Marco Tullio GIORDANA
liste auteursNos meilleures années (La Meglio Gioventu) It. VO 2003 360' ; R. M. T. Giordana ; Sc. Sandor Petraglia, Stefano Rulli ; Ph. Roberto Forza ; Pr. Angelo Barbagallo/RAI Fiction ; Int. Luigi Lo Cascio (Nicola Carati), Allessio Boni (Matteo), Adriana Asti (leur mère), Sonia Bergamasco (Giulia), Fabrizio Gifumi (Carlo), Maya Sansa (Mirella), Valentina Carnellutti (Francesca), Jasmine Trinca (Giorgia), Andrea Tidona (le père), Lidia Vitale (Giovanna, la sœur avocate).
Nostalgique saga familiale traversant l'histoire italienne de 1964 à 2003. Deux frères très différents mais très liés, Nicola et Matteo, appartiennent à une famille de six membres : le père est un homme d'affaires atypique, voire visionnaire, la mère professeure de littérature dévouée, Giordana, la sœur aînée s'engage comme avocate puis juge d'instruction dans les grands procès historiques, la petite Francesca, la cadette, épousera le meilleur ami des frères, Carlo, future notabilité de la haute finance nationale.
Opposé à l'électrothérapie, Matteo implique son frère dans l'enlèvement de Giorgia, internée psychiatrique qu'il était chargé de distraire moyennant finances de poche. Après avoir tenté vainement de la rendre à son père, ils la perdent de vue.
L'ayant retrouvée par hasard, Nicola maintenant psychiatre la traitera dans son propre service. Matteo devient flic après un échec volontaire à l'université et Nicola part en Norvège.
En 1966, tout le monde se retrouve bénévole à l'inondation de Florence où Nicola rencontre Giulia, étudiante en math et pianiste. Ils se mettent en ménage et donnent naissance à Sara. Mais très impliquée politiquement, Giulia abandonne le piano, devient terroriste et quitte le domicile conjugal. Nicola élève seul sa fille. Sachant Carlo condamné par les groupes terroristes, Giulia avertit Francesca, grâce à laquelle également elle peut voir de temps en temps et de loin sa fille en secret.
Matteo, éternel mélancolique, se suicide après une brève idylle avec la photographe puis bibliothécaire Mirella, dont naîtra un fils. Sept ans après, à l'instigation de Giorgia, Nicola retrouve leurs traces. La grand-mère devenue veuve est invitée à vivre ce qui sera ses dernières années au Stromboli, chez Mirella et son petit-fils. Après la mort de sa mère, Nicola comprend mieux ce qui est important. Il fait arrêter Giulia pour la protéger contre elle-même et s'efforce de renouer avec elle, qui accepte dans sa prison de voir la fille mais refuse définitivement le père. Quand Sara atteint l'âge adulte, Nicola l'incite avec succès à reconstruire le lien filial. Tout la famille se réunit dans la superbe propriété que Carlo a fait construire sur une ruine toscane.
Reste une épreuve à surmonter. Mirella et Nicola s'aiment mais se censurent par respect pour le mort. Carlo, lucide, conseille d'oublier Matteo dont le fantôme croisé à leur insu pendant une promenade sylvestre, les encourage secrètement à l'amour. Ils se déclarent enfin. Pour conclure, le neveu et futur beau-fils de Nicola refait le voyage de la Norvège en poussant jusqu'au Cap Nord, que n'avait pu atteindre son prédécesseur de 1964.
Chronique débordant d'émotion à bon compte. Qu'est-ce à dire ? D'abord qu'elle donne au spectateur, via l'identification, bonne opinion de lui-même, le conduisant à s'approprier un monde imaginaire sans fissures. Cette identification repose sur une recette infaillible : faire jaillir les larmes.
C'est le thème récurrent de l'abandon, fantasme précoce et universel de tout petit d'homme, qui s'avère pathétique dans les deux sens, disparition et retour, et tire les larmes à coup sûr. Giorgia est orpheline de mère et abandonnée par son père. Matteo se suicide laissant Mirella enceinte de ses œuvres. Guilia abandonne sa famille tout en suivant tristement de loin sa fille. Le patriarche disparaît laissant la mère démunie. Sara retrouve une mère en la sienne propre. Nicola parle au petit du défunt père qu'il n'a pas connu. Nicola et Mirella s'aiment sous le signe de l'abandon comme le suggère la vie insulaire, ce qui donne lieu à des adieux pathétiques sur un quai dans l'éloignement croissant du ferry emportant Nicola sur le continent. C'est finalement avec la bénédiction d'un fantôme, naïve figure de l'abandon teintant le couple de délicieuse mélancolie, qu'ils s'autorisent l'amour.
