CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


sommaire contact auteur titre année nationalité




Carl Theodor DREYER
Liste auteurs

Le Maître du logis (Du Skal Aere Din Hustru  (Vous devez honorer votre femme)) Dan. Muet N&B 1925 70' ; R. C.T. Dreyer ; Sc. C.T. Dreyer et Svend Rindom, d'après sa pièce Tyrannens Fald ; Ph. George Schneevoigt ; Pr. Palladium ; Int. Johannes Meyer (Viktor Frandsen), Astrid Holm (Ida son épouse), Karin Nellemose (leur fille Karen), Mathilde Nielsen (Mads, la nourrice), Clara Schönfeld (Alvilda, la mère d'Ida).

   Mère de trois enfants, Ida est traitée en
esclave par son mari Viktor sous les yeux de Mads, la vieille nourrice de celui-ci. Quand surmenée et dépressive la jeune femme tombe malade, Mads complote avec la mère de celle-ci pour mettre fin au calvaire, malgré les protestations de la victime, qui met la violence morale de son époux au compte de la perte de son commerce d'horlogerie. Avec la complicité du médecin, la fille est soignée en secret chez la mère et Mads s'installe chez les Frandsen, au prétexte de s'occuper du ménage, en réalité pour rééduquer le mâle arrogant.
   Afin de venger l'épouse, la férule de Mads mue le maître tout puissant en serviteur. Viktor s'humiliant comprend la générosité d'Ida. Il apprend de la bouche de sa fille Karen qu'elle travaillait toute la nuit comme couturière à domicile pour mettre du beurre sur son pain à lui. La douce compagne lui manque cruellement. Mads n'est pas indifférente à sa souffrance et à ses remords, mais elle est résolue à tenir bon, jusqu'à ce qu'il ait goûté du piquet, à l'instar de celui qu'il infligeait lui-même à son fils. Viktor va jusqu'à se plier à la punition enfantine pour connaître la cachette d'Ida. Par une mise en scène orchestrée, c'est sa femme qui vient le tirer du coin. Puis sa belle-mère lui offre la somme nécessaire pour prendre en gérance un magasin d'opticien. La paix et l'amour sont de retour au
logis.   

