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Manderlay Dan.-Sue VO (anglo-am.) 2005 139' ; R., Sc. L. Von Trier ; Ph. Anthony Dod Mantle ; Mont. Molly Marlene Stensgård ; Déc. Simone Grau ; Cost. Manon Rasmussen ; M. David Bowie, Albinoni, Haendel, Pergolese, Vivaldi ; Pr. Zentropa productions (Danemark), Film i Väst (Suède) ; Int. Bryce Dallas Howard (Grace Margaret Mulligan), Isaach de Bankolé (Timothy), Danny Glover (Wilhelm), Willem Dafoe (le père de Grace), Jeremy Davies (Niels), Lauren Bacall (Mam), Chloë Sevigny (Philomena), Jean-Marc Barr (M. Robinson), John Hurt (récitant).
Le récit se subdivise en huit chapitres.
1) Où l'on découvre Manderlay et ses habitants. Voyageant dans le Sud avec son père, Caïd entouré de ses hommes, Grace interpellée par une femme noire à propos d'un des siens en train de subir la peine du fouet, découvre avec stupeur qu'en 1933 l'esclavage existe toujours en Alabama dans la plantation de Manderlay, dont la maîtresse, Mam, avant de mourir lui demande de détruire un certain livre. Grace se donne pour mission de faire rattraper les soixante-dix ans de retard depuis l'abolition de l'esclavage. Elle obtient de son père, qui poursuit sa route, l'attribution à son service d'une partie du gang pour mener à bien son projet. On rédige des contrats qui rendront les affranchis propriétaires d'une donation après la première récolte. La famille des maîtres est astreinte à de durs travaux jusqu'à ce que sa mentalité ait évolué.
2) La plantation de Manderlay libérée. La communauté stagne et Timothy, celui que Grace a délivré du fouet, est un sujet rétif. Les travaux des champs sont en retard, les cases en mauvais état. Le doyen des affranchis, Wilhelm, informe Grace que la solution est dans le fameux livre, que nul en dehors des maîtres n'a le droit de lire. Grace y découvre que les esclaves étaient classés en sept catégories. Timothy appartenait à la catégorie 1, celle des fiers, la plus nombreuse étant la septième, celle des charmeurs ou caméléons. Elle décide qu'on abattra les arbres du jardin de Mam pour réparer les cases.
3) Le jardin de la vieille dame. On répare avec ardeur, désertant les cultures, à part une poignée de volontaires désavoués par Timothy. Grace apprend que celui-ci est un Munsi, groupe d'origine royale, qui ne boit ni ne joue, au contraire des Mansis, leurs anciens esclaves. L'amour propre de Grace est piqué par Timothy, qui doute de la sincérité de son action. Grace se heurte, du reste, à des échecs dans sa tentative d'élever les Noirs à la dignité. Wilhelm répétant qu'ils ne sont pas prêts, Grace organise des cours pour mûrir ses ouailles. Un certain docteur Hector, Blanc se présentant comme spécialiste des jeux offre ses services à la jeune fille. Trichant au jeu pour endetter les affranchis, il ne garde que 20% des sommes restituées aux maîtres.
4) Où Grace passe aux choses sérieuses. Grace a institué la votation démocratique. Mais les questions mises aux voix sont futiles et le résultat contestable. À l'occasion de la remise en service de la pendule du domaine, l'heure officielle est déterminée par vote. Au cours à eux spécialement consacré, les anciens maîtres défendent la Loi de Mam inscrite dans le livre. Pour les punir, la maîtresse les oblige à servir à table grimés en Nègres. Cependant, les arbres du jardin n'étant plus là pour la modérer, la tempête de sable annuelle est dévastatrice.
5) Main dans la main. La tempête a détruit les cultures avec une partie des vivres et provoqué des pneumonies. Sur l'instigation de Timothy, on va aux champs pour sauver quelques plans de coton. Cette solidarité décharge provisoirement Grace, qui se sent alors du vague à l'âme. Elle fait un rêve érotique dont Timothy est acteur. Mais la pneumonie de la petite Claire empire. Grace organise le rationnement général au bénéfice de la malade.
