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Georg Wilhelm PABST
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Loulou (Die Büchse der Pandora) All. Muet N&B 1929 135' ; R. G.W. Pabst ; Sc. Ladislaus Vajda, d'après Der Erdgeist (1895) et Die Büsche der Pandora (1902), pièces de Frank Wedekind ; Ph. Günther Krampf ; Déc. Andrej Andrejew et Gottlieb Hesch ; Pr. Seymour Nebgenzahl/Néro-Film, Berlin ; Int. Louise Brooks (Loulou), Fritz Kortner (Dr Schön), Franz Lederer (Alwa Schön), Carl Goetz (Schigolch), Alice Roberts (Contesse Geschwitz), Krafft Raschig (Rodrigo Quast), Gustav Diessl (Jack l'Eventreur), Daisy d'Ora (fiancée de Schön), Michaele von Newlinsky (marquis de Casti-Piani), Siegfried Arno (le régisseur). 

   Beauté généreuse que n'impressionne guère la moralité publique, Loulou tient pour pain quotidien les hommes qui se présentent sur son chemin. Propriétaire de plusieurs journaux, le D
r Schön croit avoir plus de droits que les autres de ce qu'il tient la caisse. Il n'apprécie donc guère la découverte, clandestin au nid d'amour, de Schigolch, superbe spécimen de clochard présenté par sa maîtresse comme son "premier mécène". Convaincu cependant qu'on "n'épouse pas ce genre de femme", et que sa réputation est en jeu, le magnat la quitte pour épouser la fille du ministre de l'intérieur. Son fils Alwa, compositeur, s'étonne qu'il ne lui préfère pas celle pour laquelle il éprouve lui-même confusément des sentiments qui le dépassent. En retour Loulou sait gré au jeune homme d'être le seul à "ne rien lui demander".
   Schigolch lui présente le trapéziste Rodrigo, dont l'universelle amoureuse évalue l'ampleur musculaire. Le beau mâle, en réalité fort lourdaud - mais Loulou ne voit jamais en l'homme que l'Homme - lui propose de monter ensemble un numéro de trapèze. Pour l'heure, Loulou fait engager son colosse dans la revue dansante d'Alwa dont elle est la vedette
, avec le soutien financier de Papa. Loulou se trouve donc au milieu d'un quarteron de mâles. Faut-il y ajouter un cinquième, la comtesse Geschwitz, dessinatrice des costumes de la revue et premier rôle lesbien, paraît-il, de l'histoire du cinéma ?
   Il prend au D
r
Schön cependant l'idée saugrenue d'amener sa fiancée à la Première. L'étoile, qui n'aime guère partager, tout en se donnant en partage, refuse de jouer. Le Dr s'enferme avec elle dans sa loge afin de la convaincre, mais elle n'est guère sensible qu'à la douceur. Alwa et la future les surprennent donc étalés sur le divan. La fiancée bafouée déjà loin, Schön annonce d'un air sombre à son fils qu'il épousera finalement son ancienne maîtresse. Au mariage, Loulou danse avec la comtesse tandis que, en douce, Schigolch et Rodrigo s'empiffrent dans l'arrière-cuisine où ils amusent la domesticité. S'étant mis en tête d'aller répandre des fleurs sur le lit nuptial, ils retrouvent la mariée dans la chambre à coucher où passe bientôt Schön. Le tableau qui s'offre à ses yeux le met en état de choc : Rodrigo lampant du whisky au goulot auprès du lit où Shilgolch tient la jeune épousée sur ses genoux. Il expulse les deux zigottos au beau milieu des invités sous la menace d'un pistolet puis revient dans la chambre où Alwa entre-temps survenu enfonce tendrement sa tête sans malice dans le giron de la jeune femme. Prenant son fils par les épaules, il le conduit hors de la chambre puis revient à Loulou lui coller le pistolet dans la main, lui demandant de se tuer pour éviter un meurtre. Le coup déclenché dans la lutte traverse Schön, qui ne peut avant d'expirer que passer la main dans les cheveux de son fils accouru dès la déflagration.
   Convaincue de meurtre, Loulou est condamnée à mort dans un tribunal bondé, au motif d'être une Pandore, celle qui laissa s'échapper tous les maux du monde enfermés dans un vase, ou une boîte. Ayant déclenché l'alarme d'incendie et aidés de quelques complices, Schigolch, Rodrigo et la comtesse profitent de la confusion générale pour la faire évader. Grâce au passeport de la comtesse, la condamnée prend la fuite avec Alwa, cachée dans une cabine des wagons-lits, où la rejoignent in extremis et impromptu les deux compères. Mais elle se montre imprudemment à un noble voyageur, le marquis de Casti-Piani, qui fait chanter Alwa. La comtesse ira rejoindre sa chérie en France dans un tripot aménagé sur un navire à quai où elle séjourne entourée des quatre mâles. Ils n'aspirent qu'à lui soutirer de l'argent : Alwa pour le jeu qui leur permet de vivre ; Rodrigo, qui voudrait monter son numéro avec une petite amie, menace de la dénoncer si elle ne fournit pas les fonds ; le marquis veut la céder à un Egyptien
pour trois cents livres et Schigolch, non moins nuisible que les autres, joue les conseils providentiels. La grosse liasse offerte par la comtesse pour tirer sa Loulou d'affaire se retrouve entre les mains d'Alwa, qui ne cesse de perdre. Au point de se résoudre à accepter les cartes biseautées de Schigolch. Mais il est pris sur le fait. Entre-temps, dans l'intention d'amadouer le trapéziste et de soutirer de l'argent à la dessinatrice, Schigolch a incité Loulou à fourrer la comtesse dans le lit de Rodrigo, auquel il fait accroire la tribade folle de lui.
