CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Paul CZINNER
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Mademoiselle Else (Fräulein Else) Muet N&B 1929 90' ; R. P. Czinner ; Sc. P. Czinner et Carl Mayer d'ap. Schnitzler ; Ph. Karl Freund ; Pr. Elisabeth Bergner Film ; Int. Elisabeth Berger (Else Thalhof), Albert Bassermann (Alfred Thalhof, son père), Else Heller (sa mère), Albert Steinrück (von Dorsday), Adele Sandrock (la tante Emma), Jack Trevor (le cousin Paul), Gras Hegesa (Cissy Mohr) .

   Else étant aux sports d'hiver à Saint-Moritz avec son cousin Paul et sa tante Emma, son père est ruiné dans un krach boursier. Après maintes démarches infructueuses, celui-ci comptait encore sur l'aide de son ami le riche marchand d'art von Dorsday, sans pouvoir le joindre. Or celui-ci se trouve être dans le même hôtel qu'Else. Le père au plus mal et le téléphone coupé, la mère supplie par lettre sa fille de solliciter le magnat. La jeune fille s'apprête à refuser mais un télégramme lui annonce que son père ira en prison à défaut d'un versement de trente mille shillings. En larmes Else s'ouvre à Dorsday qui accorde son aide, à condition qu'elle lui dévoile son corps. Le contenu d'un tube de véronal avalé, elle meurt après avoir écarté devant lui, en public, les pans de son manteau blanc sur un corps entièrement nu. Ceci en sept actes répartis comme suit, sachant que ce découpage d'ordre théâtral n'y ajoute rien : 1) Jusqu'à l'arrivée au Carlton de Saint-Moritz. 2) La ruine à la suite du krach. 3) Les démarches du père échouent. 4) Else est sollicitée. 5) Elle refuse de se compromettre après avoir tenté d'approcher von Dorsday. 6) Le marché de ce dernier. 7) Suicide.                
 
   Il serait impardonnable de rejeter a priori ce film sous prétexte qu'
à ne concerner qu'un milieu privilégié il n'est pas crédible, comme a pu l'affirmer un critique. Il n'y a pas plus démocratique que la mort et le tragique de l'existence est indifférent au statut social. Lequel en outre, on va le voir, a ici une portée fonctionnelle. Ce qui importe dans le cinéma digne de ce nom, c'est la différance. La partie de cartes ne relève pas principalement de quelque peinture des mœurs mais préfigure l'irresponsabilité du joueur Alfred Thalhof, persuadé que "seul celui qui prend des risques a une chance de gagner". La complicité marquée de la fille et du père anticipe le sacrifice. Dans le refus de tante Emma d'aider son frère la psychologie est accessoire. L'essentiel est de faire fonctionner la machine scénaristique, qui élimine tout autre recours que celui de von Dorsday.
   S'en tenir donc à l'injustice sociale pour s'en indigner c'est méconnaître qu'elle peut être le masque du partage d'un absolu. La réalisation ne manque pas de faiblesses mais il vaut la peine de marquer ce qui lui fait un tant soit peu
toucher à de l'universel. À commencer justement par le fait que la représentation de la richesse en l'occurrence conduit à souligner que le malheur possible est inscrit dans tout destin humain.
   La voici méticuleusement inventoriée cette opulence bourgeoise par la grâce du Kammerspiel, dans un but dramaturgique, parcourant un décor judicieusement constitué, bel édifice prêt à s'écrouler en miettes au premier choc boursier. Mais surtout en parfaite adéquation avec le comportement ingénu d'une petite princesse de vif argent d'autant plus cruellement et donc véridiquement vouée au néant. On voit ici 
la nécessité du silence blanc de la Haute-Engadine, répercuté dans le simulacre de manteau neigeux dont se pare le martyre.
   Réservées alors aux seuls riches les vacances d'hiver en Suisse sont davantage le décor idéal d'un sacrifice de soi qu'une cynique complaisance pour des loisirs inaccessibles au commun des mortels. Il fallait aussi cette distance,
accentuée par la coupure du téléphone, qui livrât mieux à elle-même la jeune fille, à laquelle l'observation fine de la gestuelle sous l'œil minéral de la caméra nous rend particulièrement sensibles. Il en va d'une haute science de la direction d'acteur. Une jeune personne ostensiblement amie des enfants et des chiens dont elle partage cette innocence que traduit l'inimitable virtuosité des mouvements, d'une liberté liée à de l'insouciance juvénile, n'ayant d'égal que la gravité dont est empreinte la marche finale.