6) Manderlay en difficulté. L'âne est sacrifié pour la chair nécessaire à la santé de Claire. La famine est terrible, on mange de la terre avec la satisfaction toutefois de retrouver l'assiette de Claire vide tous les matins. Éros continue de tourmenter Grace. Elle est interrompue dans l'exercice du plaisir solitaire par l'annonce de la mort de Claire. On découvre que la vieille Wilma volait sa nourriture. Sous les vociférations du père, la communauté vote la mort. Pour conjurer le sentiment de vengeance, Grace se charge de l'exécution.
7) La récolte. Abondante, la récolte rapporte gros. Son père fait savoir à Grace qu'au cas où elle voudrait quitter la plantation, il l'attendra à la grille lundi prochain à vingt heures, mais pas plus d'un quart d'heure. Ayant fait ses preuves, la famille blanche est libérée. Les gangsters plient également bagage. Grace renonce à son pouvoir. Elle se retrouve dans le lit de Mam avec Timothy dont le tempérament la chavire. Un vacarme qui la fait émerger de l'extase signale un désordre. On lui annonce que les gangsters ont volé l'argent. Certains Noirs ont perdu la vie dans la crise d'hystérie collective qui s'en est suivie. Cependant, Timothy toujours endormi a paraît-il bu trois bouteilles. Soudain Hector rapporte 80% de la somme regagnée au voleur, qui n'est autre que Timothy. Grace est désemparée, car les Munsis ne boivent ni ne jouent. Hector révèle que c'est un Mansi. Ce qui est confirmé par le livre. Grace avait pris un 7 pour un 1 : Timothy était un charmeur caméléon.
8) Où Grace rend ses comptes et où le film s'achève. Grace fait deux cadeaux d'adieu aux affranchis. Les 80% et le livre. Double présent qui accable Timothy. Wilhelm dévoile alors être l'auteur du livre. La Loi de Mam est un moindre mal dans un monde aussi difficile à intégrer. Mais il interdit à Grace de partir car pour restaurer l'ancien régime on l'a élue pour succéder à Mam. Elle feint d'accepter et conduit le jugement de Timothy dans les règles. C'est elle qui administre le fouet. Cependant le carillon de la pendule annonce vingt heures. Elle file. Le rendez-vous est manqué à cause de l'heure démocratique, mais elle trouve une lettre accompagnée d'un bouquet de son père, qui l'ayant vue à son insu appliquer la peine du fouet, la félicite de son efficacité. Grace s'enfuit convaincue que ce sont les Afro-Américains qui n'ont pas su saisir l'opportunité de leur émancipation véritable.
Difficile ici de résumer sans altérer le dessein (voir version plus complète du synopsis). Il repose sur la démystification d'illusions initiales, et plus profondément, indique que la bonne volonté réglée sur l'opinion personnelle (les idées généreuses) avec ses contradictions (l'emploi de la force) est impuissante face à une situation complexe profondément enracinée dans un sytème mettant en jeu de nombreux intérêts contraires étroitement intriqués et parfois insaisissables.
La force du film tient au décalage ironique entre l'énoncé et l'énonciation ; en apparence neutre, le récit construit peu à peu un tableau critique. Au début, situation idéale : une jeune beauté se met au service d'une belle cause, instaurer, dans l'enceinte de la plantation, à l'intention de la communauté noire spoliée de sa dignité citoyenne, un État de droit encore meilleur que le vrai. Mais elle s'en révèle peu à peu incapable.
Première erreur, Grace ne détruit pas le livre comme le lui avait recommandé Mam, paradoxalement, mais tout est paradoxe à se fier aux humains.
Deuxième erreur, qui rappelle le dogme de la dictature du prolétariat : les Noirs ne pouvant comprendre leur intérêt véritable, on les y forcera sous la menace des armes. Il semble toutefois que, contre toute attente (encore un paradoxe), cette méthode ait eu raison des intérêts contraires les plus puissants, et porté ses fruits dans le camp des maîtres.
Troisième erreur, Grace se fie (paradoxalement...) au livre qu'elle était censée combattre, notamment en ajoutant foi à la catégorisation des esclaves. Ce qui autorise l'erreur de lecture déterminée par deux facteurs. Premièrement, afin d'offrir un large champ opérationnel à ses aptitudes érotiques mansi, Timothy le charmeur (catégorie 7) convainc la compagnie de sa nature de Munsi, qui s'apparente à la catégorie 1. Deuxièmement, afin de trouver satisfaction, les penchants érotiques inconscients de Grace déterminent ce lapsus oculaire.