   Tandis qu'Alwa, Schigolch et l'héroïne délicieusement déguisée en louloup de mer traversent la Manche en barque, Geschwitz est retrouvée à moitié folle en compagnie du cadavre de Rodrigo. À Londres dans une mansarde traversée de courants
glacials, le trio s'apprête à passer Noël autour d'un crouton de pain. Sur la suggestion de son mentor qui voudrait faire encore un bon repas, Loulou va racoler, au grand désespoir d'Alwa lancé à sa recherche pendant que Schigolch fête Noël chez des voisins. Elle tombe sur Jack l'Eventreur, paria maudit et fauché. Mais comme il lui plaît - toujours son mignon mais dévastateur péché - elle l'entraîne chez elle à titre gracieux. Touché par la générosité de la dame, l'assassin tente de combattre sa pulsion meurtrière en jetant son couteau dans l'escalier. Mais un autre gisait sur la table près de laquelle il la serre dans ses bras. Loulou succombe à l'étreinte mortelle

   La complication même du synopsis est à la mesure des défilés obscurs où les protagonistes se perdent, mais elle reflète aussi une société dans un état suprême d'instabilité associé aux grandes secousses sociales, qui auraient pu donner des fruits si elles n'avaient fait au contraire le lit du nazisme, par
réaction (voir aussi à cet égard le Berlin Alexanderplatz de Fassbinder). C'est la première composante du film, la lutte entre un mouvement aveugle d'émancipation favorisé par une relative prospérité économique et les forces réactionnaires qui vont exploiter la contrepartie de chômage puis s'imposer après la crise de 29. Il y a d'abord témoignage historique sur les milieux interlopes de la vie berlinoise des années vingt, sous la république de Weimar, avec un goût marqué pour le pittoresque d'une faune prospérant à la faveur d'un remodelage du système des tabous. On a donc de magnifiques filous, un érotisme polysexuel, la déchéance des classes dirigeantes, dans le cadre de ce qu'on a pu appeler le réalisme social de Loulou.
   La puissance du personnage principal lui vient d'être le foyer, au double sens optique et thermodynamique, où viennent se croiser toutes forces, bonnes ou mauvaises, résultant des accélérations moléculaires d'un corps social excité. L'épisode anachronique de Jack l'Eventreur (qui sévit en réalité dans les années 1880) en sa froide et brumeuse nuit correspond à la pulsion de mort ou au principe d'entropie bref, aux dessous d'un décor qui ne se tient debout que par un miracle d'équilibre. Le caractère rayonnant de Loulou y gagne en vérité humaine de n'y point déroger. Car le risque mortel est inséparable de la jouissance qui est son credo, au prix de ce fabuleux paradoxe que, pourvue d'une vraie libido de femme, Loulou est pourtant fixée au stade présocial. Le sourire radieux généreusement dispensé traduit une confiance absolue, ordonnée à la certitude de la jouissance du corps.
   Mais la mort de Schön marque le début du basculement. Le même sourire adressé au procureur va se heurter pour la première fois à l'émergence des forces délétères. Dès lors, la mort est tapie dans l'objet même de sa passion : l'homme, ne cessera de faire assaut par le biais de l'argent, comme valant-pour du sexe. Loulou contribue elle-même à sa  propre destruction en sacrifiant la seule personne qui l'aime vraiment, Geshwitz.
   On est frappé par le caractère visionnaire de l'intrigue : la sauvegarde des ressources vives du monde moderne se présente ici comme devant passer par une révision des valeurs, au moyen d'une réévaluation des tabous sur la base de l'amour. Son impossibilité dans la réalité se soldera par l'apparition du Jack l'Eventreur allemand, chef de plus en plus populaire du parti nazi depuis 1921. La renonciation de Schön à la fille du ministre de l'intérieur, qui lui coûte la vie, s'inscrit dans la même logique d'opposition entre la jouissance - mortifère en cette conjoncture - et les formes du pouvoir. Le rôle infrastructurel de l'argent dans le récit renvoie aux péripéties de l'Histoire où, la vitalité des processus sociaux liés au redressement économique des années 24-29 est liquidée par le fascisme que finit de propulser la crise de 29. Celle-ci quasiment postulée par le film dont la sortie précède de peu le Krach de Wall Street (comme dans
Berlin Alexanderplatz, d'après le chef-d'œuvre de Döblin).