   F
able véritable, démontrant de la façon la plus plaisante (ludique, humoristique, burlesque), sur toile de fond documentaire intimiste, que l'amour n'est pas une donnée toute faite, mais qu'il est l'enjeu d'une construction, au prix de la renonciation aux fausses valeurs les mieux ancrées. La combinaison, dans une parfaite unité, de ces données a priori incompatibles, relève de la plus haute voltige filmique.
   Viktor est affligé d'une maladie de l'esprit très répandue ici-bas, le fantasme de toute-puissance, symptôme d'une ancienne incapacité de petit mâle à refouler un stade archaïque de son développement. Le tyran n'est rien d'autre qu'un nourrisson dont le moindre désir doit être assouvi sans qu'il doive supporter le poids du mal qu'on se donne pour lui. Tout le travail nécessaire à ses satisfactions ne saurait donc être qu'importune agitation.
   Le
pater familias, qui ne veut surtout pas de linge à sécher sur une corde chez lui, ni voir sa femme se lever de table pour le servir, exige pourtant qu'elle fasse la lessive et serve à table. Il faudrait qu'il porte des vêtements lavés sans avoir séché bien que secs et qu'elle serve tout en restant assise, impossibilités qui nourrissent inépuisablement sa colère. Ces règles absurdes (double bind) cependant se heurtent à son plaisir égoïste. Il se sert donc lui même du café dans son dos après avoir signifié à sa moitié, parce qu'elle ne s'exécutait pas assez vite à son goût, qu'il était trop tard.
   Il est parfaitement logique donc, que ce soit la nourrice qui, dans le rôle de
dragon, vienne au secours de l'adulte fixé au stade du nourrisson : elle prétend le faire remonter au trauma pour lui refrayer un chemin vers la maturité. La bonne femme déclare en effet avoir pris un certain plaisir jadis à fesser le petit Viktor récalcitrant et qu'il s'agit maintenant de ne pas céder avant de l'avoir collé au piquet. Petit à petit elle lui inculque le principe de réalité en engageant une blanchisseuse à ses frais à lui et en tendant une corde à linge dans la salle commune, quitte à ce qu'il courbe l'échine pour passer sous le linge. ll lui faut aussi monter le baquet de linge à l'étage. Cela ressemble d'autant à une pénitence qu'à l'extérieur des cordes à linge sont tendues à la disposition des résidents. Le séchage à l'intérieur semblant de plus répondre à son exigence d'être servi sans délai.
   Qu'il ne soit plus un bébé, cela il le comprendra d'être forcé de changer lui-même le
dernier-né. Pire, il devra se contenter de pain à peine frotté de beurre car Mads n'a pas l'intention de renoncer au sien comme l'aurait fait Ida. Elle s'empresse même d'avaler toute la charcuterie avec une évidente satisfaction qui n'est pas sans rappeler celle de la fessée évoquée.
   Malgré les apparences, la nounou n'a pas une once d'égoïsme. Son inflexibilité ne tient à rien d'autre qu'à de l'amour. Si elle se mouche parfois, c'est à mettre au compte de l'émotion plutôt que du rhume.
   D'où également le comique de son air compatissant à la dérobée, soudain
sévère
si quelqu'un survient, renversement souligné par un changement d'angle à 180°. L'humour contribue ici à éviter le piège du moralisme, qui n'est guère apte qu'aux bons sentiments ou au militantisme. Il règle la narration sur le mode plaisant en transformant en son contraire la situation initiale de manière mécanique, selon la bonne règle primitive ou enfantine du talion. Le fils a été mis au piquet parce qu'il usait ses chaussures en faisant des glissades sur la neige. Symétriquement, avant de partir, Ida retire de chez le cordonnier les chaussures dont était privé le père faute d'argent, avant qu'il ne se retrouve lui-même au piquet. Le parallélisme jouant sur l'alternance extérieur/intérieur est ici étonnant. Chaque geste de ménagère exécuté par Ida ou Karen sera repris par Viktor, frappé d'un accent ironique. Le portage du linge ou le pliage des draps par exemple. Alors qu'il martyrisait les oiseaux en insufflant la fumée de sa pipe dans la cage, il en prend soin affectueusement à la fin.
   La figure du
renversement participe de la logique précognitive au principe du burlesque. Or, à commenter l'enfance, l'ordre burlesque souligne la nature véritable de l'apprentissage de Viktor. Quand il cherche à ouvrir la porte derrière laquelle sa fille Karen s'est réfugiée par jeu pour ne pas révéler le refuge de sa mère, c'est Mads qui se trouve tenir la poignée quand la porte cède. On reconnaît dans cette substitution d'identité la figure d'une terreur enfantine qui enrichit le personnage et son parcours initiatique.
   C'est également cet humour particulier, empreint de burlesque, qui conduit le cadrage et les mouvements d'appareil, tels que l'appartement doive toujours sembler un système de décrochements, d'entrebâillements, de passages et de caches. Architecture de rêve enfantin certes, mais aussi dispositif de
surveillance à l'intention du garnement attardé.
   L'humour, la caricature, le burlesque, le jeu pour tout dire, qui donne au récit sa respiration, sont donc indissociables d'un enjeu éthique
(1). Ce dernier s'enracine de plus dans la représentation substantielle d'un univers donné, où s'entrecroisent plusieurs dimensions avec une authenticité qui relève du témoignage.
   Le milieu social est caractérisé par le décor intérieur et extérieur.
Constituée d'une multitude de gestes précis, la vie domestique témoigne de la condition féminine, de la somme de travail que compte vingt-quatre heures sur vingt-quatre de la vie d'une mère au foyer.
   Les signes de l'amour enfin, qui tient tout cela ensemble. Dans des intérieurs inspirés du Kammerspiel, une lumière uniformément diffuse adoucit les angles et contribue à la sensation d'intimité du foyer. La fraîcheur et la santé de la jeune Karen, qui pourtant ne rechigne pas à la tâche, sont préservées par sa mère. Elle lui interdit toute tâche à risque pour son dos, ses mains ou autres. Ida veille au bien-être de tous et surtout de son mari. Mais celui-ci s'est exclu de l'amour. Sa solitude est criante à l'extérieur. Soit qu'il marche dans une rue déserte et "unheimlich", parallèlement à une échelle croisée dramatisant sa progression, soit que deux cyclistent passent furtivement, le laissant solitaire, soit qu'au port, les personnages observant l'eau à l'arrière-plan semblent lui tourner le dos, dans un plan d'ensemble qui
l'isole davantage au premier plan.
   C'est la pendule au balancier en forme de cœur qui concrétise la force de cohésion de l'amour en
oscillant entre les époux après qu'Ida l'ait remontée, acte qui affirme le caractère central de son rôle. Mais cette pendule était toujours déjà-là, potentiel présent au cœur même de la discorde, significativement associée au piquet.
   Le choix du matériau et l'aptitude à le transformer pour extérioriser un dessein que le simple discours banaliserait, voilà ce qui fait la différence entre art et divertissement. 16/02/05 
Retour titres