CINÉMATOGRAPHE 

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Yasujiro OZU
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Où sont les rêves de jeunesse ? (Seishun no yume ima izuko) Jap. Muet N&B 1932 85' ; R. Y. Ozu ; Sc. Noda Kogo; Ph. Hideo Shigehara et Yuuharu Atsuta ; Mont. Hideo Shigehara ; Pr. Shochiku ; Int. Ureo Egawa (Tetsuo Horino), Kinuyo Tanaka (Oshige), Tatsuo Saito (Saiki), Kenji Oyama (Kumada), Chishu Ryu (Shimazaki) , Ryotaro Mizushima (l'oncle).

   Quatre étudiants inséparables sont tous également attirés par Oshige, jeune tenancière de la cafétéria desservant l'université. Tetsuo interrompt ses études en raison de la mort de son père, auquel il succède à la tête d'une importante entreprise. Au bout d'un an, il y engage ses trois camarades en les aidant à tricher à l'examen d'entrée. Les beaux partis ne lui manquent pas mais le jeune PDG n'a pas oublié Oshige, qu'il courtise sans la savoir promise à Saiki, le moins gâté des quatre par la vie. Il consulte ses anciens rivaux qui, craignant pour leur emploi, ne voient aucune objection à ce que la jeune femme lui revienne en mariage. Mais, ayant appris la vérité, le patron corrige physiquement Saiki jusqu'à ce qu'enfin les deux autres le retiennent mollement après avoir laissé faire. Les trois employés prennent conscience de leur lâcheté, Tetsuo ayant déclaré placer l'amitié au-dessus de tout. Finalement, un joyeux trio salue le train qui emporte Saiki et Oshige en voyage de noces. 

   L'authentique cinéaste se reconnaît à ce que, sachant renoncer au vain naturalisme, qui revient à sacrifier les ressources de son langage, il considère la réalité du monde extérieur comme pourvoyeuse de matériau. Ainsi d'Ozu. Est contraire au vrai par ailleurs, le moralisme, qui dicte sa loi au récit ainsi ordonné à une conclusion édifiante. Certes, touchante imagerie de la victoire de l'amitié sur tout autre intérêt, la conclusion, prise en elle-même, n'échappe guère à cette tendance. Mais loin d'être rigoureusement prédéterminé, le tout du film repose sur un éventail des possibles allant du pur burlesque (la première séquence à l'université) à la violence dramatisée (le caractère répétitif et insistant en extérieur nuit non éclairé de la correction administrée à Saiki) en passant par l'humour noir (du mourant qui ne pensait qu'à boire et à plaisanter, il est dit qu'il a eu une attaque en travaillant).
   Davantage, le cadrage, en présentant les événements comme des énigmes du moment ou comme des éléments nouveaux imposant une réévaluation de l'intrigue, va dans le sens de l'indétermination de l'action en cours. Ainsi, les voitures sont cadrées de façon à rendre lisibles les plaques d'immatriculation. Ce qui amène à conclure à terme que la famille de Tatsuo dispose de plusieurs véhicules, donc que sa fortune dépasse l'imagination. Ce que semble confirmer dans la pauvre chambre d'Oshige, la deuxième fois, une affiche de cinéma où l'on peut lire en caractères latins
Million Dollar (Million Dollar Legs de Cline, 1932).
   De suggérer de façon imperceptible le sacrifice matériel considérable de la jeune fille en faveur de Saiki, le film manifeste un rapport rhétorique lâche, non directif, s'inscrivant dans une modalité ouverte de la marche du récit. De même que le spectateur est délibérément sous-informé de l'amour d'Oshige pour Tetsuo, sous forme figurée : ayant réparé son tee-shirt décousu à l'épaule, elle semble y déposer un baiser en coupant de ses dents le fil au ras de la couture. Les métaphores du film qui pourraient fixer prématurément le sens restent ainsi toujours énigmatiques. Ici un
récipient de porcelaine vide à l'avant plan successivement dans les deux angles inférieurs indique le caractère dramatique de l'explication avec Oshige. Là, à l'avant-dernière séquence où Saiki est roué de coups, le montage alterné intercalant un couple d'arbres imposants, en contre-plongée et animés du même mouvement par le passage du vent, exprime l'amitié reprenant ses droits. Le plus explicite semble le ventilateur de plafond du café interrompant sa rotation après la renonciation de Saiki. Mais avez-vous remarqué en outre en amorce droite-cadre ce tableau représentant une jeune femme en robe de tulle blanche de style renoirien ?
   Le raccord analogique se rapporte au même principe d'indécision du devenir. En plan serré le sucre est remué dans la tasse à café de Tetsuo, que préoccupe le comportement de Saiki. On raccorde en plan serré sur un tricotage dont les aiguilles prolonge le mouvement antécédent. Le plan s'élargissant découvre Oshige. Aussi bien le cadrage semble-t-il, la plupart du temps, indifférent à la volonté humaine qui d'ordinaire, à l'image, s'identifie à la hiérarchie des fonctions du corps : la tête avant les jambes, les jambes portant le corps, etc. Mais dans ce film, ce sont des pieds, ceux de Saiki qui entrent en collision avec le conteneur en bois laissé par Oshige dans l'allée de l'université, au lieu de la conjonction circonstanciée de deux êtres de sexe différent ordonnée à l'idylle future en passant par bien des péripéties. Ou bien, en des cadrages sans pieds ni têtes voici, au bout des bras, des mains consultant impatiemment des montres pendant le discours en l'honneur du nouveau jeune président de la firme.
   La conjonction d'une telle démarche synecdochique et des métaphores ouvertes que nous avons vues engendre de la poésie la plus haute, tels ces trois
plans du départ hors champ, dans la rue, de Tetsuo venant d'inciter Oshige à toujours aimer Saiki comme elle le fait. 1) En plan américain et contre-plongée, Oshige est à sa fenêtre dans l'encadrement d'un battant ouvert. Elle plaque avec application en l'évaluant du regard sa main gauche, paume contre la vitre.
Cut. 2) Extérieur nuit noire au cœur de laquelle éclate un feu d'artifice. 3) Retour à 1) en plus serré. Tandis que son regard suit quelque chose au loin, la main glisse sur la vitre comme s'affaissant sur elle-même. On remarque en même temps comment le cadre se divise en éléments géométriques ordonnés aux bords, en une sorte de syntaxe à deux dimensions conforme aux propriétés de l'espace écranique (composition quadratique). Ce qui démystifie l'espace optique soumis à la représentation, en faveur de l'écriture, qui manifeste sa vocation à la beauté.
   On peut certes émettre certaines réserves, concernant notamment les réminiscences hollywoodiennes (qui du reste ne sont nullement rédhibitoires s'agissant du muet), mais ce qui importe vraiment en est l'art authentique. 28/01/07 Retour titres