   Voilà ce qu'on peut appeler un fameux fantasme de base
(1), dont Loulou est le parfait porte-parole, tant la figure de Louise Brooks en cristallise les données, jusque dans sa vie privée où elle manifesta une passion identique pour un destin scandaleusement féminin, de façon absolue, jusqu'au sacrifice. Au point que le nom de Loulou est indissociable de celui de l'actrice américaine. Et il est vrai que, à l'exception du Journal d'une fille perdue, dans aucun de ses autres rôles, à ma connaissance, elle n'a poussé si loin l'épanouissement de ses dons de femme filmique. Il faut donc se demander ce qu'il resterait de Loulou de Pabst sans Louise Brooks.
   À examen plus attentif se révèle une œuvre composite, ballottée au rythme des doutes succédant aux certitudes. Traversée de fulgurances poétiques mais encombrée de figures voyantes. Que, hésitant à annoncer son mariage à sa maîtresse, Schön saisisse, en gros plan, entre ses doigts un petit veau en figurine posé sur la
cheminée, c'est la vulnérabilité qui s'y exprime, moins peut-être celle de Loulou que la sienne propre, car il épouse à contrecœur et y laissera le premier sa peau. Appartiennent de plein droit à la poésie également les effets de décor en rapport avec l'enjeu ultime. Le vase vide renversé auprès de Schön évoque Pandore. Le tripot marin clandestin s'ouvre sur un puits étouffant, menant au fil de méandres dans les entrailles du bateau, sorte de sens unique infernal, aussi fatal que la brume de Londres où s'enfonce Alwa dans le dernier plan, comme si sortant du film il inaugurait son véritable calvaire.
   Mais la quintessence de la poésie de
Loulou passera toujours par Loulou. Voyez la fougue avec laquelle, sous l'œil incrédule de l'employé du gaz qui vient d'être gratifié d'un petit verre et d'un grand sourire prometteur, le vieux Schigolch aussi décrépit que dépenaillé est entraîné dans l'appartement. Tout ce qui illustre cette fraîcheur enfantine, telle que la séance de barre-fixe sur le bras de Ricardo, est toujours de l'ordre de la poésie, qui s'enracine dans une nécessité plus fondamentale, et moins rationnellement déterminée, que celle du récit. La figure la plus frappante, parce qu'elle est unique et ne doit qu'à la rencontre improbable d'une multitude de paramètres qui ne pourront plus jamais se croiser, c'est, au verdict de mort, le voile noir se soulevant, gonflé sous l'effet de l'affaissement de Loulou .
   Tout cela poétique car non pas ordonné à telle ou telle signification comme le veut la rhétorique du discours, mais à la masse textuelle, et non narrative, du film. Le fait poétique est toujours surdéterminé. Le cas du vase de Pandore est à la limite du rhétorique parce qu'en préfigurant les propos du procureur, il s'y fixe et que, malgré le titre original, le récit mythologique n'est qu'une donnée très partielle du film. Les figures qui enfoncent le clou, comme ce
martyr en ronde-bosse dûment éclairé au mur de la chambre où expire Schön, provoquent une déperdition de force poétique contrairement à ce qu'on pourrait croire. Toute signalisation esthétique tue la beauté véritable, qui gît dans les profondeurs. Fasciné par le pittoresque social dont il tente d'inspirer son esthétique avec une certaine complaisance, Pabst adopte une démarche démonstrative là où il faudrait retrancher pour suggérer davantage. L'intervention du burlesque (citons, lors de la revue, le déboulé en coulisse d'une file de soldats romains chaque bras chargé d'une Romaine, le dernier, obèse, supportant des deux bras une seule partenaire, obèse) reste trop localisée pour entraîner un dépassement général de la démarche réaliste. Il y aurait ample matière à épanouir le registre burlesque dans ce film qui, à prendre le tragique trop au sérieux en se limitant à la représentation (2) du tragique, s'interdit de plonger dans les abysses de l'esprit humain où ni les catégories, ni a fortiori les registres de la pensée n'ont cours. Beckett : "rien n'est plus drôle que le malheur".
   Le perfectionnisme de la photo, valeur pour elle-même, est un symptôme de ce parti-pris représentatif, qui ne va pas sans une certaine crispation, laquelle débouche sur l'éclectisme esthétique. Tantôt fondus, tantôt contrastés, les éclairages ne mettent guère en valeur le tragique fondamental. Loulou magnifiée par la lumière, notamment, concentre sur elle une énergie qui devrait rayonner dans tout le film.
   Au total, il y a davantage liberté thématique qu'artistique : la fabrique supplante le souffle. La comparaison avec Le Journal d'une fille perdue est édifiante à cet égard. 28/02/05 Retour titres