Mais de l'abandon de quoi pleure-t-on au juste ? Pour le spectateur il ne s'agit guère d'amour, mais d'un monde de rêve, premier niveau d'identification. Tous les personnages sont chéris des dieux, doués, embrassent de belles carrières, Matteo étant l'exception sacrifiée à la loi plus impérieuse du pathos. Il s'agit d'une élite, qui se signale par son haut niveau de culture. Les livres jouent un rôle éminent. À Florence, les frères sont chargés de sauver des eaux, non pas les œuvres complètes d'Umberto Eco, mais les incunables de la bibliothèque. Mirella obtient un poste de bibliothécaire à Rome, ce qui suppose d'avoir brillé à un concours difficile. Ce qu'on déménage en premier chez Matteo dont le corps est encore chaud, ce sont quelques livres. Les arts sont aussi honorés par la photographie (Matteo et Mirella), la musique (Giulia), l'architecture et la peinture : Sara poursuit des études de restauration archéologique. "Tout ce qui existe est beau" : le dernier mot du film, tout en couronnant cette caractéristique familiale, trahit sa facticité en l'assortissant d'un stéréotype de la beauté : un soleil de minuit au Cap-Nord.
Les Carati sont tout aussi chéris des dieux en tant que personnes. La grande sœur avocate ne prend que des causes généreuses. Le père est un grand aventurier des affaires, la mère un professeur idéal et respecté qui, par des cours bénévoles insufflant l'énergie nécessaire à sa lutte pour la vie, sauve un policier, copain de Matteo, paralysé dans l'exercice de la répression étudiante. Nicola réussit le prodige d'être à la fois un père exceptionnel, toujours disponible, un praticien qui révolutionne la psychiatrie et, au besoin, le psy de service des intimes. Vingt années durant, il reste fidèle à Giulia qui ne le mérite pas. Le fils de Matteo va enfin trouver dans son oncle un père merveilleux et reprendre le flambeau en atteignant le Cap-Nord.
Ce panégyrique cependant serait incomplet sans sa dimension sociale : la position bourgeoise, qui passe par l'argent. L'argent "ne fait pas le bonheur mais il y contribue", grâce à Carlo et à sa grande propriété Toscane qui réunit tout le monde. Étant entendu que sa brillante carrière ne lui monte pas à la tête, qu'il sait concilier les lois inflexibles de l'argent avec l'amour des autres. Quand il apparaît pouponnant de concert avec Nicola, on croirait un clip de campagne politique. Épargnant toute division de classe, c'est à un ami de toujours devenu maçon (ayant mal tourné socialement pour les besoins de la fable) qu'il confie la construction de sa demeure, où il sera reçu comme les autres.
Davantage, il n'existe ni conflits profonds ni contradictions. Mirella héberge sans problème la grand-mère, qu'elle ne connaît pas. Le petit-fils et la grand-mère s'entendent sur le champ. De même que Sara et Giulia se découvrent des affinités. Giulia, qui admire le travail de restauration de fresques de sa fille, se remet pour elle à la musique en jouant à l'orgue d'une église. À noter que le piano est incompatible avec le terrorisme en tant qu'attribut réservé à la bourgeoisie. Même les conflits sociaux sont gommés. Présentées sommairement, les grandes crises historiques, les révoltes étudiantes, les assassinats maffieux ou terroristes défilent en toile de fond sans affecter réellement les protagonistes.
Pour finir, si l'on avait encore des doutes sur le caractère miraculeux de la saga Carati, ils seraient balayés par l'effet Koulechov d'une musique auxiliaire lénifiante, symphonique ou faussement populaire (Piazzola) se combinant en outre avec les glissades de languissants travellings.
La réalisation dans son ensemble reste peu crédible. Le temps ne semble guère avoir de prise sur la durée. Les années soixante ne sont vraiment reconstituées que par les voitures et le train, dont la location par la production semble largement amortie. Le costume et la coiffure (à part une prostituée arborant un chignon choucroute) ne présentent aucune caractéristique notable. Les personnages, du reste, ne vieillissent guère dans le laps de quarante années. Les images ont la fâcheuse tendance à se contenter d'illustrer la voix off, infligeant au spectateur un effet fastidieux de redondance sémantique. Le montage est abusivement parallèle, à la Coppola (qui l'a pris d'Eisenstein), soulignant par exemple par contraste le malheur de Matteo face au bonheur familial.
Réputé avoir réalisé de bons films politiques, l'auteur nous livre ici l'œuvre la plus apolitique qui se puisse imaginer comme visant, au lieu de la conscience, l'illusion.
C'est la parfaite illustration du rôle essentiel de la crédibilité éthique(1) : l'art du cinéma(2) s'il est tributaire du faux comme artifice, l'est tout autant du vrai en tant que technique d'enregistrement. Certes il s'agit d'une série télévisée, destinée à un public peu averti. Mais revoir Berlin Alexanderplatz de Fassbinder, Heimat de Edgar Reitz ou encore The Kingdom de von Trier, c'est se convaincre que l'art n'est pas incompatible avec la très grande diffusion de masse et que mieux vaut former le public que de contribuer au calamiteux consensus du nivellement par le bas. 17/07/04 Retour titres