CINÉMATOGRAPHE 

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David Wark GRIFFITH
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Naissance d'une nation (The Birth of a Nation) USA Muet N&B 1915 12 bobines 180' ; R. D.W. Griffith ; Sc. D.W. Griffith et Frank Woods, d'après The Clansman et The Leopard's Spots de Thomas Dixon ; Ph. Billy Bitzer, Karl Brown ; Déc. Frank "Huck" Wortman ; Cost. Robert Goldstein ; Pr. D.W. Griffith/Epoch Producing Corporation ; Int. Henry B. Walthall (Ben Cameron), Lillian Gish (Elsie Stoneman), Mae Marsh (Flora Cameron), Miriam Cooper (Margaret Cameron), Ralph Lewis (Austin Stoneman), Mary Alden (Lydia Brown, sa gouvernante), George Siegmann (Silas Lynch), Walter Long (Gus), Robert Harron (Tod Stoneman), Wallace Reid (Jeff le forgeron), Joseph Hanabery (Abraham Lincoln), Elmer Clifton (Phil Stoneman), Josephine Crowell (Mrs. Cameron), Spottiswoode Aitken (Dr. Cameron), George Andre Beranger (Wade Cameron), Maxfield Stanley (Duke Cameron), Jennie Lee (Mammy, la servante), Raoul Walsh (John Wikes Booth), Donald Crisp (general Grant), Howard Gaye (général Lee), Sam de Grasse (Charles Sumner), Violet Wilkey (Flora enfant). 
   
   Deux familles amies, les Stoneman au Nord, à Washington, les Cameron au Sud (Piedmont en Caroline du sud) sont déchirées par la guerre de Sécession où trois des fils périssent : Duke Cameron et Tod Stoneman, les cadets, qui expirent ensemble enlacés, puis Wade Cameron. Après avoir secouru un Nordiste blessé, le colonel Ben Cameron, l'aîné, conduit une attaque désespérément héroïque contre la compagnie du capitaine Phil Stoneman, qui lui sauve la vie. Gravement blessé, il est soigné dans un hôpital militaire à Washington, où travaille Elsie Stoneman, dont il gardait le portrait sur le cœur sans l'avoir jamais vue.
   Mais on apprend qu'il est condamné à être pendu. Lincoln le gracie en réponse aux suppliques sur place de sa mère et d'Elsie. Au nom de la Concorde, le président fait preuve de clémence à l'égard du Sud, désapprouvé en ceci par Austin Stoneman le père d'Elsie et chef des Radicaux. Mais Lincoln est assassiné le 14 avril 1865 lors d'une représentation au théâtre Ford. Son pouvoir du coup accru, Austin, qui a pour maîtresse une mulâtresse, soutient les Noirs contre les Blancs du Sud. Il va, accompagné des siens, séjourner chez les Cameron pour raisons de santé.
   Elsie et Ben s'aiment, en tout bien tout honneur. Les Cameron protègent les Noirs à leur paternaliste façon mais, désespéré par la ruine de son pays, Ben fonde le Ku-Klux-Klan. Elsie rompt par fidélité à son père. Entre-temps, acculée sur un pic rocheux, Flora Cameron, la benjamine, saute dans le vide pour échapper aux assiduités d'un Noir. Elle rend l'âme dans les bras de son frère. Le Ku-Klux-Klan venge le "sacrifice sans prix de cette femme du Sud" après avoir plongé un étendard dans son sang. Le cadavre du coupable est déposé à la porte du mulâtre Lynch, leader des Noirs, qui a été élu vice-gouverneur avec le soutien de Stoneman.