Ce qui entraîne la quatrième erreur : la jeune femme compte sur le caractère frondeur de Timothy pour insuffler une énergie positive à ses pareils.
Cinquième erreur : en anéantissant les arbres du jardin de Mam, Grace obéit à la nécessité du présent, qui ne tient pas compte de leur raison d'être à long terme. C'est méconnaître le principe de réalité.
Sixième erreur, le contremaître Mays étant disqualifié, Grace s'en remet en matière de plantation à l'initiative des Noirs, qui ont pourtant toujours eu un rôle passif.
Septième erreur, par un excès de confiance en elle-même, Grace confond physiquement deux frères. Elle apparaît donc comme raciste ("Ils ont tous la même tête") alors qu'elle avait besoin de toute l'adhésion des Noirs.
Huitième erreur, l'instauration du droit de vote ne s'assortit d'aucune éducation politique. D'où le caractère bouffon et dangereux de toutes les décisions prises par ce moyen, dont Grace sera elle-même victime au final. D'abord parce qu'on l'a elle-même élue à la tête de la plantation, (arroseur arrosé), ensuite à cause de l'heure "officielle" qui lui fait manquer son rendez-vous.
Neuvième erreur qui, paradoxalement, ne semble pas tirer à conséquence, elle humilie les Blancs en leur faisant endosser l'ancien rôle des Noirs.
Dixième erreur, Grace prend le comportement solidaire des Noirs après la tempête pour une élévation de conscience, alors qu'il est opportuniste. D'ailleurs elle se fie toujours aux apparences (erreur générale subsumant toutes les autres).
Onzième erreur : avoir cru que Claire se nourrissait pendant la nuit.
La douzième est qu'elle ajoute foi à l'accusation de vol à l'encontre des gangsters.
En définitive les bons sentiments se ramènent à une seule chose : la méconnaissance, qu'exprime bien la conclusion tautologique, que la question noire est le fait des Noirs eux-mêmes.
Allons plus loin. On peut s'apercevoir que les Blancs ont un comportement de nantis qui les place au-dessus des conflits sociaux. La famille de Mam aurait dû se venger, ou tenter de reprendre son bien. Les gangsters de Grace sont conscients que celle-ci commet un abus de pouvoir à leur endroit. Ainsi, Joseph a trouvé dans la contrat qui le lie au Caïd que certaines situations peuvent obliger le contractant à obéir à une instance supérieure à celle du patron. En l'occurrence l'estomac. Mais ce n'est qu'une fausse piste pour faire accroire au spectateur que ce sont les gangsters qui volent la nourriture de Claire puis l'argent des récoltes.
Ces privilèges de nantis s'assortissent d'un autre de taille : la connaissance. Les Blancs sont à l'abri des menaces parce qu'ils possèdent les outils pour y faire face. Le père de Grace ne voulait pas lâcher son avocat, Joseph, capable de rédiger des contrats sans ambiguïté. C'est d'ailleurs grâce à sa profonde lecture du manuel technique que la voiture détériorée par la tempête peut être réparée. De même, Grace souligne au début que la famille de Mam n'a pas besoin, elle, de cours, qu'elle saura toujours se débrouiller.
Mais ce sont les outils de la force et non ceux du droit. Les maîtres endettent les affranchis pour maintenir leur dépendance. Les fausses pistes incriminant les dominants soulignent par le démenti des faits, qu'experts en grande escroquerie, ils laissent la petite délinquance aux dominés.
Ce qui distingue les Noirs en revanche, c'est l'ignorance. Véritable cause de leur sujétion, entretenue par la pauvreté. Wilhelm le sage est un ignorant en politique, un partisan du conservatisme, antinomique à l'émancipation. Le livre dans lequel il s'est lui-même attribué la catégorie de bavard dit, à travers cette ironie, la vérité. La série des avantages tirés de la Loi de Mam, que le vieil homme détaille comme étant un "moindre mal" a un caractère burlesque car enfantin, tel le bienfait du rassemblement de midi sur l'esplanade, car seul endroit ombragé à cette heure de la journée. Ou encore le fait que le bouffon bénéficiait des rires que la Loi de Mam exigeait strictement du maître...
