CINÉMATOGRAPHE 

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Charlie CHAPLIN
Liste auteurs

Les Lumières de la ville (City Lights) USA Muet N&B 1930 80' ; R., Sc. C. Chaplin ; Ph. Rolland Totheroh, Gordon Pollock, Mark Marlatt ; M. C. Chaplin ; Pr. United Artists ; Int. Charles Chaplin (le vagabond), Virginia Cherrill (la jeune aveugle), Harry Myers (le millionnaire), Allan Garcia (le domestique), Hank Mann (le boxeur). 

   Un clochard qui dormait dans son giron sous la bâche, perturbe la cérémonie d'inauguration d'une monumentale statue à son dévoilement solennel. Sous couvert d'innocentes bévues et avec l'aide de la caméra, il
ridiculise avec insolence bourgeois et forces de l'ordre. Ce prélude campe, au-delà de la marginalité sociale, la marginalité éthique et politique du personnage.
   Il rencontre une jeune fleuriste aveugle qui le tient pour millionnaire car venant du trottoir d'en face, arrêté par une file serrée de véhicules dans un embouteillage, et pour éviter un flic, il a dû traverser une voiture de maître par les deux portières
arrière.
   Désireux de faire opérer la demoiselle, il travaille d'abord comme balayeur puis, congédié, se trouve enrôlé dans un match de boxe truqué. Entre-temps il a sauvé du suicide par noyade un millionnaire ivre, qui lui offre son amitié, sa Rolls et tout ce qu'il veut, mais ne le reconnaît plus une fois sobre. L'ivrogne ne lui remet ainsi l'argent de l'opération que pour l'accuser de vol une fois ses esprits retrouvés.
   Charlot ayant réussi à s'enfuir avec la somme d'argent, règle la note du chirurgien et disparaît. Beaucoup plus tard il tombe par hasard sur sa protégée guérie, à la tête d'un magasin de fleurs. En offrant une fleur à ce vagabond, elle le reconnaît au contact des mains. "Vous voyez clair maintenant ?" conclut-il avec un sourire aussi timide que désespéré. 

   Burlesque et tragique se combinent en structurant le film. Le burlesque chez Chaplin est le langage de l'enfance convoquant les expériences cruciales de la vie psychique.
   Ainsi de la gestation et de la naissance. Par confusion avec la pelote tenue pour aider la jeune fille, c'est le linge de corps en laine de Charlot qui se dévide pour fournir au tricotage, simulacre de cordon
ombilical, lequel se retrouve sous d'autres formes, aussi bien celles de la corde du suicidaire reliée au fleuve amniotique ou du cordon s'enroulant également autour du cou de Charlot (accident de naissance) sur le ring.
   Sur ce dernier, la configuration de la poutre munie de renforts et surmontée de la cloche n'est pas sans rappeler des éléments anatomiques maternels : pubis et sein. Le canard apporté à midi est extrait du
sachet comme un nouveau-né, lequel représente aussi Charlot et son infantilité, que désigne le pantalon bourré de couches, l'épingle à nourrice, la démarche en canard, etc. Infantilité caractérisée à divers stades, soit celui du pervers polymorphe lorsque le pantalon bâille sous le jet liquide de la bouteille de whisky renversée par le millionnaire éméché.
   De véritables rébus figurent la naissance réversible, expression fantasmatique d'un tragique absolu : devant une vitrine, prenant des airs d'artiste connaisseur pour jouir secrètement de la nudité d'une statue féminine, Charlot prend du recul puis se rapproche et recommence. Mais derrière lui s'ouvre la trappe d'un monte-charge de cave qui émerge d'abord à point nommé pour lui éviter la chute. Avec chaque allée et venue le risque s'accroît. Finalement, surgit du sous-sol l'inévitable gros costaud, véritable gardien œdipien barrant le passage maternel dont on remarque qu'il est bordé à droite de la pilosité substitutive d'une crinière de cheval
. Afin d'accentuer l'impression de danger, le cadrage cache le rebord de la trappe du côté de Charlot, de sorte qu'on ignore toujours où se pose le pied.
   Les conduites atypiques quant à elles relèvent de la présocialité. Charlot a bien failli remporter le match contre un boxeur professionnel car aucune règle supérieure ne saurait gérer la "logique" précognitive. Cet univers assigne à la jeune fille le rôle de mère, mais de la mère tragique de l'abandon, celle que l'enfant ne peut joindre, une angoisse qui sous-tend toute l'œuvre.
   Le cadrage chaplinien, en s'appuyant au sol, infinitise le haut comme échappée d'échelle parentale, surtout que le bord-cadre supérieur peut s'enjuponner d'un
volants de store. La mère est donc omniprésente.
   Mais c'est pour mieux s'absenter. La cécité puis le rang social sont séparation, ce qui équivaut, on le sait, dans la psychologie du nourrisson dès huit mois, à la mort. La schize du millionnaire procède de la même figure. La mort est bien présente, sous la forme d'un bouquet de fleurs blanches formant couronne funèbre au-dessus du cercueil, illusion obtenue par le cadrage du capot de la Rolls, derrière lequel se dresse le majordome en uniforme sur les marches comme un Suisse
d'église.
   Le génie de Chaplin ne doit qu'accessoirement à la prestation de music hall. Il traduit surtout une maîtrise de l'art du cinéma
(1). À savoir que tout effet représentatif spectaculaire ne peut que contrarier les processus sous-jacents qui font la filmicité (2). C'est pourquoi, un peu trop mélodramatique par la musique et le jeu des acteurs, Les Lumières de la ville reste inférieure aux Temps modernes dont la sobriété expressive laisse pleinement s'épanouir la profondeur artistique. 22/02/02 Retour titres