   Parallèlement, arrêté en tant que détenteur d'objets appartenant au Klan, sur l'ordre de Lynch, qui l'a fait espionner, le Dr Cameron s'échappe grâce à sa domesticité noire et à Phil, qui abat un Noir milicien. Le fils Stoneman se joint aux Cameron qui, en raison d'un accident d'attelage, doivent se réfugier dans la cabane d'anciens fédéraux. Ils sont assiégés par les Noirs. Alertée par Margaret Cameron et en l'absence de son père, Elsie pense trouver de l'aide auprès de Lynch, qui en profite  pour
la séquestrer afin de la forcer à l'épouser
   La cavalerie du Klan la délivre avant de porter secours aux assiégés. Le Klan se lève en masse. Les Noirs sont désarmés. Double idylle pour les survivants de la jeune génération : Margaret Cameron et Phil Stoneman, Elsie Stoneman et Ben Cameron. L'image d'une cité de la paix bénie par un Christ monumental clôt l'épopée

   
   Voilà le film qui, de l'avis général,
marque la naissance de l'art du cinéma (1). N'y a-t-il pas paradoxe de ce que le Ku-Klux-Klan en soit la vedette et que la représentation des Noirs - acteurs blancs grimés comme des clowns - reflète un point de vue contestable ? Le grandiose épique est-il compatible avec la bassesse idéologique ? Celle-ci peut-elle être mise entre parenthèses ? Mais ainsi posée la question est peut-être incomplète étant donné l'enjeu historique concernant le cinéma lui-même : la révélation au grand public du long métrage artistique. Ici, une épopée où se croisent magnifiquement grande fresque historique et récit intimiste.
   Pour être un artiste qui révolutionna le cinéma, D.W. Griffith, né en 1875, n'en était pas moins fils d'un officier sudiste de la Guerre de Sécession. Le parti-pris est évident et grossier. Entre gens de bonne compagnie (blanche), on peut toujours s'entendre. La double union matrimoniale qui sanctifie l'union politique n'était possible qu'à ces conditions. Les Fédéraux n'hésitent pas à prêter main forte à la grande bourgeoisie sudiste au besoin. Les Nordistes de la cabane s'allient aux Sudistes fugitifs contre les Noirs, et Philippe Cameron change de camp pour les mêmes raisons.
   La mixité matrimoniale est en revanche obscène. Selon les mots mêmes des intertitres, Flora s'est sacrifiée pour préserver la pureté aryenne du sang qui teinte la bannière du Klan. Les mulâtres sont présentés comme naturellement corrompus, qu'il s'agisse de Lydia Brown, l'horrible concubine de Stoneman, ou de Silas Lynch, homme grossier se rêvant à la tête d'un empire afro-américain dont Elsie serait la reine. Son action pour l'épouser s'assimile à un viol. Cet homme "ivre de vin et de pouvoir" est toujours déjà sommairement jugé indigne de par son rôle même. La forme brutale et sans appel du refus de Stoneman traduit tellement le dégoût de l'union mixte que la contradiction idéologique, s'agissant du défenseur de l'égalité civique, n'est pas même soulignée. Ce dernier semble à la fin récupéré par le Klan qui l'a sauvé en même temps que sa fille des griffes de Lynch.
   Les seuls bons Noirs sont les serviteurs des Cameron, dépourvus de conscience politiques. Leur maquillage est du reste moins ridicule que celui des autres. Corrélativement, ce qui est montré du côté blanc durant les émeutes ce sont de saintes familles avec d'innocents enfants et des mères alitées sous l'œil attentif de pacifiques papas. Les miliciens noirs armés sont en revanche encore plus belliqueux d'être sans famille et les représentants élus de la Caroline du sud se tiennent comme des cochons, buvant et bâfrant, pieds déchaussés posés sur les nobles tables parlementaires. Dans le rôle du méchant puni par le ridicule, un Noir qui se tord de rire à l'arrestation du Dr Cameron fait connaissance avec le puissant poing de Mammy, la gouvernante noire.