Il y a en filigrane une forte critique de la démocratie, laquelle repose sur une fausse liberté tant que les individus ne sont pas éduqués à la citoyenneté. C'est l'opinion qui gouverne, y compris l'heure officielle. Mais cette gouvernance par le bas est instrumentalisable par le haut, comme le montrent les démocraties modernes, qui sont essentiellement des luttes de pouvoir avec les armes de la publicité, c'est-à-dire du mensonge. On se plaît dans notre monde à méconnaître que la publicité sert l'intérêt des commanditaires aux frais des destinataires.
Grace a manqué son beau projet parce qu'elle était trop sincère, ayant le courage de ses convictions quand, notamment, elle exécute elle-même Wilma pour que ce ne soit pas à l'avantage de la vengeance. Comme si c'était une forme de pureté, elle a fait crédit à l'ignorance, au nom d'une sorte de justice transcendante qui dispenserait les hommes d'une citoyenneté responsable. Il lui manque, inversement, le goût du pouvoir qui lui permettrait d'exploiter l'électorat à son profit. Son comportement est essentiellement émotionnel.
La jeune femme croit de bonne foi que la fin justifie les moyens, voire qu'il suffit d'avoir un idéal pour que tout s'y trouve plié. Ses sens aveuglent son jugement (voir Timothy) et la culpabilité joue un rôle important dans son existence, ce que marque le fait qu'à chaque fois qu'elle succombe à l'érotisme, il y a catastrophe. En définitive elle a présumé de ses forces et de ses moyens. Les transformations sociales ne peuvent être le fait d'un individu, qui plus est infantile, l'échec - figuré par le renversement de valeur de la scène du fouet reprise à la fin - l'ayant ramenée vers son père.
Cet exercice philosophique de mise en garde s'adresse à toutes les démocraties, mais surtout à la plus grande, les États-Unis, pays libre rongé par de tragiques contradictions qui mettent profondément en cause ses valeurs fondatrices. Par la valeur de provocation qu'il prend censément aux yeux de l'Américain moyen, l'accouplement d'un Noir bien monté avec une Blanche bien laiteuse, qui plus est dans le lit de la défunte maîtresse du lieu, témoigne de ce qu'il reste beaucoup à faire.
On peut se demander enfin en quoi un film qui repose essentiellement sur un récit verbal est encore un film. En quoi l'image filmique est-elle indispensable à ce qui transite par la parole ? Le décor et les accessoires sont réduits à un extrême schématisme, à l'exception des costumes, dont les matières et les couleurs caractérisent véridiquement une époque, et des automobiles, authentiques modèles de collection. Autant le costume est vrai, autant est factice l'automobile. Le décor à la fois laisse la prépondérance aux paroles in et off et introduit une distance, que renforce la présence de ces autos trop neuves et incongrues par rapport au décor vide, comme le sont les femmes nues en compagnie d'hommes en costume de ville du Déjeuner sur l'herbe de Manet, ajoutant au décalage déjà signalé de l'énonciation par rapport au propos.
De même que la caméra portée, très active, serrant sur les personnages à proportion de l'intensité de l'action, ou élargissant le champ en fonction des situations collectives, affecte un style reportage totalement conventionnel. Elle semble dire : peu importe ce qui se trame là derrière, je fais mon boulot. Les cordes de la musique auxiliaire, également, instaurent une sérénité bien contraire à la violence de l'intrigue. Ce qui concorde avec le jeu des acteurs, littéral, non concerné par l'enjeu éthique du film. Mais en même temps sobre et crédible d'autant, donnant, avec le concours du costume, chair à la diégèse.
Chaque individu est fortement caractérisé par la rigueur de la tenue du rôle, ce qui confère également crédibilité à la pluralité, aux différences qui construisent le groupe. Point de star-system. Mark, Elisabeth, Wilma, Wilhelm, Rose, Jack, le gangster Robinson ou le docteur Hector, concrétisent l'élément social dans lequel s'inscrivent également les rôles les plus importants. Nonobstant le statut particulier de Grace, qui peut être considérée comme le résonateur diégétique du récitant.
Au total, le filmique est au service du discours verbal. Les critères de l'art cinématographique sont donc ici inopérants si l'on veut prendre ce film pour ce qu'il est vraiment : fable philosophique de premier ordre. 8/07/08 Retour titres