   C'est là que le Kammerspiel, contrairement à l'expressionnisme, qui sature et stagne d'autant sous son propre poids, se révèle comme la possibilité d'entrer dans le monde intérieur. Chaque détail intime ou concret associé à la kinésie du corps marque un moment du déroulement de la pensée. Voyez la séquence de lecture du télégramme fatal. Ses mouvements épousés en douceur par la caméra mobile, Else se dirige face caméra en profondeur de champ puis pénètre dans sa chambre, pose machinalement son cache-nez sur un dossier de chaise placée devant une petite table, laissant tomber par terre son bonnet, jette à la diable la veste couvrant ses épaules, s'assied en plan moyen de trois-quarts dos sur le bras d'un fauteuil. Suit un plan serré-taille de face lisant, puis après
gros plan sur la lettre retour serré-taille. En plan moyen elle s'affaisse sur l'assise, la caméra s'abaissant légèrement pour la recentrer, nouveau gros plan sur lettre, après un plan serré où s'exprime sur le visage l'incompréhension, en plan moyen de profil, elle se tourne vers l'entrée de la pièce en profondeur où est posée une valise à côté de la porte, se lève accompagnée par la caméra et ramasse le bonnet qu'elle pose sur la chaise avec le cache-nez retiré du dossier et, sans s'arrêter, se dirige à pas hésitants vers la porte (tête toujours mobile comme cherchant du regard des réponses à ses questions), s'immobilisant devant la valise, lève le pied droit pour l'y poser après avoir lissé de la pointe la moquette, le retire et revient vers la chaise en se grattant le flanc droit, s'appuie un instant de la main sur le dossier, fait un pas vers la porte, se déporte à l'écart de la chaise et de la table, jusqu'à s'adosser, lettre déployée dans la main gauche, main droite sur le foulard enserrant le cou, contre une armoire à glace où elle se reflète, repart d'un pas décidé, dépasse la table, revient contourner la chaise sur laquelle elle s'assied, un coude sur la table, la tête appuyée sur la main. Succèdent quelques plans de coupe de la montagne. Plan de coupe du gong frappé. Puis son mouvement s'accélère. Elle allume la lumière près de la porte, défait avec une vivacité extrême ses lacets, disparaît dans la salle de bain donnant sur l'entrée qui, de s'éclairer soudain, annonce l'interrupteur actionné hors-champ. Plan moyen de la salle de bain où elle ouvre le robinet de la baignoire, revient en courant dans la chambre, ôte ses souliers en hâte. Plan moyen sur la baignoire fumante. Elle ferme l'eau chaude en hâte, ouvre la froide, resurgit pour ramasser ses affaires, va à l'armoire qu'elle fouille, visiblement préoccupée d'un projet qui la fait hésiter sur la tenue adéquate. Fin de l'acte 4.    
   Dans un premier temps tout tourne autour de la valise, de la petite table et de l'armoire. Va-t-elle quitter Saint-Moritz et/ou écrire une lettre ou se changer pour rencontrer von Dorsday ? Les petits gestes, du pied, de la main grattant le flanc, marquent l'incertitude sous-tendant une
inquiète délibération intérieure. Le reflet dans la glace est une métaphore de l'introspection. Les objets manipulés s'imprègnent des inflexions du monde intérieur. Deuxième temps, la décision prise, elle brûle les étapes, littéralement se brûle à la baignoire trop chaude en raison de la précipitation.
   Le cinéma donne, dans la limite de ce registre-là, celui de la véracité, toute sa mesure : celle de rendre sensible l'impalpable avec des moyens filmiques. Ceux qui ne l'ont pas compris n'y auront vu que des longueurs. Cela va même un peu plus loin à jouer ostensiblement de l'artifice. Par exemple en traitant le cadre comme un cache. Ainsi von Dorsday face à Else,
assis comme elle sur un fauteuil, déborde du cadre au même titre que son action excède les limites de la civilité.
   Ce qui n'empêche qu'on reste sur une éthique du constat, qui a pour corrélat l'indignation stérile, forme d'impuissance pouvant engendrer des réactions primaires du style : "Le voilà bien puni ce vieux cochon !"
Le suicide est un moyen commode, très répandu dans la filmographie de l'époque, de mettre un point final à l'intrigue. Ce faisant, le dispositif de questionnement que devrait être l'écriture se ramène à la représentation d'un drame personnel qui lui-même se ramène... à lui-même. 22/02/19 Retour titre