   Le comique a ici nettement une fonction idéologique. Le Klu-Kux-Klan figure cependant la grande chevalerie justicière. Le faste des costumes, et des rituels s'y prête tout à fait. L'opération victorieuse se termine par une parade en ville conduite par Ben, Elsie et Margaret. Le montage parallèle du dernier tiers du film joue intensément sur le suspens providentiel. Il y a quatre séquences simultanées, mais réparties en trois groupes aux abois face aux sauveurs : Elsie prisonnière de Lynch, la cabane assiégée et la ville livrée aux exactions des Noirs. Le dosage des actions alternées met en valeur la montée en puissance du Klan tout en retardant habilement le dénouement par l'interposition alternée des trois autres séquences. Il ne faut pas ignorer que ce film a contribué à la renaissance du Klan, qui a survécu jusqu'à la présidence de Johnson en 64.
   Mais le récit par ailleurs est d'une telle puissance, inspiré par tant d'humanité, que pour la seule fois peut-être dans l'histoire du cinéma, il faut provisoirement mettre entre parenthèses sa part d'ignominie pour en tirer un enseignement qui peut malgré tout être profitable au cinéma. 
   C'est peut-être dans l'observation passionnée des jeunes femmes que Griffith trouve la force de dépasser la convention théâtrale qui domine alors le cinéma. La première apparition d'Elsie en extérieur de derrière la tenture protégeant la porte d'entrée est précédée de celle d'un chaton visible au-dessous et qu'elle prend dans ses bras. La douceur et la grâce du chat sont les métaphores de la féminité avec la très légère pointe d'érotisme que suggère la tenture comme figure de la robe. D'humeur facétieuse, exécutant au passage un petit bond malicieux, Elsie fait ses adieux à ses frères en partance pour le front. Mais dès qu'ils ont disparu, elle bascule dans le désespoir : courant à toutes jambes vers l'arrière-plan puis s'effondrant sur les marches de l'entrée où on vient la consoler.
   À remarquer l'action indépendante de personnages en profondeur de champ, naturalisme d'un espace qui ne s'ordonne pas seulement au récit mais à tout un univers avec ses dimensions : culturelle, sociale, économique, etc. Mais en même temps cette richesse dans la représentation de la collectivité a pour effet, mettant en perspective la situation, de la dramatiser, car Elsie est encore plus isolée dans ce lointain au-delà du seuil d'identité, au milieu d'une activité intense qui ne concerne pas sa douleur : les personnages en profondeur de champ s'éloignent appelés par d'autres tâches.
   Il est essentiel de comprendre cependant qu'au sein d'une démarche artistique, le même procédé - à distinguer de la recette - appliqué à un autre registre, produit un effet en rapport avec ce registre. Ainsi les soupirs de la sentinelle de l'hôpital n'ayant d'yeux que pour Elsie, pour laquelle en revanche il est transparent, sont au contraire dédramatisés d'être un événement parmi d'autres dans le champ.
   Très en avance sur son temps, la direction d'acteurs s'est presque entièrement détachée des excès mimiques, qui relevaient d'une confusion du plan filmique avec une scène vue de très loin à travers une lorgnette. Lillian Gish est en tout cas, sans doute, avec Asta Nielsen, la première grande actrice de l'histoire du cinéma. Elle ne joue pas, elle VA. Sa beauté cependant est - compte tenu de l'effet de profondeur de champ cité plus haut - plaisamment soulignée comme valeur diégétique, par cette situation de la sentinelle de l'hôpital poussant un soupir de regret à chaque fois qu'elle le croise - sans le remarquer comme un meuble depuis toujours en place dont on découvre soudain l'existence. Ce qui donne lieu à un malicieux jeu de cadrage lorsque faisant à Ben, au même endroit, ses adieux, Elsie éclipse une sentinelle qui s'avère ensuite être la même.
   Sans avoir pourtant le rayonnement de Gish, Mae Marsh, dans le rôle de Flora, accomplit à la perfection le rendu authentique du comportement de l'adolescente, se réjouissant d'avoir troqué contre une robe grossière - herminée d'étoupe de coton en l'honneur du retour de son frère - ses beaux atours sacrifiés pour la Cause.
