choses." (Noël Burch, Pour un observateur lointain, Cahiers du cinéma/Gallimard, 1982, p. 250).