   On remarquera qu'ici le cadrage n'est pas simple centrage narratif, mais surtout dramatisation. Il fallait un regard empreint d'humour tendre (celui de Griffith) pour montrer en plan d'ensemble la parade de la robe plébéienne dans ce lieu solennel avec son escalier à double volée emphatisé par l'œil-de-bœuf qui le surmonte. De même que les formes torses du guéridon semblent l'écho ironique de la naïveté des parements d'ouate. Ou encore riant et pleurant à la fois (voir l'épisode du saccage de la maison Cameron, où les femmes sont réfugiées sous une trappe dans la cuisine), Flora a la vivacité d'un petit animal. Ce qu'illustre le dialogue avec l'écureuil - auquel, en équilibre sur un tronc d'arbre, elle ressemble du reste, - avant l'apparition de son meurtrier involontaire.
   Le pathétique de sa disparition vient à la fois de ce vivant portrait et du point de vue de Ben, caractérisé comme ayant des rapports privilégiés avec cette jeune vie vouée à une mort prématurée, dans ses bras. Fillette, il la taquine dans une scène prémonitoire, s'amusant à lui couvrir le visage d'un foulard, étant endormie sur le divan même peut-être qui lui tiendra lieu de lit de mort.
   Prédilection pour les jeunes femmes n'excluant pas un talent pour l'observation du comportement humain en général. Le retour de Ben Cameron libéré de l'hôpital militaire est 
exemplaire. D'abord la rue vide, à droite au premier plan la demeure Cameron à l'intérieur de laquelle on se fait fête de l'arrivée du fils prodigue. Dépenaillé, l'air perdu, celui-ci entre dans le champ par la gauche en hésitant. Il semble sur le point de se diriger vers le fond avant de se décider précautionneusement à traverser la portion de rue qui le sépare encore des colonnades de la demeure familiale. Mais n'y tenant plus, Flora sort et s'avance à sa rencontre. Ils s'examinent un long moment comme deux amants timides avant que Flora ne tombe dans les bras fraternels. Elle l'entraîne à l'intérieur où un bras féminin l'agrippe au passage.
   À noter l'entrée dans un champ vide qui le précède, encore un procédé témoignant d'un sens poussé, en 1915, de la dramatisation filmique. Le champ vide qui précède l'action amplifie celle-ci de la faire dépendre d'un univers. Voyez également la séquence de l'accident de char qui contraint le Dr Cameron en fuite à trouver refuge dans la cabane.
   Il y a donc approche intensément humaine mais jamais autrement qu'avec des moyens rigoureusement filmiques comme en témoigne la rareté des intertitres. C'est le langage lui même qui est travaillé et prend le pas sur l'apriorisme représentatif : éclairage (entre autres : des deux amis enlacés dans la mort, celui du Sud est clair comme un blanc et celui du Nord foncé comme un Noir), cadrage, montage. Ce dernier permet de confronter le registre intimiste à celui de l'action à plus large échelle, jusqu'aux grands mouvements épiques.
   Ainsi la séquence de la mort de Flora est-elle traitée comme scène de prédation sur un espace assimilé à un territoire de chasse (le Noir est un loup), mais dont la proie est caractérisée comme pathétiquement humaine, ce qui se traduit par un va-et-vient incessant entre les grosseurs de plan. Pourtant la technique par elle-même n'apporte rien. La dynamique du film est telle, qu'on s'aperçoit à peine de la rareté des mouvements d'appareil : un travelling horizontal par-ci pour l'assaut de Ben, un autre intimiste vertical par là.
   Importe donc surtout la nécessité poétique, c'est-à-dire, justement celle qui, ne possédant pas de moyens langagiers a priori, doit s'inventer des outils propres. L'utilisation de la profondeur de champ à des fins différentes témoigne qu'il n'y a pas de recettes au cinéma, ni apriorisme sémantique, ni surtout unités discrètes : la moindre inflexion de filmage engendre un effet imprévisible qui ne peut se découvrir que sur le terrain (le plateau, la salle de montage). Encore faut-il avoir quelque chose à dire.
   C'est en tout cela et plus encore, n'en doutons pas, que réside l'apport décisif de Griffith. 22/02/05 
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